«
Cesse d’être aussi grognon, gros bêta ! »
Volant autour de Gunthel, Glodia ne pouvait s’empêcher de le sermonner, mais le demi-démon massif se contenta de répondre par un grognement bougon. Ses immenses pas faisaient trembler le sol, amenant les femmes des alentours à s’écarter. Il fallait avouer que
Gunthel et Glodia formaient un couple assez surprenant. Ne supportant pas les vêtements, Glodia était tout simplement nue, ses longs cheveux recouvrant ses parties intimes en tournoyant autour de son corps, alors qu’elle tournoyait autour de son frère, Gunthel. L’impressionnant demi-démon était relativement muet, et Glodia, dans un sens, le comprenait bien. Elle était de toute façon la seule à comprendre aussi bien son frère.
Les deux accompagnaient leur Déesse, Sha, Déesse des Sorcières avant tout, dans un petit village isolé. Un paisible village, au milieu d’une forêt, sur une clairière, qui était longé par une rivière, et qui avait la particularité d’être composé essentiellement de femmes. Il y avait bien des hommes, mais on ne les voyait que peu. Le jour, ils travaillaient ; la nuit, ils devaient soulager les désirs de ces dames. C’était un village composé uniquement de sorcières et de leurs laquais ou serviteurs. On l’appelait tout simplement «
Le Bosquet des Sorcières », un lieu isolé, sorte de petit village médiéval champêtre qui était organisé autour d’un lieu de culte. Ce lieu de culte n’était pas un temple, ni une église, ni un monolithe, mais une simple place centrale, avec une espèce de bassin cylindrique en pierre au milieu, sur une estrade. C’était là que les sorcières se réunissaient, la nuit, sacrifiant ici ceux qui serviraient pour leurs sorts communs. Les sacrifices humains ayant été proscrits par la Déesse, on se rabattait essentiellement sur des animaux : lapins, biches, quand on n’avait pas sous la main d’animaux plus vigoureux, comme des ours, des loups, ou d’autres créatures.
A l’entrée du Bosquet, on pouvait y lire, sur un écriteau, une curieuse charte. La «
Charte des Sorcières du Bosquet » édictait les règles essentielles pour vivre ici. On pouvait ainsi y lire de curieuses normes, qui pouvaient même faire sourire. Pour comprendre l’origine de cette Charte, il fallait savoir que les premières sorcières à l’origine du Bosquet venaient de la Terre, étant des réincarnations d’anciennes sorcières tuées par des Inquisiteurs. Partant de là, les premières clauses de la Charte se comprenaient mieux :
«
III. Tout individu surpris à commettre le délit d’abstinence sexuelle encoure le bannissement du Bosquet. A titre de rappel, est punissable le fait de ne pas avoir eu une relation sexuelle avec au moins un homme ou une femme pendant un délai supérieur à vingt-quatre heures.
V. Tout homme surpris à battre une femme, publiquement ou en privé, sera transformé en cochon.
VII. Tout individu surpris à exhiber, publiquement ou en privé, une croix de Dieu, sera transformé en ver de terre. »
Le Bosquet n’avait pas de prison, ni tribunal. Quand un prévenu était condamné, il était généralement transformé par les sorcières. A la tête du Bosquet, on trouvait un conseil de sorcières, qui étaient élues par les autres sorcières tous les mois, suivant différents critères. On organisait notamment une compétition surnommée «
chasse à l’homme », où la sorcière qui, en vingt-quatre heures, arrivait à se marier le plus de fois remportait des points. Le record de la précédente chasse avait été de neuf hommes pour une femme. Dans le Bosquet, la polyandrie était vivement encouragée, et chaque sorcière siégeant au conseil était au moins mariée avec dix hommes. Qu’une sorcière soit mariée avec un individu A n’empêchait d’ailleurs pas une autre sorcière de se marier avec ce même individu. Toutes les vertus chrétiennes, qui avaient été si destructrices pour les sorcières, étaient ici renversées. Les Chrétiens prônaient l’abstinence sexuelle ? Les sorcières prôneraient alors le plaisir sexuel. Les Chrétiens voyaient en le mariage un sacrement indérogeable ? Les sorcières y verraient un rite sexuel sans conséquence. Il était impossible de comprendre le fonctionnement du Bosquet sans avoir une perspective historique en tête, tout comme il était impossible de comprendre la sorcellerie au sens général sans avoir en mémoire toutes les souffrances que les sorcières avaient rencontré.
Pour autant, le Bosquet n’était nullement un lieu de haine perpétuelle envers le passé. Il n’y avait qu’un seul lieu pour rappeler le passé, qu’on appelait modestement le «
Musée ». Il comprenait une série d’ouvrages et de textes relatant l’histoire des sorcières, mais se centrant surtout sur la chasse aux sorcières. Les sorcières du Bosquet ne s’y rendaient que rarement. A vrai dire, une visite au Musée était considérée comme une punition pour les sorcières qui dérivaient un peu du credo du Bosquet.
Sha, Gunthel et Glodia se trouvaient donc là, et Gunthel avait toutes les raisons de Terra de ne pas être content. Pour commencer, il n’y avait pas d’individus ivres. Oh, il y avait bien une auberge, mais les sorts des sorcières permettaient de lutter contre l’ivresse publique, permettant ainsi de boire presque à longueur de temps. D’autres sorts supprimaient également l’haleine néfaste dû à l’alcool. On buvait donc tout le temps au Bosquet. Les distilleries qui fournissaient le Bosquet étaient au moins assurés de ne jamais fermer. Le demi-démon avait de plus rassuré l’interdiction formelle et absolue de la part de Sha de blesser une seule sorcière, soit l’impossibilité de se battre. Pour un demi-démon comme Gunthel, qui adorait fracasser des crânes, c’était une véritable punition. De plus, à chaque fois que des sorcières le voyaient, elles pensaient que ce dernier était un démon invoqué par Glodia pour soulager ses pulsions sexuelles. Naturellement, les sorcières n’hésitaient pas à invoquer des succubes ou des incubes, quand leurs maris se révélaient impuissants à les satisfaire.
«
Tu devrais être heureux d’être là ! Depuis que nous sommes ici, il y a au moins quinze sorcières qui t’ont proposé d’aller dans leur lit ! -
Peuh ! » souffla Gunthel, en haussant les épaules.
Glodia soupira. Sha s’était rendue dans la maison du Conseil. Le Bosquet, malgré son laxisme prononcé, et ses encouragements sexuels, n’était pas un lieu de débauche où on pouvait voir des couples forniquer en pleine rue. Le Bosquet devait conserver une image d’havre de paix, après tout.
«
Oh, et puis zut ! Tu m’ennuies, gros nigaud ! rouspéta Glodia en s’éloignant en volant.
Continue à bouder dans ton coin, mais ce n’est pas ça qui m’empêchera de visiter le Bosquet ! »
C’était Glodia qui avait insisté pour accompagner Sha. De temps en temps, l’Ombre se rendait en effet au Bosquet, pour se tenir au courant de ce qui se passait, et savoir surtout si personne ne menaçait la tranquillité de ce petit lieu reculé. Comme il était inenvisageable de laisser Gunthel sans Sha ou Glodia, ce dernier était venu. Glodia se faufila par une fenêtre ouverte.
«
Bonjour ! s’exclama-t-elle, guillerette.
Oh ! Pardon ! Belle performance, en tout cas ! » poursuivit-elle.
Gunthel haussa les épaules, et avança, s’éloignant des rues pour se diriger vers la rivière, mains croisés dans le dos. Il regarda avec espoir la forêt, cherchant un ours, une bête quelconque à aller attaquer. Il avait bien vu des monstres dans ce village, comme des loups, ou des wyverns, mais il s’agissait de monstres domestiqués, et Glodia lui avait interdit d’y toucher, s’il ne voulait pas que Sha s’énerve contre lui. Et, ma foi, énerver une Déesse, ce n’était pas spécialement ce que Gunthel cherchait à faire... Surtout Sha.