Les dîners de famille, c'était souvent pénible pour les adolescents. Ils ne réalisaient pas la chance qu'ils pouvaient avoir, d'être entourés de gens qui les aimaient, attablés avec de bonnes choses dans leurs assiettes, alors que d'autres personnes moins chanceuses auraient donné un rein pour avoir ne serait-ce que la chance de s'asseoir à leur table. A cet âge où l'on revendiquait l'indépendance tout en ayant un cruel désir de reconnaissance, être l'objet de contemplation limite prophétiques de la part de personnes qui avaient le double de leur âge, c'était dérangeant pour eux. Aussi passaient-ils tous le plus clair de leur temps les yeux rivés sur leurs écrans, à marmonner une vague réponse quand on avait le malheur de s'adresser à eux.
Pam se demandait souvent si elle aurait réagi de la même manière, si elle avait eu la chance de se trouver dans cette situation. Les repas de famille, ça ne lui évoquait qu'un vague souvenir, à l'époque où elle n'avait même pas dix ans et que ses parents étaient encore ensembles. Dans chacun de ces souvenirs, un arbre de Noël se retrouvait planté dans le décor, étant à lui seul un indice suffisant sur la période où ces fameux repas se déroulaient. Quelques visages se reflétaient autour de la table, mais plus le temps passait, plus leurs traits se retrouvaient floutés, brouillés, en perdition. Les grands-parents avaient disparus, les éventuels oncles et tantes s'étaient dispersés et n'appelaient que rarement pour Noël et pour l'anniversaire - pas tous en même temps, et certainement pas de bon cœur, vu le ton qu'ils employaient avant de raccrocher rapidement.
L'adolescente les avait à peine connu, alors elle ne pouvait pas vraiment leur en vouloir réellement. Pour ce qu'elle en savait, dés à présent, sa famille, c'était son père. Il y avait longtemps que sa mère ne l'avait plus appelé, et chaque fois qu'elle le faisait - à une fréquence relativement aussi grande que celle des oncles et tantes fantômes - c'était sur un fond de cris, de pleurs et d'éclats de voix enfantins qui rappelait à Pam qu'elle possédait actuellement trois demi-sœurs et une demi-frère. Une information qui ne lui faisait ni chaud ni froid. Une photo d'eux lui avait pourtant bien été envoyé, un jour, en accompagnement d'une carte d'anniversaire. Elle devait traîner quelque part dans un tiroir, coincée dans la carte en question.
« Pam, ton père t'as posé une question. »
La lycéenne releva la tête de son téléphone, et observa les alentours comme si elle venait d'en notifier l'existence. A la droite de l'immense table ronde laquée, Mayumi lui offrait un regard plus dur qu'à l'habitude. Accompagné de la lassitude dans celui de son père, leurs quatre yeux pesaient sur la jeune fille qui glissa bien vite la coque rose de son portable dans sa poche.
La nouvelle conjointe de son géniteur - une belle femme au teint brun et à l'approche de la trentaine - poussa un soupir de lassitude, et se leva, se dirigeant vers la porte qui menait à la cuisine. Pam la suivit du regard, n'osant pas regarder son père en face. Le renflement qui paraissait sur le ventre de la femme était une nouvelle source d'énigme pour sa conscience.
« Tu n'as rien entendu, ou tu ne veux tout simplement pas répondre ? »
L'homme passa une main dans sa coupe en brosse, observant sa fille pour la première fois de l'année. Et on était déjà en mars. Celle-ci ne lui rendait toujours pas son regard, fixant désormais son attention sur une femme de ménage qui passait par là avec une pile de linges presque aussi grande qu'elle.
La maison, habituellement vide, se faisait effervescente lors des rares passages de l'homme. Les domestiques s'agitaient en tous sens, et de nombreuses personnes y passaient lors de rendez-vous d'affaires, qui pouvaient se conclure aussi bien dans le salon que dans le vaste bureau d'habitude toujours vide. Dans ces périodes-là, Pam restait dans sa chambre, et les seuls moments difficiles à passer étaient les repas où elle était bien forcée de s'asseoir sur cette même table, en compagnie d'un homme qu'elle ne reconnaissait plus vraiment.
Elle était consciente d'être celle qui initiait ce malaise désagréable. Son père se comportait avec elle comme tous les papas du monde se comportaient avec leurs filles - il la câlinait, lui faisait des sourires, la réprimandait quand elle allait trop loin, et passait surtout le plus clair de son temps à poser des questions relativement adaptés à la vie d'une adolescente. Il ne semblait pas déçu par ses réponses, même quand elle lui avouait des choses qui montraient bien que son quotidien n'avait rien de celui d'une héroïne de roman.
Certains aspects sombres de celui-ci - les brimades par ses camarades, notamment - étaient passés sous silence. Mais pourtant, ces aspects étaient en fait la raison de la venue de l'homme au domicile. Il avait réussi à convaincre sa fille de lui en parler - elle qui, pourtant, aurait préféré emporter ça dans la tombe. L'homme était capable de prouesses devant une troupe de journalistes ou de prospecteurs, et ses capacités oratrices ressortaient également quand il parlait à sa propre famille. Il avait réussi à la convaincre de donner tous les détails - excepté le nom des harceleurs. L'adolescente ne voulait pas que ce soudain ressort d'autorité de la part de son père le pousse à aller frapper à la porte des parents, rendant la suite des évènements encore plus désagréables.
Ensemble, ils avaient finis par tomber sur un compromis auquel la jeune fille n'aurait jamais vraiment pensé. Et ce compromis lui inspirait des sentiments mixtes. Actuellement, elle n'était même plus très sûre de son accord sur la question, et cela semblait embêter son père, qui le remarquait bien.
« Écoute, heu... (l'homme se gratta de nouveau le crâne, peu sûre de ce qu'il allait dire.) j'ai eu un entretien au préalable avec cette jeune fille, au téléphone. C'est quelqu'un qui m'a l'air très bien, tu n'as aucune raison d'appréhender sa venue.
- C'est même pas une vraie gouvernante en vrai, non ? »
L'homme ne répondit pas tout de suite, laissant à Pam tout le loisir de se tordre sur sa chaise. L'appréhension de la jeune fille à l'idée que quelqu'un d'étranger à la famille ou au service pénètre dans son domicile pouvait paraître exagérée. Ça l'était un peu moins quand on savait que, plusieurs fois, quelques farceurs avait passé les hauts buissons de fleurs qui bordaient le portail pour aller tenter de forcer sa fenêtre dans son sommeil. Ce genre d'incidents laissait toujours une marque, qui pouvait paraître comme un caprice à quelqu'un ignorant des évènements.
« Tu as passé l'âge de bénéficier de ce genre de services, je pense, répondit son père. Je ne l'ai pas engagé pour ce genre de choses. Pas entièrement, du moins. Comme Mayumi l'as dit tout à l'heure, je pense qu'il est grand-temps que, hem... tu apprennes à te débrouiller dans les situations les plus délicates. »
Pam savait qu'il pensait à l'incident de la fenêtre. Et à d'autres, que lui et Mayumi avaient réussi à lui arracher, avec quelques larmes au passage. Si son père lui avait maladroitement tapoté le dos, Mayumi, elle, n'avait pas eu l'air d'être bouleversée par la confession. Probablement le soupçonnait-elle depuis un moment, au vu des bleus qu'elle avait un jour surpris dans le dos de sa belle-fille. Ça avait d'ailleurs dû être l'élément déclencheur. Pam ne savait pas si elle lui en voulait ou pas pour cela.
« Papa ?
- Oui ?
- Je ne pourrais pas tout simplement avoir des cours à domicile ? »
Les épaules de l'homme tressaillirent. Au moins une fois par mois, sa fille lui faisait inlassablement la même requête. Et comme à chaque fois, il restait inflexible.
« C'est exclu, Pam. »
Et comme à chaque fois, à la vue de la petite étincelle d'espoir qui s'éteignait dans les yeux de son enfant, il regrettait tout de suite d'avoir dit ces mots.
Cela dit, cette fois-ci, un son aigu l'empêcha de développer ses remords. Mayumi réapparut au même moment, portant un plateau de thé fumant qu'elle posa sur la table.
« Elle arrive, je l'ai vu passer par la fenêtre. »
Une moue vint déformer les jointures de ses lèvres brunes.
- Elle fait un peu mauvais genre. Tu es sûre qu'elle conviendra ?
- Elle sera très bien, répondit l'homme, toujours aussi raide. Il n'y aura pas mieux. »
Quatre tasses furent rapidement dispersés sur la table, alors qu'on entendait une porte s'ouvrir et la voix d'une gouvernante annoncer la présence du visiteur. Des bruits de pas indiquèrent bientôt que celui-ci était conduit jusqu'au salon où se trouvaient les maîtres de maison. Une autre porte s'ouvrit, et M. Chihara fit un sourire cordial à la jeune femme qui venait d'entrer.
« Nous vous attendions, Mademoiselle Chavez. Asseyez-vous, si vous le voulez bien. »