« Les clients de la 4 sont partis, tu peux aller t’en occuper ? » lance Himiko, jolie brune quelque peu fluette, la quarantaine, depuis le large comptoir de bois, à l’accueil de son auberge, à l’espèce d’armoire à glace qui passe d’une porte à une autre, dans son dos.
« Quoi, déjà ? Je croyais que ceux d’la 4 devaient rester jusqu’au réveillon. Je pensais justement descendre au marché leur chercher du saumon, ce matin », rétorque le grand type bedonnant qui, ayant interrompu ses incessants va-et-vient d’une porte à l’autre, semble peu à peu perdre son large sourire.
« Hm. Faut croire que ton menu n’a convaincu personne, cette année non plus. » lâche Himiko avant de conclure par un soupir empreint d’une pointe de déception qu’elle ne cherche même pas à dissimuler.
Forçant pour feindre un nouveau sourire tout plein de bonhommie, le grand homme barbu pose doucement l’une de ses larges pognes sur l’épaule de sa femme, avant de déposer un petit baiser sur sa joue.
« Tss. », fait-elle en le repoussant discrètement, d’un geste de la main, juste derrière le comptoir.
« T’en fais pas, va. On va y arriver. On y arrive toujours, non ? Allez, tu devrais aller à la salle à manger. Moi j’te remplace ici, puis j’irai débarrasser la chambre. J’ai fait des croissants ce matin. Comme en France, tu sais ? Tu devrais en prendre un, je suis sûr que ça te ferait du bien. »
Soupirant de nouveau, Himiko s’écarte lentement du comptoir, l’air renfrogné, avant de prendre la direction d’une porte par laquelle elle disparaît aussitôt.
« Des croissants ? Sérieusement, Honda ? J’ai beau chercher, je ne comprends pas pourquoi tu t’entêtes à te démener de la sorte jour après jour. On n’a même pas dix clients, là. J’espère au moins que ça ne t’a pas coûté trop cher. »
Alors que disparaît progressivement l’écho de cette voix continuant encore un moment de maugréer, d’une pièce à l’autre, Honda, lui, reprend machinalement un peu de son habituelle douceur. Une heure passe et l’homme salue à chaque fois bien chaleureusement ses quelques clients qui passent par là, et quel que soit leur besoin.
Sa femme ayant déjeuné et, revenant donc à son poste habituel à l’accueil, Honda quant à lui, prend la direction des chambres de la seule aile occupée de son immense auberge de montagne. Évidemment inquiet d’avoir perdu ses seuls clients ayant réservé pour les fêtes, mais ne le montrant aucunement, le grand homme s’occupe tranquillement du linge en sifflotant, ne faisant montre d’aucun signe de fatigue quand bien même il aurait bien des raisons de se dire épuisé…
Passant ensuite inspecter ses cultures au dehors, presque toutes ensevelies sous la neige, maintenant que débute le mois de décembre, il prend un moment pour tout bien recouvrir de cette vieille bâche qui, jour après jour, ne cesse de tomber sans qu’il ne sache trop comment.
Ceci fait, il est presque dix heures, l’heure de prendre une pause bien méritée, lui qui s’est levé il y a déjà six heures pour s’adonner à un peu de pâtisserie. Fort heureusement pour lui, au vu de leurs retours, ses clients semblent conquis par cette petite attention, qui les changent un peu de leurs traditionnels petits déjeuners, quand bien même Honda les confectionne avec tout autant de soin.
« Pfioouuu… », soupire-t-il, alors qu’il se glisse, seulement vêtu d’une serviette, dans l’eau presque brûlante des sources chaudes naturelles qui occupent l’arrière du complexe, en pleine nature et donnant vue sur la chaîne de montagne entourant les environs.
Bien sûr, si Honda appelle cela une pause, ce n’en est pas vraiment une.
Ses articulations s’étant à peine détendues, l’homme s’élance aussitôt d’un bon pas dans les bains, les traversant de part en part pour s’assurer du bon fonctionnement de celui-ci. Briquant la rocaille et s’assurant qu’aucun des contours du bassin ne présente la moindre aspérité, la moindre petite cassure qui pourrait blesser un pied ou un dos, Honda fait son grand tour une bonne demi-heure durant, avant de sortir de l’eau en vitesse pour ouvrir la porte qui, depuis l’accueil, donne aux clients un accès direct sur les bains.
Il n’est pas dix heures trente pile, mais aucun client ne s’en est jamais plaint.
« Dix heures quarante-cinq. Bravo, tu t’améliores. » lâche Himiko en ne riant qu’à moitié, tapotant l’heure qui s’affiche sur sa caisse enregistreuse, du bout de l’attelle qui encercle trois de ses doigts, tandis que son mari apparaît dans l’encadrement de la porte, en train de finir de se sécher.
Sa femme poussant un énième soupir en apercevant les quelques gouttes qui perlent sur le pas de la porte et qui trempent les merveilleuses boiseries de ce qui, un jour, fut le domaine de ses parents, Honda s’empresse de se baisser pour les éponger de sa serviette, comprenant tout de suite ce que voulaient dire ses mimiques.
« R.A.S. dehors. J’ai remis la bâche sur les choux et sur la rhubarbe, aussi. J’comprends toujours pas comment… »
« Hm hm. Oui. Madame Satoshi est passée tout à l’heure, chambre huit, elle ne veut pas reporter son rendez-vous, elle dit que son vieux dos la fait trop souffrir. »
Terminant de sécher ses cheveux et son épaisse barbe noire, Honda rejoint sa femme jusqu’au comptoir, attrapant délicatement sa main blessée.
« J’comprends bien mais, tu peux pas t’occuper d’elle comme ça. Et… on en a déjà discuté, la dernière fois tu me l’a bien fait comprendre : on n’a pas les moyens d’engager quelqu’un, alors… qu’est-ce que tu comptes faire ? »
« Hm, nan. Rien. C’est toi qu’elle veut. »
« Pardon ? »
« Je lui ai demandé si cela lui poserait un problème, si jamais, pour une fois, c’était toi qui venait la masser. Son mari lui a dit que tu faisais ça très bien, pour les hommes, alors elle a dit qu’elle te faisait entièrement confiance… et même que ça lui ferait peut-être pas de mal, d’avoir un homme fort pour soulager ses vieux os. »
« Oh. Bon… eh bien, si tu n’y vois pas d’inconvénient et… et elle non plus, d’accord. Je peux faire ça. »
« On a trop besoin de cet argent pour cracher sur ce que nous rapportent les massages. Mais… t’avises pas de mettre tes mains sous sa serviette. Pigé ? »
« Q-quoi ? Madame Satoshi ? M-mais elle a… elle a… au moins soixante-dix balais ! »
« Ah parce que tu le ferais si elle était plus jeune ? »
« Non ! Bien sûr que non. Ce n’est pas ce que je dis… tu sais bien… »
« Bien. Non, mais parce que la vieille Satoshi, elle, elle pourrait bien te le demander, alors fais attention, d’accord ? Bon, très bien. Le rendez-vous est à… quatorze heures cet après-midi. Je vais décaler ton rendez-vous homme d’un petit quart d’heure, que tout s’enchaîne bien. »
« Ok, super. Merci. »
« Ça va aller, juste après le repas de ce midi, ou tu veux que je reporte aussi celui de Madame Satoshi ? »
« Non. Non non. C’est très bien comme ça, laisse. Je vais aller voir où en est le bouillon de ce midi et commencer à mettre la table. Je me dépêcherai de tout débarrasser quand tout le monde aura mangé et… tout ira bien, d’accord ? »
Ceci dit, Honda entreprit aussitôt de retourner en direction des cuisines, mais fut interrompu par Himiko, qui l’attrapa par la manche. D’un tiroir du comptoir, celle-ci tirait un grand livre de comptes noir.
« Attends deux secondes. J’peux te demander de regarder ça une seconde, avant que t’y ailles ? Il y a un truc que je ne m’explique pas. Regarde, chambre douze, la semaine dernière. Le petit garçon, il avait bien pris une glace, non ? Tu te rappelles, il en avait parlé toute la semaine mais ses parents n’arrêtaient pas de lui dire qu’on mangeait pas de glace en hiver, et… »
« … et je suis allé acheter de quoi lui en faire une avec les fruits qu’il nous restait. Oui. »
« Eh bien je trouve pas de glace, sur leur note. »
« Ah bon ? C’est… bizarre. »
Honda se pencha un instant pour inspecter le livre de comptes, ne sachant encore comment annoncer à sa femme que si cette glace n’apparaissait pas, c’est simplement parce qu’il l’avait offerte à l’enfant, lors du dernier repas de la famille, avant leur départ à tous.
Mais alors qu’il commença à bredouiller quelque chose à ce propos, l’homme se rendit compte que sa femme ne l’écoutait plus, son attention visiblement attirée par quelque chose d’autre… il ne savait pas quoi.
Au dehors et en pleine tempête, derrière la grande porte vitrée de l’entrée, repartait un taxi. La cloche à la porte tintait soudain, quelqu’un venait d’entrer, interrompant le couple dans leur conversation.
« Bonjour, soyez la bienvenue. », dit Himiko.
Honda n’eût même pas le temps de lever la tête que sa femme lui flanqua un petit coup de coude sous le comptoir, puis un autre, pour attirer son attention. C’est un truc qu’elle faisait, quand arrivait une jolie femme, comme pour dire à son mari « Non mais, tu l’as vue, celle-là ? Elle se prend pour qui cette pétasse ? ».
Il la connaissait bien.
« Va donc prendre ses valises, tu veux ? J’peux pas porter tout ça en ce moment, tu sais bien. J’vais aller voir le bouillon. », renchérit-elle discrètement à l’intention de son mari, avant de disparaître tout en roulant des yeux.
Honda ne l’avait pas encore vue, mais il l’avait déjà bien compris, elle ne devait pas être du genre à plaire à Himiko.
Doucement, il redressa la tête.