La grossesse de Camille était de plus en plus avancée. Elle n’était pas encore au terme, mais son ventre s’était considérablement arrondi. La magie pouvait dissimuler cet état de fait, et la faire paraître moins vulnérable face aux étrangers, mais le fait est qu’elle ne reconnaissait plus son corps. Elle était sujette à des sautes d’humeur, parfois, et passait du rire aux larmes sans autres raison que les hormones. Ses seins avaient, comme son ventre, pris du volume. Elle avait l’impression de ressembler à un ballon géant, et son dos la tiraillait parfois. Pour dormir, c’était également la galère. Impossible de se rouler en boule, comme elle en avait l’habitude. Dormir sur le ventre était hors de question, et sur le dos elle n’était pas à l’aise. La seule solution qu’elle avait trouvé, que Meghan lui avait soufflé en fait, c’était de dormir adossée sur ses oreillers. Elle n’était pas très à l’aise, mais c’était mieux que rien. La fatigue la faisait s’endormir assez rapidement. Mais elle se réveillait souvent après trois ou quatre heures de sommeil, le corps perclus de douleur.
Elle n’aimait pas ne pas pouvoir se faire confiance, émotionnellement. Après le sixième mois, elle avait dû arrêter ses activités professionnelles. Son ventre la gênait, et elle ne pouvait pas être aussi minutieuse qu’avant lors de ses créations de bijoux enchantés. Quant à ses escapades sur Terra, elle se fatiguait trop vite, et passait souvent d’une intense motivation à une intense dépression. Sans compter ces êtres qui la cherchaient. Desmond, son époux, n’était plus. Mais les entités par lesquelles il avait été possédé, avec qui il avait conclu un pacte diabolique, étaient toujours à sa recherche. Ils étaient appelés
Les Grands Anciens. Camille avait eu affaire à eux, des mois plus tôt, alors qu’elle était à explorer les ruines d’un château.
Il s’était déroulé beaucoup de chose, ces jours-là. Elle avait appris des choses qu’elle ignorait sur ses ancêtres, même si elle avait failli y laisser la vie. Elle ne regrettait en rien cette aventure. Elle avait d’ailleurs pu, à cette occasion, rencontrer un homme formidable qui l’avait guérie de ses appréhensions, après sa mésaventure avec Desmond. Un homme courageux, et un amant vigoureux. Camille esquissa un sourire lascif en repensant aux circonstances dans lesquelles ils avaient fait plus intimement connaissance. Juste avant, elle avait pu rencontrer la déesse Sha, déesse des sorcières à laquelle sa grand-mère croyait fermement.
Mais beaucoup avaient péris, ce jour-là. L’expression de la sorcière s’assombri en repensant à cette milice, ce Haut-Inquisiteur qui étaient venu « purifier » le château de son ancêtre. Ce dernier n’avait certainement pas mérité d’être possédé par Dormin, le
Grand Ancien qui pourchassait l’enfant de Camille, et qui avait également possédé son aïeule. Mais aujourd’hui, elle n’avait pas à s’en soucier. Ce jour même était dédié à la mémoire de ses parents, morts avant qu’elle ne puisse se souvenir d’eux. Ce jour était dédié à ses ancêtres, toutes celles qui hantaient ses rêves. Mais surtout, ce jour était consacré à sa grand-mère, qui l’avait élevée avec autant d’amour qu’une mère, et autant de fougue qu’un père. C’était le
Jour des Morts, le jour où l’on rendait hommage aux êtres qui nous étaient chers, disparus brutalement ou paisiblement.
Esquissant un sourire à l’intention de Meghan, son assistante et apprentie, Camille étendit ses jambes devant elle. Elle était assise dans un tas de coussins, à l’intérieur d’une chaise de porteurs. En face d’elle, la jeune
Meghan, à peine âgée de plus de vingt ans, était assise en tailleur. Depuis que la grossesse de sa patronne commençait à se voir, elle l’escortait partout. Moins puissante que Camille, la jeune sorcière n’en était pas moins douée, et dotée d’un solide sens de l’honneur. Elle protégerait son maître d’apprentissage, quel qu’en soit le coût. Ce que la Temple n’était pas certaine d’apprécier. Elle ne voulait pas avoir la mort de Meghan sur la conscience. Elle ne voulait pas que la petite blonde, pleine d’entrain, se retrouve un jour étendue sur le sol, blême dans la mort, exsangue, avec un regard vitreux. Mais elle ne pouvait pas y faire grand-chose. Aussi têtue qu’elle, Meghan avait longuement argumenté avant que sa patronne, lasse et enceinte, n’abandonne le sujet.
Le convoi finit par s’arrêter. Les deux sorcières étaient arrivées à destination. C’était un coin isolé, perdu dans la désolation des Landes Dévastées. Alors que Meghan remerciait le cocher, Camille descendait prudemment. Un valet s’occupa de leurs affaires, et le cocher promit d’être de retour le lendemain, à la même heure, pour revenir les chercher. Sur ces mots, il reprit la route, disparaissant finalement au loin dans un nuage de poussière.
Avec un soupir, Camille commença à prendre quelques malles pour installer l’autel, mais Meghan intervint, arrêtant son geste d’une petite tape sur la main.
«
Il faudrait vraiment que je te rappelle qui est la patronne ici, Meghan. »
Cette dernière sourit innocemment, et s’empara du tas de coussin pour les adosser contre le tronc d’un arbre calciné. Elle poussa la brune à s’y installer, et affirma s’occuper de tout. Tout ça, sous prétexte que Camille était enceinte. Et bien soit. Elle devait avouer que sa jeune apprentie n’avait pas totalement tort. La grossesse la fatiguait, et dès qu’elle se fut installée, elle sentit le sommeil s’emparer de son esprit, abrutir ses pensées et alanguir son corps.
«
Pense à… Bien ériger les protections magiques, glissa-t-elle d’une voix ensommeillée, entrecoupée de bâillements, avant de laisser l’inconscience l’emporter. »
* * * * *
Des heures plus tard, lui semblait-il, Camille s’éveilla. La nuit était presque tombée. Elle avait dû dormir presque toute la journée. Elle se redressa contre le tronc, ou ce qu'il en restait, et évalua les environs, à la recherche de Meghan.
«
Meghan ? »
Pas de réponse. Elle appela encore une dizaine de fois, avant de s’agripper à l’arbre mort pour se redresser. Du moins, était-ce son intention. Mais une décharge d’énergie la frappa soudain, lui coupant le souffle. Puis une seconde, rapprochée, paralysant ses mouvements et son esprit alors qu’elle s’arquait sous la douleur. Quelqu’un profita de ce répit pour entraver l’un de ses poignets dans un cercle froid, dur et lourd. Elle n’eut pas le temps de se demander ce que c’était qu’elle le ressentit. Ses pouvoirs bridés se débattaient en elle pour s’exprimer, mais ce qui les bloquait, c’était cet anneau d’obsidienne qui cerclait sa peau pâle. Elle voulut se dégager, mais quelqu’un attrapa son autre main et la relia à la première, derrière son dos.
Elle ne voyait rien, que des silhouettes sombres qui s’agitaient autour d’elle.
Où diable est donc Meghan, quand j’ai besoin d’elle ? S’interrogeait la sorcière en serrant les dents. Plus elle se débattait, et plus les menottes meurtrissaient sa peau tendre. Elle regretta bien vite sa pensée en voyant une silhouette se débattre. Une chevelure dorée scintilla à la lueur d’une torche, et Camille su sans le moindre doute qu’elle appartenait à son assistante.
«
Meghan ! Appela-t-elle. »
Un gémissement étouffé lui parvint, alors qu’une voix résonnait dans sa tête et que les silhouettes assombries par l’obscurité l’encerclaient.
«
Je serais toi, j’éviterais de trop m’agiter. Le bébé pourrait être endommagé… »
Elle se raidit immédiatement.
Endommagé, vraiment ?
Mais ce n’est pas un objet, avait-elle envie de crier.
C’est un bébé, un être vivant ! Elle se contint cependant, et s’efforça de se tenir aussi droite que possible. Meghan gémit à nouveau, et Camille leva les yeux vers elle. Les torches éclairaient à présent la scène dans son intégralité. Des golems, constitués de chair morte et assemblée comme un patchwork, retenaient la blondinette bâillonnée. Elle avait également les poignets entravés par des menottes d’obsidienne, mais pas seulement. Les chevilles aussi.
«
Tu as le choix, ma chère Camille. Ton enfant, ou ton assistante ? »
La voix résonna à nouveau dans sa tête, cinglante et mesquine, alors que Camille secouait la tête. Ce n’était pas un choix. Elle ne pouvait pas choisir entre la chair de sa chair, et la gamine qu’elle avait élevée comme son enfant depuis qu’elle l’avait recueillie, perdue, sanglotante et à moitié morte. Elle ne pouvait pas, c’était impossible.
Mais les golems de chair n’étaient pas de cet avis. Et un gémissement plus perçant, provenant de son apprentie, déchira le silence pesant.
«
Arrêtez ! Qui êtes-vous ? »
Un rire glaçant déchira les ténèbres alors qu’une silhouette plus massive s’avançait entre les golems. Un vrai colosse, au teint aussi noir que la pierre d’obsidienne qui entravait la captive. Le crâne chauve, rasé, il avait un visage aux traits durs, marqués de cicatrices. Ses yeux dorés, littéralement, brillaient à la lueur des flammes, alors qu’il esquissait un sourire de ses lèvres minces. Ce faisant, son nez -tordu par de multiples coups- bougea légèrement, exhalant une sorte de fumée blanche. Et Camille put sentir le soufre de son haleine quand il se pencha vers elle.
«
Je suis autrement plus coriace que Dormin, laissa-t-il simplement échapper, avec une tonalité grave et rocailleuse. »