L'appartement n'est pas très grand ; 40m². On a vu pire, mais ça reste peu pour héberger deux personnes, surtout si l'une est une peintre quasi obsessionnelle dont les toiles pas sèches occupent en permanence l'espace. En principe, Leslie et Megumi se sont mises d'accord sur des règles :
- pas plus de trois chevalets en même temps dans le séjour ;
- le matos qui ne sert pas doit être rangé à sa place ;
- qui salit, nettoie.
En pratique, la théorie est souvent mise en défaut. En pratique, c'est quand même plus simple de laisser cette couche de papier journal en permanence sur le sol. En pratique, il y a des tâches qui ne se récupèrent pas. Mais puisque Leslie est d'une infinie patience, Megumi peut tout de même s'adonner à sa passion. Et quand elle s'y adonne, elle s'y laisse absorber, parfois des heures durant - chose inattendue chez une personne qui peine à lire les recettes de cuisine en une seule fois. Faire naitre des formes sur sa toile est un bonheur immédiat ; dès qu'elle commence, sa conscience se fixe sur un objectif unique : donner vie au tableau. Facile, dans ces conditions, d'oublier le reste du monde et de perdre la notion du temps.
Ce samedi, Leslie est partie en début d'après midi, et Megumi en profite. Vers 15h, elle a enfilé ses "vêtements d'artiste" (un vieux jean et un t-shirt rose délavé, tous deux couverts de vieilles taches de couleur), puis elle s'est plongée dans ses ouvrages, une playlist électro sans fin en fond sonore. Et cela fait longtemps qu'elle travaille, lorsque que la sonnerie désagréable d'un vieux téléphone portable fait éclater sa bulle.
Agacée, elle pose le pinceau sur sa palette, et se retourne pour chercher l'origine du bruit. Ce n'est pas son smartphone qui sonne ainsi. Leslie, en revanche, possède plusieurs vieux Nokias increvables - au moins deux qu'elle utilise régulièrement. Megumi déniche finalement le portable dans un sac à dos de son amie. L'écran annonce "Proprio".
Hm. Leslie n'aimerait pas que Meg décroche à sa place. Cette dernière pose donc l'appareil sur une table et retourne à son chevalet. La sonnerie finit par se taire.
Arh, je n'aime pas ce que j'ai fait avec l'ombre de ce bloc... Attends, quelle heure est-il ? Elle retourne au téléphone quelle avait laissé : 21h23.
Déjà ? Leslie devait pourtant revenir vers 18.
Je devrais peut être faire à manger. Elle aura faim en arrivant. Et d'ailleurs, Megumi a faim.
Elle dégaine son propre téléphone et appelle le portable principal de Leslie.
Elle a peut être déjà mangé après tout ? Mais qu'est-ce qu'elle fabrique ? La tonalité se répète pendant de longues secondes ; répondeur.
Hm. Le Nokia lance à nouveau sa mélodie stridente : "Proprio". Pressée, Megumi retente sa chance : attente, tonalité, répondeur. Elle soupire, agacée. Elle entre dans la cuisine, débarrasse rapidement ses mains de leur peinture dans l'évier, et s'essuie dans son jean. Elle ouvre le frigo, le placard, et réfléchit : il n'y a plus grand chose d'intéressant, et puis elle veut manger maintenant : ça sera des nouilles dans l'eau chaude, donc. Elle met de l'eau à bouillir, déballe les nouilles et commence à les manger crues, une par une. Le Nokia sonne à nouveau.
Merde, mais y'a quoi de si urgent ?... La sensation que quelque chose ne va pas commence à s'installer dans son ventre. Elle essaie encore de joindre Leslie : répondeur. Son pouls accélère : petite panique.
Merde, qu'est-ce que je dois faire ? Le Nokia sonne encore. Elle l'ignore, il se tait. Angoissée, elle retourne au séjour éteindre la musique. Dans le silence revenue, elle se masse les tempes avec les mains.
Y'a peut être un vrai problème ? Le seul moyen d'être fixée serait de joindre Leslie. Mais peut être que son absence et les appels du proprio sont liés.
Elle est peut être avec lui ? Elle hésite à le rappeler : après tout, il n'y a pas grand chose d'autre à faire.
Mais c'est peut être une connerie ? Le téléphone coupe court à ses hésitations en sonnant encore : elle décroche.
« Oui, bonsoir ? »