L'autoradio, dont sort
une musique des plus appropriées, indique 22h35.
La lumière des lampadaires balaie par intermittence le visage d'Érogène Jones. Un visage pensif, plein d'un calme opérationnel, qui ne reflète absolument pas le malaise qui lui noue les tripes. Sol de béton, masse écœurante des hideux baraquements militaires qu'il lui tarde de quitter. Un dernier lampadaire, puis encore un barrage. Silhouette en képi et imperméable, qui jette à peine un coup d'œil à leurs autorisations. Une barrière qui s'ouvre, lentement, et le chauffeur engouffre le pick-up au milieu des arbres. Ils s'éloignent tranquillement, et bientôt, les barbelés de la base disparaissent, avec leurs projecteurs de sécurité et leurs inquiétants miradors.
-Je vous avais dit qu'il n'y aurait pas de problème.
Jones acquiesce en silence, sans tourner la tête vers le lieutenant Saburo, assis sur la place du mort. Il doit le reconnaitre, ce militaire a une certaine allure. Avec sa raie de côté, ses larges épaules et ses bottes de cuir immaculées. Un beau visage aux pommettes hautes, mâchoire crispée, et son éternelle paire de lunette aux verres photosensibles. Et Jones a remarqué chez lui cette démarche altière, issue d'un temps ou les hommes comme lui faisaient régner leur loi. Il a tout de suite détesté.
A l'extérieur du véhicule, le monde est plongé dans les ténèbres, à l'exception de la route éclairée par leurs phares puissants. La température a chuté en début de soirée, et Érogène Jones ne regrette pas d'avoir passé un manteau fourré, une écharpe et un bonnet de laine noir. Les trois militaires qui l'accompagnent se sont contenté de leurs vêtements civils, qui semblent tous avoir été coupés dans la même pièce de tissue maronnasse. Au moins, leur patron a a des gouts vestimentaires plus distingués...
Ce qui ramène ses pensées au vénérable colonel Shimazu, et son chapeau de feutre noir. Promenade le long d'un quai brumeux, alors que les acolytes du vieux militaire montent la garde depuis leur voitures banalisées, aussi discrètes que le nez au milieu de la figure.
Une discussion cordiale, compte tenu des circonstances. La voix du colonel, pleine de rigueur et d'exactitude, lorsqu'il lui explique que Jones lui a été recommandé par des amis communs de leurs amis communs. Voyez-vous, nous avons notre lot d'obstacles, de petites guerres privées. Et cela, vous vous en doutez, demande de l'argent. Beaucoup d'argent. Dehors, parmi vos connaissances, monsieur Jones, il y a des gens qui ont de l'argent, mais qui manquent cruellement de... matériel. Nous avons une filière d'exportation à ouvrir, en provenance direct de la base militaire, des surplus de la force d'autodéfense. De la bonne marchandise, arrondie des frais d'entrainements. Ce que nous voulons, monsieur Jones, c'est un acheteur fiable et discret. Et vous allez nous le trouver.
Même avec un compte en banque aussi remplit que le sien, Érogène ne peut refuser une commission aussi dodue. Ces militaires n'ont pas la moindre idée des lois du marché, et il en profite honteusement. Notes de frais, honoraires payés d'avance... Ainsi vont les choses, dans mon monde de caisses noires et d'
organy boursouflées. Au moindre pépin, l'argent se met à couler à flot, généralement dans la mauvaise direction, et les parasites dans mon genre viennent se presser autour de vos mamelles...
-La prochaine à gauche.
Jones sait que Saburo fait référence au chemin de terre qui s'enfonce dans les sous-bois, vers la cabane et le point de rendez-vous. Si les sbires de la police militaire s'avèrent ne pas être aussi corruptibles que le disait le colonel, ils attendront que tous les œufs pourris soient dans le même panier pour intervenir et se saisir de la cargaison. Pour l'instant, ils n'ont rien à craindre, pas tant que les acheteurs, les frères Suzuki, n'auront pas posés les mains sur les échantillons.
Lorsqu'il s'est mit au travail, il a été surprit par la vitesse avec laquelle ses vieux réflexes revenaient. Il n'avait jamais trempé directement dans le recèle et les trafics de ce genre, mais ce n'était pas de cela qu'il s'agissait. Seulement de trouver les bonnes personnes et de les mettre en contact. Deux parties avec des besoins complémentaires, qui ont seulement besoin d'un enzyme comme Érogène Jones pour déclencher leur interaction. Comme Érogène Jones ou comme cette fameuse Selene. Après tout, c'est elle qui l'a contacté la première. Il venait seulement d'appeler quelques contacts, de faire passer le mot, et il comptait laisser le temps à la rumeur de se répandre... Et cette Selene a sauté sur l'occasion. Pour ce qu'il en sait, son implication dans cette affaire était similaire à la sienne : une intermédiaire, rien de plus. Chargée par les frères Suzuki de leur trouver un nouveau fournisseur, de quoi relancer leur réseau de distribution sur le déclin. Elle lui a envoyé un mail sur sa boîte sécurisée, et lui a laissé le temps de se renseigner sur elle et ses employeurs. Les frères Suzuki, des marchands d'armes semi-indépendants qui payent tout de même le Shotozumi-gumi pour la protection. Pas tout à fait des yakusas, juste des hommes d'affaires consciencieux et travailleurs, de la race avec laquelle il est toujours plaisant de traiter. Au sujet de Selene, il a simplement apprit qu'il s'agit d'une très belle femme, avec une sacrée réputation dans le milieu.
Une audio conférence cryptée plus tard, et le rendez-vous de ce soir était sur les rails. Une simple table ronde pour parler affaire dans le calme et la discrétion. Pour finaliser un accord que lui et Selene ont déjà prémâché.
La voiture tourne à gauche, et le chauffeur ralentit. Au bout de ce petit sentier de terre, il y a une cabane. Et dans cette cabane, trois gars que Jones a payés pour la soirée ont dressé une table, branché un réfrigérateur pour garder le saumon au frais -superflu, vu la température extérieur-, et ont sécurisé le périmètre à grand renfort de caméras infrarouges. Normalement, ils ont également préparé un petit stand de tir derrière la cabane, en accrochant des cibles de papier sur le plus bel arbre qu'ils auront trouvé. Les frères Suzuki ont insisté pour tester la marchandise, et il ne tient pas à les décevoir.
Le sentier se fait ne plus en plus accidenté, et le pick up est secoué malgré sa batterie d'amortisseurs. Saburo se retourne, un sourire froid aux lèvres.
-Ne vous en faites pas, monsieur Jones. Les mines claymores ont un cran de sureté.
Rire gras du chauffeur. L'humour militaire a autant avoir avec l'humour que la musique militaire avec la musique.