Ses lèvres remuaient en un murmure silencieux. A moins que ça ne soit tout simplement le reflet des flammes, ou la vision trouble, qui l’amenaient à avoir cette conclusion. Le fait est que ce gars était bien trop blessé pour parler. Ses yeux écarquillés, sa tête explosée, témoignaient de cette terreur absolue, cette peur panique que les gens ressentaient à l’approche de la mort. Rien à voir avec tous ces films américains où le héros contemple avec dédain les griffes froides et acérées de la mort. Quand la Faucheuse toquait à votre porte, même le dépressif n’allait pas courir pour l’accueillir, et lui présenter la petite famille. Non, il se terrait sous le lit, s’abritait dans un meuble qu’il fermait à double tour. Mais la mort était un passage inéluctable. Et, pour cet homme, elle était venue. Et c’était ce regard que Félicia lisait dans ses yeux. Une terreur presque omniprésente, qui laissait derrière elle un frisson de résignation. Que pouvait-il bien se dire dans sa tête ? Comment tout avait dégénéré à ce point ? Pensait-il à sa femme, ses enfants, ses maîtresses, son banquier ? Son costume à cinq mille dollars qui était en miettes ? Ou faisait-il preuve d’une sage philosophie ? Voyait-il toute sa vie défiler devant ses yeux ? Tous les coups bas, les escroqueries, les chantages, les putes qu’il s’était enfiler, les antalgiques qu’il avait avalé pour essayer de tenir le coup ?
Félicia ne le savait pas, et, honnêtement, pour elle, ça n’avait pas d’importance. Tout comme sa combinaison déchirée, comme le sang qui ruisselait de ses plaies, comme l’incendie qui était en train de tout ravager, et la police, dont elle entendait les sirènes rugir, lui donnant l’impression que les trompettes du Jugement Dernier rugissaient avec force. Une marée engloutissait Seikusu, une marée qui allait culminer en ce point précis. Félicia le regardait. Il lui restait une balle dans le pistolet qu’elle pointait vers cet homme, et elle n’arrivait pas à trouver de raisons de ne pas appuyer sur la gâchette.
*
Tire, tire, se disait-elle.
Tire, et tu seras soulagée. Ce coup de feu sera comme un poing final à cette histoire.*
Elle ferma lentement les yeux. Ça ne dura qu’une seconde, mais ce fut une seconde d’éternité, dans laquelle tout lui revint en mémoire. Il fallait remonter en arrière pour comprendre, pour comprendre pourquoi la Chatte Noire se tenait là, près d’un incendie qui faisait rage, à pointer son arme sur un homme qui gisait, mourant, baignant dans son propre sang.
Il fallait faire un bond en arrière, revenir à une autre époque, à une époque où personne d’autre que les salauds de gauche et les sales cocos ne pouvaient critiquer les États-Unis. A une époque où les États-Unis apparurent comme les sauveurs du monde. Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, et au retour du Lieutenant Mike Dawson au Japon. Comme plein de braves gars, Dawson était parti sur le front, abandonnant sa copine, avec qui il comptait sortir le grand jeu, et se marier. Il avait réussi à survivre aux nazis, à survivre à l’opération Overlord, aux Ardennes, aux îles du Pacifique, mais il n’avait pas réussi à conserver sa copine. Plutôt pathétique, quand on y pense. Lorsqu’il était revenu, ça avait été pour constater qu’elle l’avait plaqué. Alors, Dawson avait tout plaqué, et avait décidé d’aller au Japon, et de profiter de la relance économique du pays, sous l’impulsion américaine, pour faire son trou.
Ça avait plutôt bien marché pour Dawson, puisqu’il était devenu un industriel assez riche. Et tout avait commencé par une question anodine, une question posée par un journaliste devant le vieillissant patriarche Dawson, qui dirigeait tout un empire agroalimentaire, et qui allait laisser la place à son fils, Dawson II, ou «
Junior ». Une simple question anodine, mais qui engendra de grandes conséquences. Le journaliste l’avait posé probablement pour boucler les trous de son émission, mais elle allait travailler les Dawson, et allait orienter les campagnes politiques de Dawson III. C’était une émission ringarde, en plus. Un soi-disant
talk show qui se contentait de dégouliner d’une propagande occidentale primaire. Méfiez-vous des Chinois, le Grand Bond est une escroquerie, les cocos sont tous des zoophiles athées qui se torchent avec la très sainte Bible. Et Dieu sait que les Américains étaient susceptibles dès qu’on leur parlait de la Croix. Le journaliste était, à l’image de l’émission, un minable, et Dawson I fut probablement le plus glorieux invité que cette émission ait jamais réussi à avoir.
«
M. Dawson, ne pensez-vous pas que votre nom fasse toujours de vous un gaijin ? »
La question avait été balayée avec une blague, et un sourire, mais, quand M. Dawson s’était couché, la question lui était revenue. Les États-Unis étaient loin pour lui, et le Japon était son contrée, son pays, ses terres. C’était pour lui, et aussi pour se payer un confortable manoir en pleine campagne, que M. Dawson avait racheté les terres de misérables fermiers appauvris, les avait virés en utilisant des moyens pas forcément légaux (mais qui irait se soucier de bouseux qui pensaient toujours que le Japon est un empire, après tout), et avait implantés à la place la modernité. Des autoroutes, des usines polluantes, d’immenses complexes agroalimentaires, des bateaux de pêche qui massacraient les requins pour que des citadins abrutis puissent se régaler de leurs ailerons dans des restaurants hors de prix. A dire vrai, Dawson n’avait jamais aimé les Japonais. Une bande de pauvres cons arrogants et xénophobes. L’arrogance, ça, il ne pouvait rien y faire ; lui aussi l’était, et, dans ce monde respectable et lisse, se faire passer pour un philanthrope en distribuant son argent à des associations caritatives aidant des orphelins de guerre, des éclopés, il avait intérêt à bien le masquer. Mais la xénophobie, en revanche... Il était un fier immigré, après tout, et Dawson avait décidé de changer ça. D’aider les Japonais à se sortir les doigts du cul, et à s’ouvrir à la mondialisation.
Dawson II, son fils, avait continué l’affaire en reprenant les rênes de l’empire médiatique. Et le frère de Dawson II, Dawson III, avait décidé d’accomplir les volontés de son père en se lançant en politique. Grâce à l’argent de Dawson II, Takeshi Dawson « III » était devenu un homme politique influent, et qui avait décidé de faire de Seikusu sa bête de choix pour se faire réélire. L’immigration était son programme politique.
«
Le Japon doit ouvrir ses frontières aux innovations technologiques, à la culture occidentale, s’exclamait-il alors dans ses meetings.
La division a été le maître-mot du vingtième siècle, l’unité, l’union, sera celle du vingt-et-unième. Nous devons poursuivre les efforts de la mondialisation, ouvrir nos frontières. La menace communiste n’est pas morte, et, aujourd’hui, c’est à nous de rembourser nos dettes envers les États-Unis. »
Takeshi Dawson III avait toujours adoré la démocratie. Plus on disait de conneries, et plus on avait de chances d’être élu. Merci l’Occident ! Il avait vu Seikusu comme une terre d’immigration, et avait vu en le quartier de la Toussaint son défi personnel. Un quartier malheureux, triste, un genre de ghetto à l’Américaine. Il avait fait partie de commissions extraordinaires qui avaient décidé de lancer un vaste programme de nettoyage des rues et d’investissement urbain, l’empire Dawson ayant bénéficié de contrats avantageux pour raser des bâtiments abandonnés, et construire à la place de nouveaux bâtiments luxurieux. Dawson III adorait ça, lors des meetings. Il utilisait sa présentation PowerPoint et montrer aux gens des schémas du quartier de la Toussaint du vingt-et-unième siècle, avec de grandes rues toutes belles, avec des arbres qui fleurissaient à perte de vue comme les maîtresses qu’il avait avec sa femme. Et ces abrutis souriaient, l’acclamaient, le filmaient, le photographiaient. Tout avait commencé là, avec le renforcement des escouades policières dans le quartier de la Toussaint.
En ce qui concerne Félicia, tout avait commencé par la lecture du journal local. Elle était alors près du métro, et buvait son café du matin, allant à son boulot, quand elle avait vu les titres :
CAMPAGNES ÉLECTORALES. – Le maire assure son soutien à Takeshi « III ». Ce dernier se trouve à Seikusu pour un meeting géant Vendredi prochain !
SÉCURITÉ. – La police se déploie de manière lourde dans les zones les plus pauvres de la ville. Enquête et témoignages.
DÉLINQUANCE. – La police signale encore de nouveaux cas de disparition. Le phénomène est en hausse sensible depuis plusieurs mois.
La Chatte Noire avait tiqué sur la dernière information. On n’oublie jamais vraiment d’où l’on vient, et les vieux réflexes ne partent jamais. Étant maintenant à Seikusu, Félicia savait que bien des jeunes disparaissaient, notamment en raison des portails permettant aux chasseurs terrans de venir, mais, généralement, ils n’enlevaient que de belles jeunes femmes. Ici, le sexe et l’âge étaient indifférents. Enfants, adolescents, adultes, des familles entières disparaissaient. Félicia y songeait en buvant son café, assise sur un banc, attendant la venue du métro pour l’emmener au lycée.
*
Il se passe des choses... Mais je ne devrais pas m’en mêler. Non, ça ne me regarde pas...*
Elle avait remarqué que les disparitions semblaient coïncider avec les interventions policières en masse. Le département de la police de Seikusu avait reçu de nombreux renforts, venant d’autres départements, pour aller investir les rues de la Toussaint, et on voyait de plus en plus des fourgons blindés et des hélicoptères se déplacer dans le secteur. Rien de bien rassurant pour l’image touristique de la ville, mais la déchéance urbaine de la Toussaint était telle qu’il fallait bien que les pouvoirs publics agissent. Sous sa tenue de Chatte Noire, Félicia avait été voir en personne dans le quartier de la Toussaint ce qui se passait, tout en se demandant ce qui la forçait à agir. Maintenant qu’elle avait enfin une relation sérieuse avec Aoki (enfin, sérieuse, d’un point de vue officieux), elle aurait du ne pas recommencer les erreurs du passé, erreurs qui lui avaient coûté un mariage et deux filles. Était-ce la récente recrudescence de clowns bariolés dans la ville qui avait justifié qu’elle se relance dans une enquête ? On disait même que Spider-Man était dans la ville... Elle espérait que ce n’était qu’une rumeur. Elle n’avait pas que ça à faire, de revoir les fantômes du passé.
La Chatte Noire avait vu un fourgon de police blindé emmener des gens, et ceci lui avait mis la puce à l’oreille. Il se passait quelque chose de suspect dans le quartier, et ce quelque chose semblait, comme de coutume, impliquer le crime organisé. Officiellement, la police était là pour mettre fin aux trafics, à la mainmise des mafias sur le quartier. Mais, entre la vérité officieuse et l’officieuse réalité, il y a toujours un pas. Félicia avait vu des Yakuzas serrer la main à des policiers spéciaux, et avait vu lesdits policiers abattre avec rage d’autres Yakuzas.
Le train arriva, l’arrachant à ses réflexions. La Chatte Noire se redressa, lentement, et décida d’oublier ça. Dans son tailleur serré, il se dégageait d’elle un curieux charme. En la voyant, on avait l’impression d’une petite beauté perverse, la prof salope qui tripait à l’idée de punir ses élèves, et qui bandait en les envoyant au coin. Elle se rendit dans le métro, qui se mit à filer. Elle coinça son cartable entre ses bras, et enfila ses écouteurs. Le métro s’arrêta à une station aérienne, près du lycée, et elle sortit descendit l’escalier menant sur le trottoir, et rejoignit un pont surplombant une petite rivière paisible que les touristes aimaient contempler, comme s’ils n’avaient jamais vu une rivière.
Ce fut là que le van noir approcha. Tout fut particulièrement rapide, si rapide que Steppenwolf n’arriva pas à finir son morceau. Le van s’arrêta en trombe à côté d’elle, et elle eut à peine le temps de tourner la tête qu’une fléchette tranquillisante vint se loger dans son cou. Des hommes jaillirent rapidement. Bien baraqués. Elle songea que leurs copines devaient grimper aux rideaux avec eux, et ce fut sa dernière pensée cohérente avant de sombrer. Le van redémarra ensuite. L’opération avait duré moins de trente secondes.
Quand Félicia se réveilla, elle était attachée à un tuyau par des menottes aux bras, et il y avait devant elle une femme inanimée. Une Asiatique.
«
Putain... » soupira Félicia.
Elle avait affreusement mal au crâne, comme si sa tête était passée dans un concasseur. Si elle savait pourquoi il était là, il était probable que cette femme l’ignorait. Voire même certain. Dans la Toussaint, l’ignorance et la bêtise étaient chèrement payés. Et, quand on était une Tenoshi, on se devait de savoir qu’il y avait des zones à ne pas approcher. La jeune femme inanimée ne pouvait pas toutefois être tenue responsable, car elle ne pouvait pas savoir que le grand manoir devant laquelle elle s’était trouvée était un repaire secret appartenant à un clan yakuza qui n’aimait pas beaucoup les Tenoshi. Voire même pas du tout. Et, quand on vit Hikari Tenochi s’approcher, on décida d’aller l’accueillir.
Un homme avait marché rapidement derrière elle. Il portait un élégant costume noir avec des lunettes, et s’appelait Tenshi. Et Tenshi, pour être honnête, n’aimait pas Hikari. De manière générale, il n’aimait pas les femmes yakuzas qui se la jouaient. Une femme, ça restait à la maison, à faire la cuisine, et à amuser les gosses. La crasse, les meurtres, les saloperies, on laissait ça aux hommes. De l’ordre, bordel ! Un peu d’ordre pour que le monde ne soit pas un immense chaos invivable comme c’était le cas chez les Ricains et les Européens. Normal que tout foute le camp, les hommes étaient tous des lopettes incapables de tenir la bride à leurs femmes. Il avait envie de la fracasser sur place, et il ne pouvait que féliciter ses lunettes qui lui donnaient un air détendu, tout en masquant ses yeux. Il s’était approché de la femme, et avait simulé le fait de demander du feu, de manière à se rapprocher. Tout avait ensuite été très rapide.
Dans la poche de son pantalon, il tenait une petite seringue, et avait attendu que les yeux de la femme se détournent pour sortir la seringue, et la planter. Ça avait été rapide et efficace. Tenshi était un bon Yakuza, un professionnel. La femme s’était écroulée dans ses bras. Les vieux types qui étaient en train de boire du sake sur la terrasse à côté avaient regardé la scène sans rien dire, puis étaient retournés à leur discussion, tandis que Tenshi, accompagné de plusieurs comparses, avait conduit la femme dans la cave, avec la blondasse.
Félicia, donc, émergeait. Elle observait le mobilier de cette pièce sombre. Une grosse porte en acier, une petite lucarne dans un coin qui diffusait de faibles rayons. Il y avait une grande table en bois, une étagère dans un coin, des chaînes accrochées au plafond, et tout un tas d’outils de bricolage qui, le cas échéant, pouvaient aisément devenir des outils de torture artisanaux, mais non moins efficaces. Étant proche de la femme, la Chatte Noire la héla, espérant que cette dernière pourrait l’aider à comprendre ce qu’elles fichaient ici :
«
Hey ! Hey, réveillez-vous ! »