Le Temps vous fait oublier plusieurs choses. Le Temps nous arrache certains souvenirs que l'ont croyait endurer toute notre vie, pour le meilleur ou pour le pire. Cette cruelle Maîtresse vole nos joies, nos peines, nos aspirations, notre force et parfois, notre propre nom. Le Temps réclame tout ce que nous avons et tout ce que nous sommes. Pas pour Keeshanic. Keeshanic ne pouvait s'empêcher d'oublier. Oublier ce qui causait et animait le feu de rage qui crépitait en son esprit. Il ne pouvait pas empêcher la peine, la souffrance et l'humiliation qu'il a vécue au service des humains. Il fut traité comme un domestique, comme un animal de chasse, comme un simple jouet pour une noble cruelle et délaissée qui éprouvait du plaisir à infliger de la souffrance. Sa fierté ne pouvait l'empêcher d'oublier ces épreuves qui ont forgé son caractère, tempéré son âme telle une lame. Oh, pas qu'il visait à se venger. Ceux qui lui ont fait vivre tout ça ont déjà goûté à leurs justes dus et il ne désirait pas répéter cette destinée à tous les humains. Mais ce sont ses expériences qui le gardent aux aguets. Plus jamais il ne se fera capturer de cette manière.
Depuis combien de temps avait-il fui Ashnard? Il ne pouvait plus le dire. Des années? Peut-être pas, mais facilement quelques pleines lunes. Ça, il en était certain. Les jours se comptaient difficilement en cette partie du monde, de nombreuses tempêtes de sable balayaient souvent les environs, cachant soleil et étoiles lors de leur passage. Aujourd'hui ne faisait pas exception à cette règle. Keeshanic n'avait même pas besoin de sortir de sa caverne pour le sentir. Le vent se levait et le sable fin menait une élégante danse qui célébrait la venue des terrifiantes forces de la nature. Il ne voyait pas ce spectacle, mais il le sentait dans l'air, il l'entendait par les sifflements irréguliers de la pierre. Keeshanic ne faisait qu'un avec la nature et ses sens n'en étaient que développés de manière presque surhumaine. Du moins, son ouïe et son odorat l'étaient. Mais la lever du sable amenait plus que des dangers, elle amène également l'heure du repas. Lors des tempêtes, les chasseurs sortaient de leurs cachettes et arpentaient les buttes sableuses à la recherche de voyageurs perdus ou des quelques herbivores de la région. Keeshanic n'en avait pas après les herbivores, mais après les chasseurs. Malgré leur apparence répugnante, le loup avait découvert bien vite que leur chaire était délicieuse. Avant que la tempête ne se lève, Keeshanic s'était retiré un peu plus loin dans le désert, là où il avait découvert une cachette de vers des sables. Malgré leur nom, ces créatures se rapprochaient davantage du reptile. Ils ressemblaient à de grands serpents à la gueule reptilienne, la gueule remplie de centaines de crocs tranchants, avec deux mandibules assez puissantes pour casser du roc, exploit dont le grand loup avait été témoin. Ses créatures ne possèdent pas d’yeux et utilisent leur ouïe surdéveloppée pour chasser. Il était non loin de leur cachette, à quatre pattes, l'oreille près du sol, les yeux clos. Il pouvait les sentir sous le sable. Deux vibrations particulièrement inquiétantes s'éloignaient rapidement du nid. Les adultes venaient de partir et avaient laissé leurs petits à la maison. C'est exactement ce que le loup recherchait. Un ver adulte prenait des dimensions absurdes et malgré ses talents et sa force, Keeshanic savait très bien qu'il n'avait aucune chance s'il essayait de se battre contre ses créatures dans leur propre domaine. Leurs petits par contre...
Il ne fit que deux ou trois pas vers le nid avant de sentir plusieurs vibrations qui se lançaient vers lui à une vitesse folle. Quatre... Non, cinq enfants. Pas très gros. Il se lança sur le côté, une créature jaillit du sol, exactement à l'endroit où il était. La bête était aussi grande que lui. Quatre autres vers tout aussi grands s'expulsaient du sable, leur gueule pointée dans sa direction, poussant des hurlements stridents. Celui qui l'avait attaqué en premier se jeta sur lui. Il esquiva en sauta dans les airs. Une fois au sol, il se coucha à plat ventre, en évitant un autre qui avait tenté de le prendre au vol. Il esquiva une autre charge vers la droite, une quatrième vers la gauche. Il sauta sur le dernier, le renversa au sol et planta ses griffes dans son abdomen encore sensible dû à son âge pour arracher son cœur. La bête poussa un hurlement et tomba raide mort. Il savait comment les chasser. Tous se lançaient un à un pour éviter de se rentrer dedans à cause de leur taille et se retourner leur prenait toujours un peu de temps comme ils n'avaient d'autre moyen que d'onduler sur le sol pour se déplacer. Le dernier à charger était donc vulnérable. Il avait également étudié leur anatomie. Si les adultes étaient recouverts d'une épaisse carapace digne des écailles d'un dragon, les enfants, eux, étaient plus sensibles et leur ventre était particulièrement mou. L'un quitta son groupe, emporté par la rage et la perte de son frère. Il tenta de décapiter le loup d'un simple coup de mandibule. Le grand loup agrippa ses mandibules tranchantes, grognant, tandis qu'un épais filet de sang coulait à profusion de ses pattes. Poussant un rugissement bestial, Keeshanic poussa vers l'avant, écartant les armes naturelles de la créature qui finit par s'arracher. Elle tomba sur le sol, se tortillant de douleur tandis que sang verdâtre. Keeshanic en tua un autre en plantant les mandibules cassées dans ce qui pouvait servir de gorge à ses créatures. Elle tomba sur le sol, s'étouffant dans un gargouillis de sang. Les deux derniers n'ont pas offert beaucoup plus de défi au chasseur, bien que l'un d'eux avait réussi à le renverser au sol et à lacérer son torse et son crâne, lui laissant une large et profonde coupure sur son poitrail et au-dessus de son sourcil gauche. Satisfait, il amena les carcasses vers sa caverne avant que les adultes ne reviennent. Ceux-ci n'allaient pas être contents de constater que leur famille au grand complet vient d'être tuée.
La tempête venait tout juste de se lever dans les environs de sa demeure. Les vents étaient violents, le sable brûlant chauffait ses blessures, rendant le trajet beaucoup plus difficile qu'il ne devrait l'être. Mais tout ça n'était pas ce qui l'inquiétait. Le vent avait effacé presque toutes les preuves visuelles, mais il ne pouvait pas tromper son nez. Quelqu'un était chez lui. Il grogna, laissant tomber les carcasses à l'entrer, silencieusement et s'avança. C'était visiblement une femme. Une terranide même, à en juger à ses oreilles et sa queue de louve. Par contre, un détail le dérangeait. Elle ne l'avait pas remarquée, à croire qu'elle venait tout juste de rentrer. Il se leva sur deux pattes, la fixant du haut de son trois mètres. Même s'il l'avait surpris, elle ne semblait pas ébranlée. Pas du tout même. Elle lui lança une salutation, bravant son regard. Il plissa les yeux, humant l'air autour d'elle. Son odeur était... Particulière. Terranide, mais également bien d'autres choses. Elle n'était pas naturelle.
''Qu'est-ce que tu es.'' Lâcha le grand loup dans un grognement rauque, témoignant de sa difficulté avec le langage des hommes. Il avait également dit ''qu'est-ce que tu es'' et non ''qui es-tu'', il avait été très clair là-dessus.
Il ne pouvait pas cataloguer son odeur. C'était unique, hors de ce monde et franchement... ça le dégoûtait. Il ne montrait pas les crocs, il n'avait pas l'air agressif, mais il semblait tout aussi prêt qu'elle à lui sauter à la gorge, même s'il avait piètre allure avec ses blessures. Oh, c'est vrai. L'ignorant un peu, il sortit de sa grotte quelques instants, revenant quelques secondes plus tard traînant les cinq énormes carcasses pour les mettre au fond de la grotte. Il ne voulait quand même pas laisser le vent et le sable dévorer ses proies. Ou pire encore, attirer les parents avec l'odeur du sang.
''Toi partir. Pas la bienvenue ici.''