Le vent hivernal arracha un frisson soudain à Morgan, qui resserra son épaisse écharpe autour de sa nuque, et accéléra le pas. La nuit commençait déjà à tomber à cette heure-ci, même si on n'était qu’en début de soirée à Seikusu, et l’éclairage public venait à peine de s’illuminer. Les quelques rares passants qu’il croisait, se hâtaient de gagner leur domicile, écoliers engoncés dans d’épaisses parkas ou employés cravatés et calfeutrés dans d’élégants manteaux longs. Aucun ne le dépassa pourtant.
Morgan jeta un coup d’œil furtif derrière lui, apercevant brièvement la silhouette solitaire qui le suivait comme une ombre depuis plusieurs rues. Il poussa un soupir teinté d'une légère inquiétude. Depuis qu’il avait quitté cet entretien pour un banal job dans un supermarché, le garçon avait eu le sentiment d’être suivi par plusieurs individus. Hors, lorsqu’on possédait le pouvoir de télékinésie, ce genre d’impression se révélait souvent tout à fait véridique.
D'ailleurs, il n’était pas tout à fait certain de la manière dont son pouvoir augmentait, lui qui s’était simplement entrainé à faire léviter les objets, mais celui-ci croissait, aucun doute là-dessus. Tant et si bien qu’il lui semblait percevoir, comme guidé par une sorte d’étrange instinct, les déplacements particuliers et les yeux rivés sur lui de plusieurs personnes le suivant à distance.
*Encore quelques rues… Oui, après celle-ci, ce sont des quartiers déserts si je me souviens bien.*
Ce n’était pas la première fois que Morgan avait des ennuis. Son séjour en prison, sa capacité à se défendre et son apparence androgyne lui avait valu un paquet d’ennemis et aucun ami. L’ancien détenu traversa un passage piéton aussi vite que les talons de ses bottines le lui permettaient. Il s’était habillé très élégamment pour son entretien d’embauche… Aussi élégant que pouvait l’être une belle jeune femme, ce qui n’avait guère plu à l’employeur.
Morgan était d’ailleurs, presque certain qu’il n’avait pas décroché le boulot. Avec ses bottines beiges, son joli pantalon noir, et son manteau féminin accompagné d’une belle écharpe, il avait tout l’air d’une jeune femme. D’autant que son maquillage gothique, et ses grandes boucles d’oreilles donnaient à son visage un charme certain. Étranger, ancien détenu et efféminé, on ne pouvait clairement pas dire qu’il avait fait grande impression pour se présenter au recrutement.
Peu importe, songea-t-il, je trouverai autre chose. Morgan tourna rapidement à droite, s’éloignant de plus en plus du centre ville, pour débarquer dans les élégants pavillons en bordure de Seikusu. Les rues ici étaient déjà beaucoup moins fréquentées, ce qui, dans sa situation, présentait théoriquement un net avantage. Affronter des brutes n’était pas un obstacle pour lui, mais il ne pouvait définitivement pas utiliser son pouvoir en plein espace public, ni les emmener vers son propre appartement.
*Joli comme coin d’ailleurs, je me demande si… Ça n’a pas l’air très surveillé…* Pensa-t-il, réfléchissant à mesure qu’il marchait.
Les lumières filtrant à travers les portes traditionnelles des luxueuses maisons illuminaient les jardins à la japonaise. Le problème demeurait entier quant à l’utilisation de son pouvoir. Morgan pouvait tout à fait se débarrasser de ses poursuivants, mais qui sait quels yeux indiscrets pouvaient l’observer ? Le jeune homme ne voulait prendre aucun risque. Celui-ci risqua un coup d’œil derrière lui, et remarqua que les types marchaient ensemble, ne se donnant même plus la peine de masquer leurs mauvaises intentions à son égard.
Cinq hommes dans des manteaux clinquants, dont trois avec un cigarette éclairant chichement leur mine patibulaire. Ils ne sont clairement pas là pour prendre un thé, songea Morgan. Celui-ci tourna à l’angle d’une grande rue peu éclairée, et se mit à trottiner avant que les brutes ne soient à nouveau en vue. Non qu’il soit en train de paniquer, mais le jeune homme préférait utiliser son pouvoir qu’en cas d’extrême urgence, et résoudre le problème en toute discrétion.
Morgan s’arrêta devant l’entrée d’un grand manoir typiquement japonais, magnifiquement entretenu, et regarda nonchalamment autour de lui. Les trottoirs étaient déserts, et ses poursuivants n’avaient pas encore tourné à l’angle de la rue. Ce n’était pas sa première effraction, si bien qu’il n’eut aucun mal à faire jouer la serrure par télékinésie jusqu'à déverrouiller l'ensemble. Il poussa le portail, et le referma derrière lui en silence, remontant l’allée de graviers sur la pointe des pieds.
*Trop facile, c’est presque une invitation à ce stade.* Ricana-t-il en se collant contre un mur.
Le manoir était parfaitement silencieux. Morgan hésita un long instant à pousser plus avant son intrusion au risque de croiser quelqu’un, mais ses poursuivants allaient certainement fouiller les jardins en s’apercevant de sa disparition. Le jeune homme s’était juré de ne plus céder à ses mauvais penchants en volant, mais cette fois-ci, il y avait urgence ! Celui-ci força en silence la serrure d’une porte à l'arrière du bâtiment principal et s’engouffra à l’intérieur sitôt ouverte.
Morgan referma la porte, et s’assit juste à côté contre la paroi. Cet étage du manoir n’avait aucune lumière, il avait vérifié avant d’entrer, et selon lui, les propriétaires devaient être absents ce soir-là. Pas un bruit n’émanait des appartements de l’étage, et de toute façon, il n’avait nul besoin d’explorer plus loin. Le garçon avait juste besoin d’attendre à proximité de la porte, le temps que ses poursuivants se lassent, et il repartirait sans être vu, ni plus ni moins. Morgan ne comptait nullement retourner en prison pour effraction.
*C’est quand même la grande classe ici, si seulement j’avais assez pour me payer un loyer dans ce genre de truc…*
Assis contre le mur, ouvrant un peu son manteau, Morgan s’autorisa à un moment de détente. D’ici une petite demi-heure, il pourrait repartir chez lui, et personne ne se rendrait compte de son intrusion. Une douce chaleur régnait dans le manoir, si bien qu’il déboutonna sa veste et prit son mal en patience. Quelque part, il était tout de même tenté de visiter cet endroit luxueux, par simple curiosité, mais il se fit violence pour ne rien faire.
Après tout, Morgan avait juste besoin d’un petit refuge quelques minutes pour semer ses ennuis, qui aurait pu lui en vouloir ? Il regarda sa montre bon marché, et étira ses jambes au sol pour patienter, en espérant que les propriétaires ne débarquent pas soudainement…