Dans un monde idéal, le Donjon serait un outil purement fonctionnel. Vous savez, il suffirait d'un piège à pointes bien placé à l'entrée, les aventuriers tombent, ils meurent, on les dépouille, ils ressortent, on en parle plus. Mais procéder ainsi aurait plusieurs conséquences regrettables, comme par exemple réduire drastiquement le flot de volontaires. Non, pour que ce soit efficace, la difficulté doit être bien dosée. Parfois, même, je dois laisser sortir un groupe avec un trésor ou deux. Le différentiel doit être subtil, et à mon avantage, bien sûr. Le Donjon, en fait, c'est une sorte de jeu à gratter. Un impôt volontaire, mais qu'on paierait avec ses vêtements.
Le rapport coûts / bénéfices, bien sûr, ça ne fait pas tout. Presque tous les aventuriers qui entrent finissent par ressortir, à un moment où à un autre... et malheureusement, certains (une petite minorité) sont dotés d'un organe cérébral capable d'apprendre de ses erreurs. Si je les laissais faire, ils finiraient par réussir ! Alors régulièrement, je suis obligé de trouver de nouveaux défis, de nouvelles épreuves, qu'ils n'aient pas toutes les clés toute suite. Que dites-vous ? Comme dans Fort Bo-quoi... ? Connais pas. Oh...? Vraiment... ? Ah oui, des mygales...? Nooon ?! Ah... ? Et ils ont dressé des nains juste pour ça... ? Ah. Ah bon. Bref. Il faudra que vous m'en reparliez.
Demain, c'est le grand jour ! L'ouverture du Donjon version 3. Les sous-sols ont été entièrement rénovés, et les étages ont été en partie repensés. On garde les classiques incontournables, mais j'ai aussi imaginé quelques nouveautés. Pour l'occasion, niveau com' j'ai vu les choses en grand. Vingt-deux villages pillés en moins d'une semaine ! Et j'ai été déposer moi-même les appels à expéditions dans les neuf plus grosses guildes d'aventuriers aux alentours. L'affluence, ça va être quelque-chose ! Pire que la période des soldes sur les cottes de maille en mythril. C'est que les travaux, ça coûte, alors il faut rentabiliser.
Mais ? Oh. Depuis ma boule de cristal, j'en vois qui sont en avance. Ils ont eu l'info plus vite que les autres ! Heureusement, ils ne sont que trois. Eh bien tant pis, on dira que c'est une avant-première. Bientôt ils vont arriver devant la porte principale. Elle est grande, noire et lisse. Comme le reste du Donjon (dont la façade a été repeinte !), elle semble en pierre. Ahah, je les vois déjà paniquer « mais où est-ce qu'elle est la poignée, il n'y a pas de poignée, comment on va faire ! ». En fait, c'est une porte automatique, je l'ai enchantée moi-même ! Oh, j'ai hâte de voir leur tête quand elle va s'ouvrir devant eux sans qu'ils aient rien eu besoin de faire.
Ma première pièce, elle est jolie. Il s'agit de faire une première bonne impression. Fini la fosse sceptique et l'araignée géante ; elles incommodaient les invités. À la place, je vous propose un hall large, haut de plafond, avec des dalles noires et blanches, véritable carrelage Jolignome™. Pas de pièges ; ici il devait y avoir une première énigme pour se mettre en jambes. Sauf qu'elle n'est pas du tout terminée.
En fait, quand ils entreront, ils verront une grosse silhouette qui leur tourne le dos. Plus de deux-mètres, bouffie, presque aussi large que haute. Surtout, elle a manifestement deux têtes, dont l'une dort. Si vous voulez tout savoir, c'est un orque mutant qui s'appelle Flertal, et qui me sert d'habitude de geôlier. Sa mission cette fois est complètement différente. Entre ses grosses mains, il tient un pot de peinture, et sur son épaule, il y a un gobelin avec un pinceau. Le nabot trempe les poils de sanglier dans le pot doré, et inscrit au-dessus d'une porte des symboles géométriques précis. Sur le même mur, il y a deux autres portes, mais elles n'ont pas encore d'inscription. Tant pis pour l'énigme.