À la connaissance de Chryséis, il n’y avait que six personnes parmi les divinités de leur panthéon qui pouvaient se permettre de telles libertés de langage à l’égard d’Héra, et elle était sûre, de ce savoir, qu’Oneiros n’y figurait pas, donc elle dût se mordre la langue pour ne pas lui pincer la langue plus fort.
Elle le voyait froissé. Bien. Au moins s’assurait-elle d’avoir son attention, ne serait-ce que pour la durée de cet agacement. Certes, Oneiros était le fils d’Héra, le fils d’une Reine, et de là, il en tirait une grande fierté, et parfois un dégoût prononcé pour la sagesse d’autrui, mais il oubliait souvent que cela ne faisait pas de lui un prince de l’Olympe. Pas qu’il y ait vraiment un concept de famille royale parmi les dieux, auquel cas Arès aurait peut-être droit à un peu plus de respect, et même Chryséis se retrouvait souvent à apporter sa divine colère sur la tête de son père, chose qu’elle ne ferait pas nécessairement sur Zeus, par exemple.
Il lui expliqua alors ses motivations. Qu’en Meisa, une prophétie s’était annoncée d’un nouveau destructeur, une entité qui, selon Oneiros, viendrait pour détruire les dieux, et pour rajouter à la surprise, il révéla même que Zeus lui-même avait donné son accord pour l’extermination d’une nation au complet. À cette annonce fort inattendue, ayant le mérite de n’avoir entendu que deux événements où une intervention divine avait été sanctionnée par le souverain des cieux, un bref instant de rage scintilla dans les yeux de la déesse, qui pressentait la colère juste et débridée d’une population ostracisée et attaquée.
– Je vois qu’encore une fois, les catins d’Apollon se paient la tête des dieux, et les mortels seront ceux qui paient le prix des ambiguïtés, cracha Chryséis en serrant le poing, posant un regard accusateur sur l’image de la prophétesse. Je te connais assez pour savoir qu’il est inutile de chercher à te dissuader, mon Oneiros bien-aimé, car tu as hérité de notre souveraine ton esprit fort et de notre père ta dévotion à tes causes, m-
Quelque chose apparut alors, dans le domaine même d’Oneiros, et Chryseis s’interrompit dans un cri de surprise, et sentant la main de son frère autour de son poignet, elle se reprit immédiatement, sondant les ténèbres du cumulonimbus, jusqu’à voir une petite forme lumineuse, brillante comme un flambeau dans la nuit, qui se matérialisa devant eux. En y focalisant son attention, faisant fi de l’éclat projeté dans le monde divin par le plan astral, Chryséis vit une silhouette ; une femme. Une jeune femme.
Dans sa rage, Oneiros bondit, comme un fauve, sur la petite mortelle ayant enfreint son domaine, mais Chryséis vit la surprise dans son regard ; quoi qu’elle eût l’intention de faire, elle ne s’attendait pas à se trouver en ce lieu, ou du moins pas par exprès.
– Oneiros ! fit la voix de Chryséis alors que le Dieu déversait son aura sur l’esprit de la pauvre mortelle.
La petite lumière danse émit un cri de terreur, alors que son esprit était envahi, encore et encore, de sa plus terrifiante vision, celle qui hantait constamment ses cauchemars et qui la laissait horrifié d’ouvrir les yeux.
Elle aurait pu rester là. Laisser cette créature insignifiante être éteinte par la puissance du Dieu. Rien n’aurait pu être plus facile. N’avait-elle pas elle-même éteint plus d’une vie ? N’avait-elle pas même encouragé la mort de son passage ? Thanatos ne l’avait-elle pas nommée « Chryséis aux mains de sang » plus d’une fois ? Qui était-elle pour juger son frère, pour intervenir ?
Elle ne comptait pas bouger. Elle n’en avait pas l’intention. Et pourtant, entre deux clignements d’yeux, elle se rendit compte qu’Oneiros et sa victime étaient beaucoup plus près qu’auparavant. Sa main se leva et agrippa Oneiros par le col de son hakama et l’écarta brutalement de la femme lumière, alors que de l’autre main, elle bannissait la mortelle du plan divin et du plan astral, probablement plus violemment qu’elle ne comptait le faire pour l’un comme pour l’autre.
Elle regarda alors Oneiros, et sachant que son intervention ne serait pas chaleureusement accueillie par son frère, elle relâcha son hakama. Elle ne pouvait faire autrement ; il était de sa nature de venir en aide aux faibles, ceux qui étaient même à l’origine de son existence. Tout comme il était dans la nature d’Oneiros et de Zeus de tyranniser ceux qui s’opposaient à la suprématie divine.
– Je suis désolée, amour, dit la déesse en s’armant d’un masque solennel. Mais si mon cœur décrocherait la lune pour toi, et si je ne peux que comprendre ta motivation, je ne peux pas te laisser faire. Il ne revient à personne, pas même aux dieux, de répandre aussi librement la mort, la destruction et la désolation.
Opinion, somme toute, assez controversée pour une divinité, dont la plupart avait répandu des pestes et des fléaux, donné et arraché leur faveur aux mortels pour quelque chose d’aussi infime qu’un mot déplacé ou un malentendu.
Elle aurait voulu lui prendre les mains, lui demander de comprendre, mais pour être honnête, elle ne croyait pas qu’il le pourrait.
Rappelons que Chryséis, malgré les apparences du moment, aimait Oneiros. Bien qu’il n’y avait pas beaucoup de raisons de l’aimer ; son frère, à défaut d’un meilleur terme, était un des êtres les plus turbulents, téméraires et probablement imbus d’eux-mêmes. Mais elle l’aimait, avec tendresse, autant ou sinon plus qu’Héra elle-même ne l’adorait.
Elle l’aurait combattu, là et maintenant, si cela lui était possible, mais elle était ici chez lui. Elle avait déjà enfreint les règles de l’hospitalité en mettant la main sur lui, chose qui était sûr de causer une syncope nerveuse à un Zeus enragé.
– Pour les mortels de l’Ayshanra, que tu vises de tes fléaux et plaies, je déclare une Troïade ; comme tu as déjà porté les premiers coups, et avec l’approbation de notre maître et souverain, je me battrai avec un désavantage.
Une Troïade était le terme employé par les Dieux pour signaler un conflit entre eux. Une civilité, en somme, qui laissait savoir que ce n’était pas un conflit personnel, mais divin, et qui permettait à des dieux de natures opposées ou d’Intérêts divergents de se départager sans en venir à un déicide. Comme à l’époque de la Guerre de Troie, les dieux se rangeaient de chaque côté selon leurs intérêts, et pouvait faire, à outrance, autant d’interventions divines que requis pour assurer leur victoire.
En temps normal, ces conflits ne voyaient pas un déséquilibre entre les intervenants divins ; fort peu de dieux étaient intéressés à intervenir dans les affaires des mortels, et certains, depuis la guerre de Troie, comme Artémis, Apollon et Demeter, avaient même résolu de ne plus jamais participer à une Troïade. C’était même, selon les plus grincheux, un jeu de jeunes dieux.