Dans les vertes vallées de Hautebrande, un voyageur solitaire marchait. Un seul coup d'œil à son visage aux sourcils froncés et au front brillant de sueur, ses cheveux épais ébouriffés et sales, sa chemise beige ouverte sur son torse et collant contre sa peau suffisait pour comprendre qu'il marchait depuis longtemps.
Nul bâton de marche n'accompagnait ses pas. Son sac solidement arrimé au dos, il avançait à grandes enjambées, ses jambes musclées tendues par l'effort, alors que ses bottines s'enfonçaient avec autorité dans la terre herbeuse de cette région bucolique.
En réalité, voilà plus de trente-six heures que Grayle marchait, à un rythme quasi-inhumain, ne ralentissant que pour boire un peu d'eau, et à un moment, pour pisser contre un buisson. Il avait laissé derrière lui plus de deux cents kilomètres de chemins poussiéreux, des vallées enclavées et de rivières tortueuses. Les marais de Valsombre et le Col de Griseterre, connus pour leurs chemins traîtres, n'avaient même pas ralenti l'immortel.
Pourquoi cet empressement ? En réalité, rien de critique. Grayle avait cette fois endossé le rôle de courrier. Dans son sac sans fond, des dizaines de lettres d'impositions, côtoyaient des missives d'amour, des contrats commerciaux et des déclarations en duels. Il était parti du port de Bordève, et avait comme destination Aubérac, une bourgade de campagne des environs. Continuant son inarrêtable marche, il avisa un panneau.
« Aubérac, 47 km »
Bien. Il était tout près. Un coup d'œil à son sablier à encoches. Un trois, suivi d'un six qui bascula sur un sept dans un cliquetis. Hm. Il avait près de quatre jours d'avance. Les habitants n'allaient pas en revenir.
Il avait besoin… non, il avait envie de repos. Fouille. Sa main dans son sac y trouve la carte, la tire l'ouvre, la consulte. Il y a un lac pas loin. Parfait. Grayle ne pue pas particulièrement, et n'est pas très sale. Du moins, pas assez pour être repoussant. Mais il préfère faire son arrivée en étant propre et frais, plutôt que dégoulinant de sueur. Il faut dire que le soleil dans la région ne l'a pas épargné, agrémentant son teint généralement clair d'un doux hâle brun.
Et puis, la nuit est déjà tombée. Oui, autant arriver au petit matin qu'en plein milieu de l'obscurité. Ne serait-ce que pour ne pas finir avec trois flèches dans le poitrail.
Il pivota donc, se dirigeant vers la forêt qui devait border le lac et les champs voisins. Serpentant avec agilité entre les arbres, évitant branches, troncs abattus et fossés avec une grâce quasi-elfique, il pouvait déjà deviner la silhouette du lac, qui, comme un miroir du ciel, était déjà constellé des étoiles du ciel de la nuit.
Mais lorsqu'il franchit les arbres, ses yeux vert brillant ne regardaient plus le lac.
Ils la regardaient.
Elle.
Allongée lascivement sur le sol, une femme le regardait. Près d'une centaine de mètres les séparaient, mais il était impossible pour lui de se tromper. Son étincelante chevelure blonde, ses interminables jambes pâles et sa poitrine dressée vers le ciel, lourde et ronde comme la lune, étaient caractéristiques d'une femme. Une belle femme. Bien trop belle pour simplement errer ainsi, près d'un lac la nuit.
Le silence était lourd, et, pendant de longs instants, le mâle et la femelle se jaugèrent, avec étonnement et intérêt, immobiles, comme s'ils avaient du mal à réaliser la vision qui s'imposait à eux. Grayle hésita, un bref instant. Etait-ce un piège ? Une divinité mineure qui allait le faire dévorer par des loups pour troubler son repos ? Une sirène invitant les voyageurs pour les noyer au fond d'un lac ?
Le risque était réel. Mais cette femme, grande, généreuse, cette Muse de chair et de sang… même à cette distance, où le visage de chacun était indéfinissable, il aurait été impossible pour elle de manquer le regard de l'homme sur elle, et sur sa corne, qui fendait l'obscurité tel un sabre de lumière.
L'homme fit le premier pas. Puis le second. Il avançait vers elle, décidé, presque conquérant, son visage fatigué et brillant déformé par la joie simple, primale et très humaine d'un homme qui contemple une belle femme. Il s'arrêta à quelques pas d'elle. Pour lui, qui avait enchaîné les kilomètres, après des jours de bateau et de tempête, la vision de cette femme ressemblait à une récompense divine. L'éclat vert de ses yeux quitta un instant les yeux océan de la buveuse solitaire, pour regarder les bouteilles, dont plusieurs étaient vides.
- Bonsoir.
Sa voix était chaude et juvénile, et la douceur naturelle était légèrement alourdie par un ton rauque et profond venu de son torse, qui montait et descendait à chaque respiration.
Il laissa tomber son sac au sol, tel un premier vêtement que l'on délaisse.
- Vous ne voyez pas de problème à ce que je vous tienne compagnie, j'espère ? Je comptais me baigner dit-il en désignant le lac, boire -son bras, cette fois, était tendu vers les bouteilles- et me reposer un peu murmura-t-il en la fixant droit dans les yeux. Mais les plaisirs de la vie sont plus savoureux s’ils sont partagés, n'est-ce pas ?
Silence. Son cœur battait à tout rompre. Malgré l'audace qui le caractérisait, la pensée même qu'elle le congédie, ou lui hurle de s'en aller, le torturait d'avance. La taille de la femme, qu'il devinait plus grande que lui, la rendait intimidante. Bien que de toute évidence légèrement éméchée et peu vêtue, la femme rayonnait d'une aura d'autorité toute régalienne, à laquelle l'homme n'était pas insensible.
- Je m'appelle Grayle.