La fumée de la cigarette s'étira dans l'air comme un fil de soie avant de disparaître entre les hautes branches de l'arbre centenaire dans lequel était installé l'étrangère. Sa silhouette athlétique se découpait à peine dans la nuit entre les branches et ce ne fut que lorsqu'elle alluma son briquet que son visage éreinté apparut à la lueur de la flamme. Une jambe pendante dans le vide, l'autre relevé contre sa poitrine et soutenant un de ses coudes, la tête sur une main, Layla observait les lumières de la ville, évoquant autant de petites lucioles regroupés en rang par-dessus les montagnes au loin. Pendant un moment, elle s'était amusé à rechercher l'immeuble qui l'abritait mais avait perdu d'avance vu le nombre de bâtiment qui poussaient comme des champignons.
Elle venait de temps en temps grimper au même arbre, à la même heure, et le nombre de lumière s'agrandissait de jour en jour. Pour quelqu'un comme elle qui n'aimait pas la ville, ce genre de constatation faisait pousser des scénarios pessimistes dans son esprit. Bien sûr, elle avait grandi en plein cœur de la ville. Elle y était habituée et ne vomissait pas à son contact. Mais quand elle avait grandie et compris certaines choses, il y avait eu ce petit pincement au cœur qui suivait l'exclamation de joie devant un beau paysage, et qui lui soufflait que dans cinquante, soixante ans, ce genre de choses n'existerait plus.
Elle n'était pas pour autant une de ces écolos persistantes qui passait son temps à emmerder le monde avec des idées toutes faites sur le monde et les humains qui vivaient dessus, mais ça la désolait assez pour que, assise dans cet arbre, la mélancolie la pousse à fumer cigarettes sur cigarettes, ayant oublié depuis bien longtemps le lien entre les mots 'nicotine' et 'néfaste'.
S'ajoutait à cela des souvenirs oubliés, à la fois trop vieux pour être ressortis sans douleur, et trop jeunes pour être oubliés d'un claquement de doigts. L'image de jours ensoleillés, dans les parcs de Moscou, de l'herbe plein les cheveux et des rires plein la tête. Les yeux marrons de Yulia, ses bras qui gesticulaient sans cesse et sa petite voix qui proposait à sa sœur de lui faire la courte échelle.
Yulia avait toujours adoré grimper aux arbres. Et maintenant, elle ne pouvait plus.
Et c'était bien pour cette raison que la petite était à la maison, sous la garde de Claire, sa collègue pierceuse toujours prête à rendre service, et sûrement au lit à l'heure qu'il est.
Layla soupira, crachant un jet de fumée grise qui partit rejoindre le ciel.
Dieu savait qu'il était compliqué de vivre comme elle le faisait, à essayer sans cesse de joindre les deux bouts, sans que ça ne marche jamais. Oh, bien sûr, elle vivait de sa passion, ce qui n'était pas si mal, mais comme toute personne vivant de sa passion, tout n'était qu'effort, sueur et fatigue, et du temps en plus passé en moins prés des gens qui l'aimait et qui, rentrée à la maison, lui reprochait son retard, en refoulant des larmes.
C'était dur. Et son esprit fatigué ne lui criait qu'une seule chose : l'isolement. De toutes façons, quand elle n'allait pas bien, tout le monde en pâtissait. Elle devenait une vieille chiante qui ne servait à rien d'autre qu'à envoyer bouler et tout contact humain virait en match de catch. C'est pour ça que de temps en temps, Layla appelait Claire et montait sur sa moto pour se diriger vers le parc, à une heure où personne n'était censé venir déranger sa quiétude et ses nerfs à l'attaque.
Parfois, il lui criait aussi des choses malsaines, morbides, des idées noires lui venaient en tête quand elle accumulait la fatigue, et elle n'osait les repousser de par leur forces, mais elle finissait toujours par y arriver, partant du principe que le suicide ne convenait qu'aux faibles.
On a bien dit censé.
En descendant de l'arbre gigantesque, l'hermaphrodite mit une main dans sa poche, et l'éclat d'un revolver rebondit à la lumière de la lune. C'était une vieille arme, presque poussiéreuse, récupéré il y a des années dans un tiroir de la commode de sa mère (dieu seul savait ce qu'il foutait là d'ailleurs...) et qui n'avait servi que dans de rares fois où Layla avait voulu l'essayer. Elle avait en effet, à une époque, fait la connaissance d'une charmante policière qui avait réussi à lui céder une place de tir dans le poste de police, et elle avait pu s'essayer à cet art à sa guise. Et selon les dires ce jour-là, elle était presque faite pour ça. Dommage que la police n'accepte pas les tatoués.
Ce revolver, elle ne le prenait sur elle que quand elle sortait, particulièrement quand elle passait par ici en pleine nuit, et elle savait que c'était dangereux. A la base, c'était pour dissuader le moindre clampin qui lui voudrait du mal, mais les idées noires se liaient automatiquement à cette pièce, en faisant un vrai danger pour sa propriétaire, mais aussi un défi, dans un sens. Et elle était toujours à cran quand elle le sortait et le tenait dans sa main, ce qui facilita la scène qui suivit.
En apercevant la silhouette frêle dans la nuit, tout se passa très vite. Layla ne réfléchit pas un instant, bondit, et pointa le canon de l'arme sur l'étranger, avant de tirer.
La balla traça sa route en direction de la jambe de Yôko, sans que l'on sache si elle avait fini son trajet dans sa chair ou non. Mais son petit corps tomba dans l'herbe, par surprise ou par douleur.
Layla sentit ses pupilles se contracter d'horreur en deux points minuscules.
"... Oh m..."
Quelques secondes plus tard, l'esprit alarmé de Layla lui imposait la situation, et son corps tout entier se tendit de peur tandis qu'elle bondissait vers sa 'cible', lâchant le colt qui tomba sur l'herbe.