Toute cette journée avait été laborieuse pour une raison toute évidente : la pleine lune débutait ce soir. Et ça me mettait bien évidemment les nerfs à fleur de peau, et la tête en vrac. Autant dire qu’au boulot, les gosses du lycée n’avaient pas été servi avec le sourire. Je crois même avoir fait flipper quelques-uns en servant de la purée avec des gestes un brin agressifs, échappant de temps à autre quelques grognements.
C’était d’ailleurs étrange ce phénomène, les simples humains semblaient inconsciemment réagir à ma présence lorsque j’étais dans cet état, comme face à un prédateur mais sans réellement le comprendre. Mouais, je suppose que c’était un effet secondaire amusant. Ô joie, cette journée pénible avait été bouclé sans incident, me permettant enfin de filer directement dans le bois voisin pour soulager un besoin naturel.
Et par ce terme, j’entends bien laisser libre court à ma seconde nature de lycanthrope. La plupart du temps, je parvenais à retenir cette nécessité de me transformer, en m’occupant l’esprit par exemple ou en me défoulant dans un sport quelconque. Mais ça ne me quittait jamais réellement, comme un appel incessant, plus particulièrement fort la nuit. Alors en période de pleine lune, ce n’était vraiment pas possible de résister.
Quand bien même c’était l’hiver, plus j’avançai dans les bois, plus j’étais prise de bouffées de chaleur, comme si la bête en moi sentait sa libération proche. En chemin, je vérifiai que le sous-bois était désert, me fiant à mes sens aiguisés. Arrivant enfin à un endroit isolé, je n’en pouvais plus, mon corps était en feu, si bien que je balançai mes vêtements à la hâte dans le trou d’un arbre. Simple précaution pour les retrouver plus tard.
La lune m’appelait, sa lumière se projetant sur mon corps nu provoqua les premiers spasmes musculaires. C’était parti, le grand concert de craquements. Très douloureux au début, je commençai à m’y faire avec le temps, même si retenir ce phénomène pouvait encore générer une grande souffrance. Sauf que cette fois, je me laissai submerger avec délice alors que les membres de mon corps changeaient de forme, les muscles devinrent plus puissants pour recouvrir les os à moitié humains et à moitié loups, le tout recouvert par une épaisse fourrure grise.
Durant ce genre de période lunaire, je perdais assez rapidement conscience. Cela ressemblait davantage à un rêve où je contrôlai seulement de manière assez lointaine mes mouvements et où mes actions étaient dominées par le besoin de carnage. Ma conscience humaine s’évadant peu à peu, je sentis ce nouveau corps de canidé hurler à la lune, les yeux rougeoyants, en même temps que cette faim insatiable masquait tout le reste.
Peu après, ce fut plus ou moins le vide. Certes, à force de pratique, je parvenais à retenir quelques bribes de souvenir, influencer quelque peu mes gestes, comme revenir à l’endroit approximatif où j’avais laissé mes vêtements. Comme si je nageai dans un liquide épais, j’arrivai peu à peu à me guider, guère plus que des directives basiques. Rester dans les bois ou dans la zone industrielle abandonnée, etc.
Pour le reste, je ne contrôlai rien. Si bien qu’il m’arrivait régulièrement de réduire en charpie les créatures vivantes se retrouvant dans mon chemin. C’était regrettable mais, à vrai dire, je n’y pouvais pas grand-chose car une fois mon instinct fixé sur une proie, il m’était impossible de m’arrêter. Plus d’une fois, il m’était arrivée de massacrer des humains, l’apprenant après coup de manière plutôt… Peu ragoûtante.
Manque de chance, c’était justement le cas ce soir là. J’étais parvenue à m’orienter je ne sais comment vers une zone industrielle désaffectée, imaginant sans peine qu’elle était déserte à cette heure-ci, mais ce ne fut pas le cas. L’odeur de chair et de peur mélangé avait excité mon instinct de prédation et, dans un état de semi-conscience, je compris que j’avais massacré quelque chose.
De retour dans le parc familier, j’étais enfin calmée. Ma seconde nature bestiale était rassasiée et la transformation commençait à refluer lentement, comme satisfaite son féroce appétit. Je m’effondrai près d’un arbre pendant que mes ossements recommençaient à craquer de manière sinistre, les muscles reprenant leur place humaine tandis que la fourrure disparaissait.
Il me fallut du temps pour reprendre conscience humaine, revenir à mes sens et apercevoir avec dégoût mes mains pleines de sang. Super, j’avais des bouts de chair coincés sous les ongles et un atroce goût de viscère dans la bouche. Qu’est-ce que je pouvais bien avoir buté ? Je devais avoir le bide plein, mais de quoi… Dégueulasse.
La lumière de la lune me paraissait incroyablement vive, mais c’était sûrement dû à mes yeux de lycanthrope. Car, je ne sais pas pourquoi, il leur fallait davantage de temps pour revenir à la normale, si bien que j’étais partie pour conserver des iris rouge sang toute la soirée. Je me relevai, encore chancelante avec un net poids sur l’estomac. Bon, où j’ai mis mes fringues ?
Encore à moitié dans les choux, je ne m’aperçus que trop tard de l’autre présence. Je me retournai brusquement pour remarquer une jeune femme à la chevelure étrangement longue rouge et noir. Bizarre, je ne l’avais pas senti approcher. D’ailleurs, il émanait d’elle une odeur non pas humaine mais plutôt… métallique ?
En tout cas, elle m’avait vu mais je n’avais aucune idée jusqu’à quel point. Probablement pas la métamorphose complète sinon elle aurait flippé ou bien je l’aurais buté sans m’en rendre compte. Fais chier, je n’avais pas du tout envie de lui répondre. Et de toute manière, j’avais une de ces nausée. Le repas, quel qu’il soit, commençait à remonter et ce goût dans ma bouche acheva de me retourner l’estomac.
Et ce qui devait arriver, arriva. Avant même que je puisse articuler, je me tordis en deux pour vomir derrière l’arbre. Une belle galette pleine d’un mélange de sang et de reste de chair moitié digérée. Immonde. Mais le pire, c’était ce morceau de manteau jaune au milieu, nageant dans cette bouillie. A cette vue, et de ce qu’elle signifiait, je fus prise de spasmes supplémentaires. Joie, j’aurais préféré avoir bouffé un chien ou quelque chose comme ça.
Et l’autre qui ne me lâchait pas, si on ne pouvait plus gerber de la chair humaine en paix. Je n’avais pas envie de m’expliquer, pas plus que lui demander ce qu’elle voulait dire par cette histoire de décapitation. De toute manière, elle pouvait bien raconter partout ce qu’elle venait de voir, personne ne la croirait. D’humeur massacrante, je lâchai un commentaire acide.
"Bah quoi, t’as jamais vu de naturiste bourrée en train de gerber ?"
Là-dessus, je la laissai en plan pour marcher jusqu’à l’arbre où étaient coincées mes affaires, ne me préoccupant pas le moins du monde de ma nudité. Je m’étais habituée à ce revers, et de toute manière c’était une femme. Occupée à enfiler mes sous-vêtements de sport, je choisis de l’ignorer, espérant qu’elle se lasse et me foute la paix.