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« le: dimanche 09 septembre 2018, 16:47:16 »
Je m'étais trouvé un filon d'enfer. Un business que j'aurais dû exploiter bien plus tôt. Une vraie manière de changer le plomb en or.
Nexus, avenue des Douze Sous. Un nom qui correspondait bien au quartier populaire dans laquelle elle se situait, et qui avait probablement été choisi par des fonctionnaires de la haute, ceux qui ne voyaient en ces gens que des chiffres, de la main d’œuvre, tout au plus des pions sacrifiables à jeter contre les remparts d'Ashnard pour qu'ils n'aient pas à le faire eux-même. Mais je n'étais pas venu pour me faire acteur de la révolution grondante et cracher sur les riches, bien au contraire. Tel une sangsue, un parasite, une charogne, j'étais venu les dépouiller du peu qu'ils avaient. Et mon arme n'était nulle autre que leur espoir vacillant, l'appât du gain de ceux qui n'ont pas grand chose, et qui sont prêts à miser tout ce qu'ils ont. Comme si, "peu" et "rien", c'était la même chose. Un fatalisme qui leur coutait cher.
Ainsi, j'avais passé la dernière décade à écumer Nexus. Jour après jour, quartier après quartier, auberge après auberge. Je trimballais sur mon épaule un énorme sac de sport, rempli de babioles que j'avais apportées de la Terre. Et croyez-moi, un jeune homme avec un manteau à fermeture éclair, un jean et un sac de marque en fibre synthétique, c'est tout sauf anodin, dans la cité d'ivoire. Mais tout charlatan vous le dira, quand on monte une bonne arnaque, il faut savoir attirer l’œil du pigeon, et disparaître avant d'attirer celui de la garde.
Je m'étais donc installé à la taverne du Sanglier Salace, un rade de qualité douteuse qui justifiait son nom d'enseigne par le fait "qu'on y fait aussi d'la boustifaille, même si c'est assez rare que les gars du cru y z'ont les moyens de s'payer not' fameux rôti d'songlier". J'avais payé une chambre à l'étage avec une partie de mes gains des jours passés -la veille ayant été extrêmement rentable, imaginez vous disputer une partie de cartes avec un illusionniste-, et j'avais obtenu mon droit de faire tourner mon affaire dans l'arrière-cour de l'établissement pour la soirée, en échange d'une figurine Hello Kitty, que j'avais vendue comme un charme apportant la prospérité aux commerces. La mention "made in Taiwan" était un mantra qu'il était censé réciter régulièrement, et le tenancier avait tellement avalé mes couleuvres qu'il avait passé la soirée à la déclamer à chaque nouveau client qui entrait, en guise de salutations.
Mais ce soir, il n'était pas question de plumer quelques pigeons en trichant aux cartes. Déjà parce que c'est lassant, ensuite parce que les gens s'attendent d'emblée à de la triche, et cherchent eux-même à tricher. Ce soir, c'était un jeudi soir. Et avec un jour d'immortalité dans la semaine, on peut chercher à faire dans le grandiose, dans le spectaculaire, et prendre des risques stupides sans réelle crainte des conséquences.
"Alors messieurs, approchez, faîtes vos jeux! Lequel d'entre vous arrivera à mettre à mort mon champion, et remporter l'une des mystérieuses merveilles que j'apporte d'outre-monde?"
J'avais les gestes et l'intonation du chauffeur de salle, et ma voix contribuait à l'ambiance générale qui se dégageait de la clameur de mon public qui se faisait grandissant. Il était neuf heures du soir, j'avais commencé environ deux heures plus tôt, et je pensais continuer encore deux heures. Outre les prises de paris, mon champion avait déjà remporté huit combats d'affilée.
Ce champion, c'était un mâtin miteux que j'avais trouvé dans la rue, le matin même. Une bête assez maigre, au pelage noir, mais absent par endroits, là où l'animal s'était rongé jusqu'au sang pour calmer ses probables démangeaisons. Mais il tenait encore sur ses quatre pattes, le regard sombre, lâchant parfois quelques aboiements puissants et provocateurs, sans doute pour se montrer plus intimidant qu'il ne l'était vraiment.
"Mon cher Sanzam a déjà remporté pas moins de huit combats, huit! C'est l'épuisement qui le guette, profitez-en maintenant! Y aura-t-il une bête, un challenger assez BRAVE pour oser porter le coup fatal à ce monstre sanguinaire?"
Je suscitais la fierté mal placée, mais ça fonctionnait plutôt bien. La plupart desdits challengers étaient, comme Sanzam, des corniauds qu'ils avaient trouvé au hasard. Plus tôt, j'en avais vu deux s'éclipser une vingtaine de minutes, et ramener avec eux un clébard qui se débattait encore dans leurs bras pour le jeter dans cette arène improvisée. Ils avaient misé gros sur ce molosse bien en chair, mais l'animal boîteux et dont les yeux jaunis trahissaient un problème de foie avait fini en charpie comme les autres, non sans offrir un bon divertissement, cependant.
C'est que voyez-vous, mon champion était increvable. Parce qu'il était déjà crevé. Lorsque je l'avais ramassé dans cette ruelle, la faim semblait avoir déjà eu raison de lui. J'avais simplement relevé sa dépouille, et la faim persistante faisait le reste. Peu importait qu'il soit mordu ou griffé, Sanzam n'avait qu'un seul désir: assouvir son appétit de zombie, avec tout ce qu'on lui envoyait dans l'arène.