Une Lune brille, haut dans un ciel sans nuage. Je me fraie un passage parmi les foules de fêtards, dirige mes pas dans les rues de Washington. Je cherche le client sans en avoir l’air, perchée sur des talons de quinze centimètres. Je me sens mieux ici que dans la petite ville de Pennsylvanie que j’ai quitté il y a deux jours. Car ici, les gens sont moins pieux. Ici, ils sont moins regardant sur ma tenue. A dire vrai, je ressemble à n’importe quelle jeune femme qui sort en boîte. Si à une certaine époque on faisait facilement la différence entre une prostituée et une fille de bonne famille, aujourd’hui, c’est difficile. Parfois même, je suis trop habillée par rapport aux demoiselles qui sortent le soir, pour boire, danser et oublier leur petite vie compliquée, à base de notes, d’examens, de parents et de course à la popularité. Moi, je n’ai que mes talons, mon petit cul et mon sac à main avec le nécessaire de survie de la pute des rues. Le reste m’importe peu.
- T’es tapineuse ?
- Pardon ?
- T’es une tapineuse ?
Je déteste ce terme. Tapineuse. Même si c’est vrai que je fais le tapin, même si je suis une «pute», il y a des mots que je ne supporte pas, dont la sonorité irrite mes oreilles. Pourtant je m’arrête et me tourne vers la voix pâteuse pour me retrouver face à un type passablement éméché, mais plutôt joli garçon.
- Pourquoi, t’es flic ?
- Quoi ?
- Est-ce que tu es un policier ?
Il n’en a pas la tête, mais on ne sait jamais. Même si je sais que la plupart ne s’inquiète pas des prostituées de petite envergure, je n’ai pas envie de passer une nuit au poste. L’odeur des locaux, les cris, les uniformes, tout ça, je n’en ai pas la force ce soir. Sans parler des questions et des fouilles au corps. Mains baladeuses parfois, pas toujours heureusement.
- Non. Je...j’crois pas.
Et nous voilà. Je sens le poids de cet inconnu contre mon dos, son souffle ethylique dans ma nuque, mes mains écorchées par les briques d’un bâtiment quelconque dans cette ville immense. Il est lourd, sa queue est à demi-molle, mais il semble apprécier. Alors je le laisse faire, gémissant de temps en temps pour lui faire croire que je prends du plaisir. Certains s’en tapent, mais d’autre semblent y tirer une quelconque fierté. «J’ai fait jouir une pute.»
- Haaa...putain. Fini.
- Mmm...merci mon grand…
Je le laisse se retirer, l’aide à enlever la capote (sinon on y est encore demain) que je jette d’un geste habitué dans le container à côté de nous. Se faire baiser par un ivrogne près des poubelles, c’est le lot quotidien de la prostituée au rabais, ce que je suis ce soir. Il me glisse des billets dans le soutien-gorge en s’appuyant lourdement contre moi, et part d’un rire gras.
- On s’appelle...j’aime bien ton cul…
Ils disent souvent ça, même ceux qui parfois, trop ivre, se contente de la glisser entre mes cuisses sans atteindre mon intimité. Je lui souris, fait passer les billets de mon soutien-gorge à mon sac et le laisse dans la ruelle pour repartir vers un autre client. Ce n’est pas avec ce que m’a donné ce type que je vais pouvoir manger cette semaine. A dire vrai, je pense qu’il y a tout juste de quoi déjeuner demain matin et c’est tout. Il n’avait même pas de préservatif, j’ai du en tirer de mon sac. Car sachez-le, une bonne prostituée à toujours ce qu’il faut sur elle. Pute oui, mais hygiénique…
- Hey ! Toi là !
Flic ? Rivale ? Client ? Je continue sans me retourner. Le ton n’invite pas à s’arrêter, comme pour le précédent. Je sers mon sac et accélère le pas, l’air de rien, l’air de quelqu’un qui rentre chez elle. Je n’ai pas de chez moi, mais je ne veux pas d’ennui, alors j’essaie de me fondre dans la foule des gens qui rentrent de soirée ou partent en after.
- Tu t’arrêtes oui ?
Le bruit de mes talons a en écho, celui de ma poursuivante. Ce ne doit pas être un flic. Peut-être, sûrement une rivale. Cela arrive dans les grandes villes. Les désavantages de ne pas avoir de mac, de devoir se démerder, sans un quartier attitré. C’est que parfois, on piétine les plates-bandes de quelqu’un d’autre. Je ne sais même pas où je vais, mais je me dépêche, car je sais que les putes peuvent être sacrément vicieuses, brutales voir psychotiques quand elles s’y mettent. Autant ne pas prendre de risques inutiles.
- Retiens la Loula !
J’entends, mais ne vois pas. Une main m’attrape le bras tandis que je passe à côté d’une grande blonde à forte poitrine. Elle ressert son étreinte et je me retrouve tirée dans une impasse, poussée violemment contre un mur. Mon dos s’écorche contre la brique et au moment où je pense me décoller de la pierre, si rude, une main me plaque à nouveau, plus fortement, contre.
- Alors...comme ça on vole les passes des autres ? Tu fou quoi ici ? T’es pas du coin. J’connais tout le monde et t’es pas avec nous. C’est chez nous ici. Ptite pute.
- Petite pute ? Tu aurais pu trouvé mieux non ?
Je ne peux pas m’empêcher. D’être comme ça. Au lieu de flipper, de trembler et de m’excuser, je regarde la prostituée droit dans les yeux et souris, la défiant, elle qui est bien plus grande que moi, malgré mes talons. Sa main se fait plus lourde contre mon épaule. Mon omoplate gardera longtemps la marque de cette altercation.
- Tu dis quoi ? Quand ma pote te demande de t’arrêter, tu t’arrêtes. Compris ? Et quand on t’cause, tu t’tais !
- C’est toi qui me pose des questions et je ne suis pas censé répondre ?
- Elle dit quoi la connasse ?
Deux autres arrivent. Je reconnais la voix de celle qui me commandait d’arrêter mes pas, une grande métisse à la crinière de lionne. L’autre est une petite boulotte aux cheveux bruns. On sent la pute qui a du vécu, que les clients prennent par manque d’autres choix. Vous savez ? Le yaourt périmé qu’on mange à contre coeur, parce qu’il n’y a rien d’autre dans le frigo. A cette pensée, je ris. Mon rire est coupé net tandis que la blondasse m’envoie son poing dans l’estomac. Si elle ne m’avait pas maintenue contre le mur, je serais tombée à genoux, c’est certain.
- On va t’apprendre à rire tu vas voir ! Sushi de merde.
Décidément, elles ont de l’imagination. Je ne suis même pas japonaise. Je vais pour dire ça, mais je me prend un nouveau coup, qui cette fois me fait tomber à genoux, les éraflant sur le sol crasseux. Mes mains atterrissent dans du verres et je me coupe les paumes, mais sent aussi une porte de sortie sous mes doigts. Un tesson de la bouteille qui est venue s’écraser là, Dieu seul sait quand. Je n’ai pas vraiment le temps de faire de l’esprit, tandis que mes trois assaillantes discutent pour savoir quoi faire de moi. J’entends le mot «appeler...Johnny», «la tuer», «La défigurer»...un chapelet de vocabulaire avec pour lien, l’horreur et potentiellement la mort. Malgré la douleur de mes paumes, je sers les doigts autour du tesson et je frappe au hasard. Comme un arbre que l'on abat et vacille avant la chute, la blonde hurle en s’écartant, butant dans la petite grosse qui fait domino et fait tomber la métisse. Des bruits de poubelle qu’on renverse. Je ne resterai pas planté là pour savoir si je suis capable de me battre à une contre trois. Ma témérité s’arrête là et je ramasse mon sac pour partir en courant, non sans manquer tomber en débouchant dans la rue, les doigts en sang. Je reprends mon souffle en me tenant l’estomac, juste le temps d’entendre «Attrapez-la !!!».
Les salopes. J’ai mal au bide, mais je cours aussi vite que possible. Heureusement, je suis de bonne constitution, bien qu’affaiblie par un repas plus que frugale dans la journée. Mais croyez-moi, l’instinct de survie peut donner des ailes à n’importe qui. Contrairement à ce qu’on croit d’ailleurs, je n’essaie pas de repérer en me retournant où se trouvent mes attaquantes. Je me contente de courir, bousculant des gens en m’excusant, me laissant insulter parfois, sans pour autant m’arrêter. C’est sûr, l’arrêt est égal à la mort ou la défiguration ou...un type du nom de Johnny. Aucune des trois options ne me tentent.
Coriaces les connasses. Même la petite grosse semble avoir plus d’endurance que ce que j’espérais et moi qui ne connaît pas encore bien la ville, je cours sans savoir où je vais, me retrouvant bien vite sur les ports. Le pire endroit pour essayer de se planquer, personne à qui demander de l’aide. Je n’ai pas beaucoup de choix. Je distance les trois harpies et m’arrête le temps de retirer mes chaussures, jetant ces dernières avec mon sac dans une benne avant de sauter à l’eau. Je sors un peu plus loin que où j’ai atterri, juste le temps d’entendre les talons des trois femmes s’arrêter un peu plus loin sur le bitume, bien au sec.
- Tu as entendu ? J’crois qu’elle a sauté !
- Mais non. Personne f’rais ça, faut être con.
- Ouais mais chais pas. Ptet que les gens de sa race sont des poissons ! Hahahaha.
- Ta gueule et trouve la !
Je n’entends pas la suite, replongeant dans l’eau tout en me tenant à l’échelle à laquelle je reste agrippée. L’eau n’est pas chaude, mes poumons ne sont pas fait pour respirer sous l’eau, mais je crois que je préfère le risque d’une noyade à une altercation avec ces trois là.