« Un ami... Hum, c’est intéressant... J’en déduis que, si cette femme vous accepte, c’est que vous ne devez pas être une menace... »
Nariko n’aurait pas été jusqu’à dire cela, mais il était correct qu’elle ne voyait pas Alastyn comme une menace. Pour le moment, en tout cas... A dire vrai, elle ne savait pas comment le considérer. La raison officielle pour laquelle il la suivait était pour empêcher que le Fantôme ne rentre en possession de son corps, et ne pose ainsi des problèmes à Nariko... Mais était-ce la seule et unique raison ? La guerrière ne pouvait pas le dire. Elle avait dormi avec lui, et elle ne dormait pas non plus avec de parfaits inconnus. Dans une certaine mesure, elle lui faisait confiance, et voyait en lui une espèce d’allié. Nariko cessa d’y penser, et décida d’abréger cette conversation, afin d’aller directement à l’essentiel :
« Je lui fais confiance.
- Soit... Oh, j’en oublierais même de me présenter ! Je suis l’Archevêque Maximus. Je vous en prie, veuillez me suivre. »
Il s’avança sur la gauche, et Nariko, pensivement, le suivit silencieusement. Ils avancèrent le long d’un beau couloir luxueux, avec de superbes tableaux. De magnifiques peintures dévouées à la foi et à l’Ordre. Maximus s’avança le long d’un tapis rouge confortable, jusqu’à entrer dans une confortable véranda. On pouvait voir le jardin du palais depuis cet endroit, et il y avait de nombreuses plantes. Les portes de la véranda étaient grandes ouvertes, et Maximus, pesamment, alla s’asseoir sur l’une des chaises se trouvant autour d’une petite table circulaire.
« Ici, on pourrait se bercer dans l’illusion que tout va bien... soupira Maximus. En haut de la falaise, on pourrait avoir la tentation de regarder à l’horizon, et de ne pas voir ce qui se passe à ses pieds... »
Nariko ne répondit pas, ne sachant pas quoi répondre, exactement. L’Archevêque se faisait une réflexion que la guerrière elle-même s’était faite : à la Bellevue, on était complètement déconnecté de ce qui se passait à Nexus. Elle resta debout, tandis que Kaï, avec de grands yeux, observait les plantes, le dos courbé, les reniflant en fronçant parfois les sourcils, ou en posant un doigt sur ses lèvres, avant d’hocher la tête, comme si elle suivait (ce qui était probablement le cas) une conversation imaginaire.
« Connaissez-vous l’histoire de l’homme qui tombe du toit d’un immeuble ? » lâcha alors Maximus.
Elle secoua la tête, réalisant qu’elle était encore tombée sur quelqu’un qui adorait parler. Il fallait croire que c’était une coutume locale : noyer le poisson en parlant sans arrêt.
« C’est l’histoire d’un homme qui tombe d’un toit, et qui, à chaque fois qu’il se rapproche du sol, se répète sans cesse la même litanie : Jusqu’ici, tout va bien... Jusqu’ici, tout va bien... Mais, dans une chute, ce qui est important n’est pas la descente, n’est-ce pas ? C’est l’atterrissage. Nexus est comme cet homme, en train de tomber, et de se dire que, pour le moment, tout va bien.
- Je suis désolée pour les problèmes ayant lieu à Nexus, mais je ne vois pas en quoi...
- Vous êtes venue ici pour obtenir l’aide de Nexus, pour que les Nexusiens vous envoient de l’aide pour reconstruire vos clans, et pour vous envoyer des troupes afin de prévenir de la menace d’une autre intervention ashnardienne. Me tromperai-je ? »
Pris de court, Nariko balbutia légèrement, avant de répondre :
« Et bien, non, mais...
- Félicitez-vous que l’Ordre vous soit tombé dessus. Si vous aviez réussi à atteindre le Conseil de la Reine Ivory, vos éventuels alliés vous auraient convié à un banquet, et vous auraient empoisonné, afin de pouvoir s’approprier votre précieuse épée. »
Nariko en fut scotchée, et ne sut pas quoi répondre. L’Archevêque dut sentir son trouble dans son visage, car il se mit à sourire, comme si cette scène l’amusait :
« Le pouvoir séculier est ainsi : fluctuant. Faut-il le condamner ? L’Ordre ne peut pas se le permettre, car la religion a besoin de leur soutien pour prospérer. Nexus est aux abois, ma chère. Oubliez cette image d’une cité florissante, resplendissante et juge que vous pouviez avoir de notre cité-État en étant une petite fille. Une révolte gronde, une révolution même, selon certains... On lit des inscriptions placardées sur les affiches publicitaires, et sur les murs. Les noms de leaders, de chefs rebelles influents qui agissent contre Nexus, leurs motivations politiques... Changer le monde, instaurer une démocratie pour certains, et développer une sorte d’athéisme que l’Ordre ne saurait tolérer. »
Nariko tourna la tête autour du mobilier très luxueux de l’endroit, et lâcha, acerbe :
« Vous avez besoin de gens pour vous permettre de bâtir des palais...
- Cette richesse affichée vous parait-elle contraire aux principes de l’Ordre ?
- Je vous laisse deviner...
- Ne soyez pas trop prompte à juger les autres, porteuse. Ce palais est faste et luxueux, certes, mais, à bien des occasions, les Archevêques n’ont pas hésité à vendre les biens, ou à ouvrir ses portes aux plus démunis. L’Ordre dispose du’ne importante richesse patrimoniale que nous nous devons de conserver. De plus, cette richesse étalée permet de justifier notre puissance auprès du pouvoir local. Pensez-vous sincèrement que nous aurions la même influence que celle que nous avons maintenant si notre siège se résumait à une grange crasseuse ? »
Il marquait un point, et Nariko comprit avoir affaire à un orateur. Elle décida de ne pas se laisser disperser, et de rester concentrée sur ses questions :
« Et pourquoi me parler de ça ?
- Vous êtes sûrs de ne pas vouloir vous asseoir ? C’est une longue histoire... Et qui s’appuie en partie sur les livres se trouvant derrière vous, sur la table. »
Se retournant, Nariko vit plusieurs livres, certains avec plusieurs marques-pages, et consulta les titres. Les livres étaient sobres, et elle comprit rapidement, en voyant qu’il n’y avait aucune quatrième de couverture, qu’il s’agissait de livres de recherche, d’un savoir spécifique à l’Ordre. Tous les livres présentaient le même début de titre : « Réflexion sur Dieu et le monde ».
« L’Ordre conserve presque jalousement ses propres recherches, et seul un infime contenu de nos recherches sont disponibles dans les bibliothèques publiques. »
Il ménagea une courte pause en remplissant un verre d’une mixture orangée. Du jus d’orange pressé venant des jungles au sud. Il but sans hésitation, faisant signe de la main aux autres de ne pas hésiter à se servir. Maximus s’éclaircit la gorge, et se mit à parler, à délivrer ses explications :
« Tout est lié, j’en ai bien peur. Votre épée, ces Démons noirs, et la Révolution... Avez-vous entendu parler du Tentateur ? »
C’était une question rhétorique, car Maximus, dès qu’il l’eut posé, y répondit par lui-même :
« Dans les Saintes Écritures, le Tentateur est la figure allégorique du Mal, des péchés contre lesquels l’homme doit se méfier pour conserver son âme propre et pure. Le Tentateur est perçu comme un fruit de Dieu, une manière de mettre à l’épreuve la détermination de ses ouailles, et de la renforcer. Le Tentateur est une lutte perpétuelle entre l’homme et ses pulsions antisociales, et la question de l’existence réelle du Tentateur fait débat, comme il est indiqué dans l’un de ses ouvrages. Pour le commun des mortels, le Tentateur est le Diable, un individu ayant une existence tangible et palpable.
- Et pour vous ?
- Les recherches de plusieurs de nos exorcistes au fil des siècles ont établi que l’allégorie du Tentateur n’est, en réalité, pas si allégorique que cela. Vous devez bien comprendre que la plupart des mythes et des contes peuplant nos Écritures sont une évolution de mythes et d’autres légendes qui existaient avant elles. Ces mythes remontent à plusieurs millénaires, et sont les premières traces historiques que nous avons. »
L’homme continua ainsi à parler, alternant entre explications et gorgées de vin. Il expliqua que plusieurs exorcistes avaient lutté contre des possessions démoniaques très particulières. Le rôle de l’Ordre était de protéger les âmes des croyants, contre eux-mêmes, mais aussi contre les autres. Si ce rôle justifiait parfois des actes peu acceptables, comme la Sainte Inquisition, il justifiait aussi la lutte contre la possession démoniaque, et le développement des exorcismes. Un démon, en effet, cherchait constamment à rejoindre le plan inférieur, mais il était très difficile à un démon de se transphaser tout seul. C’était une violation du pacte ancestral passé entre les Anges et les Démons, un pacte infiniment complexe qu’on résumait simplement comme une sorte de pacte de non-agression entre les Enfers et les Cieux. Cette convention avait ses nuances et ses limites, car il y avait malgré tout des anges et des démons dans ce monde, mais infiniment moins que si ce pacte n’existait pas.
« Un démon a plusieurs moyens de rentrer dans notre plan : se faire appeler par des invocateurs, et tenter de prendre le dessus pour eux pour être libre, ou pervertir une âme innocente. »
Les démons privilégiaient généralement de jeunes enfants, presque des bébés, car leur esprit était encore en construction, à un stade presque embryonnaire. Les défenses magiques étaient faibles, et il était plus facile pour un démon de s’infiltrer dans sa tête, et d’en prendre le contrôle.
« Ce sont les exorcistes qui ont réussi à nous mettre au courant de l’existence de cette famille démoniaque que nous appelons les Démons Noirs. A chaque fois qu’un exorciste accomplit son œuvre, il se doit d’envoyer un rapport, qui permet d’approfondir nos connaissances sur les démons. Il y a quelques siècles, un intellectuel, un théoricien de l’Ordre et philosophe, Malbaurt, a relu de nombreux rapports d’exorcistes, et a pu établir un lien entre plusieurs exorcismes présentant des traits particuliers. »
Il s’agissait d’un autre des livres, et l’homme poursuivit, expliquant en quoi ces exorcismes étaient spéciaux... Il portait généralement sur des individus d’âge mûr, et qui avaient des affinités magiques, ou une forte personnalité. Magiquement parlant, une possession démoniaque livrait toujours des signes magiques, une espèce de signature magique qui permettait, grâce à des méthodes que l’Archevêque se refusa à divulguer, à obtenir, avec une fiabilité plus ou moins prononcée, l’identité des démons. Malbaurt avait ainsi vu une espèce de corrélation, de résonance magique très forte, entre ces différentes possessions. Il avait été plus loin encore, et s’était rendu dans les archives saintes de l’Ordre, au Saint-Siège de l’Ordre, et avait obtenu des transcriptions de témoignages, émanant notamment des possédés.
Si on ne pouvait que difficilement se fier aux témoignages des enfants, ceux d’hommes mûrs étaient plus probants. Malbaurt avait ainsi remarqué que chacun des possédés se plaignait de voir dans ses rêves un animal spécifique le hanter. Les exorcistes n’avaient pas été troublés outre mesure, car il était courant que l’inconscient d’un homme choisisse de prendre la forme d’un animal. Cependant, en la matière, l’expérience avait été légèrement différente, et avait conclu Malbaurt à considérer que tous ces démons appartenaient à une même et unique famille ancestrale, qu’il avait appelé les Animaegi, et qu’on surnommait Démons noirs. « Ani » soulignait leur avatar animal, et « maegi » était un ancien terme désuet désignant la magie.
Au terme de cette longue explication, Maximus prit un nouveau verre de jus d’orange.
« Le Roi Corbeau est un Animaegi, tout comme l’est le démon que vous pourchassez à Nexus... Et nous pensons que cet Animaegi est plus puissant du Roi Corbeau, et peut posséder plusieurs âmes à la fois. Et je suppose que vous devez être celui que l’Animaegi convoite, n’est-ce pas ? fit Maximus en se tournant vers l’homme. Nos capteurs magiques vous ont repéré dès que vous êtes entrés. Vous êtes ce que nos chères Tekhanes sceptiques appellent un ESPer. Vous disposez de ce que nous appelons un don divin, qui peut vous aider à apporter la lumière et la prospérité. Les Animaegi sont des créatures issues de noirceurs abyssales et de ténèbres éternels. Il est naturel qu’ils vous traquent. Malbaurt a montré que la plupart des possédés étaient des individus aux capacités surnaturelles. »
Son raisonnement se tenait, Nariko était bien forcée de le reconnaître.
« Parlez-moi de vous, fit-il en se tournant vers Alastyn. Que cherchiez-vous dans cette bibliothèque ? »
Alastyn avait naturellement été surveillé à la bibliothèque, et les gardes avaient fait leur rapport, que Maximus s’était procuré avant que les deux individus n’entrent dans sa demeure, par le biais d’un corbeau.