« Oui mesdames et messieurs, une vraie forteresse de muscles, et docile comme un agneau avec ça ! »
(Crétin.) Remua Saïl dans sa tête avec mauvaise humeur alors que le bonimenteur surexcité continuait son baratin, arrosant la place publique de ses vociférations qui paraissaient vouées à n’avoir jamais de fin tandis qu’il faisait de grands gestes théâtraux en direction de sa marchandise sans jamais paraître pouvoir s’épuiser de faire l’histrion en braillant sans cesse.
L’homme-loup dont il était question avait eu des entraves de plusieurs quintaux accrochées aux chevilles et aux poignets afin de gêner sa mobilité et de lui ôter toute velléité de fuite, ce qui l’obligeait à marcher recourbé pour ne pas tirer sur ses chaînes… et surtout pour ne pas laisser apercevoir qu’il pouvait sans problème les briser : ceux qui l’avaient « capturé » avaient mal jaugé sa force et ne se doutaient pas des hectopascals de pression qu’il pouvait déchaîner si l’envie lui en prenait. Mais il n’en avait pas envie, car en dépit des apparences, il était là de son plein gré, s’étant à dessein laissé prendre et mettre les fers afin de pouvoir découvrir cette ville nommée Nexus qui le fascinait tant dans une relative tranquillité : il s’en était très vite aperçu, il était tout à fait impossible qu’il pût s’y glisser, de jour comme de nuit, sans qu’on le remarquât et qu’on lui donnât ensuite la traque. Cet état de faits était très contrariant pour le scientifique assoiffé de découvertes, aussi il avait réuni la témérité et la ténacité nécessaires pour échafauder un plan qui lui permettrait d’avoir droit à une petite visite guidée de la métropole de Terra : si les coutumes de ce monde comprenaient un marché aux esclaves aussi élaboré qu’il avait pu s'en rendre compte, alors pourquoi ne pas rentrer dans ce jeu et contrefaire la bête de foire le temps de réunir les informations qui l’intéressaient ? L’idée ne manquait pas d’audace, mais il était quelqu’un qui aimait la prise de risque pour ce qu’elle avait de prometteur mais aussi d’exaltant, aussi avait-il pris vite et bien les dispositions pour un petit séjour en ville : il avait renforcé le camouflage de sa caverne avec d’autres rochers afin que de s'assurer celle-ci ne se vît pas violée pendant son absence, et avait ordonné son intérieur correctement de manière à ne pas avoir de mauvaise surprise à son retour. Évidemment, étant conscient que les terranides sauvages ne s’encombraient pas de vêtements, il avait dû se séparer à contrecœur de son espèce de kilt de manière à mieux mimer le loup-garou imbécile, et au fond cela valait mieux : s’il l’avait gardé et que ses détracteurs s’étaient aperçus qu’il en avait garni l’intérieur de nombreuses poches, il aurait été au devant de gros ennuis quant à la crédibilité de sa supercherie.
Phase finale de sa machination, il avait repéré une caravane de chasseurs d’esclaves sur le chemin du retour, aisément reconnaissables à leur équipement qui les distinguaient facilement du commun des mortels, et les avait chargés en faisant de son mieux pour contrefaire l’animal en furie, davantage préoccupé à vrai dire par son appareil génital qui ballottait indécemment que par les armes qu’ils s’étaient mis à brandir à son encontre. Il avait été difficile d’empêcher le loup en lui de se ruer sans faire de chichis sur eux et de les tailler en pièces, et d’ailleurs, il avait assommé l’un des combattants par mégarde par un coup de poing mieux placé qu’il ne l’aurait voulu, mais les circonstances avaient favorisé sa comédie plutôt médiocre, les malabars qui le castagnaient étant trop préoccupés par la perspective de tout l’argent qu’il représentait pour réellement se soucier de la vraisemblance de son comportement. Leurs coups qui auraient probablement brisé sans problème des membres humains ne résonnaient sur le corps de Saïl que comme des chocs qui ne laisseraient au pire que quelques bleus, mais il avait fini par s’avouer vaincu après une poignée de minutes de lutte, se laissant lourdement tomber comme une masse après un grand coup de massue sur la tête qui l’avait en réalité à peine étourdi.
Ensuite, ç’avait été le parcours dans cette cage roulante putride, avec deux géants à la matraque pour le renvoyer dans l’inconscience si jamais il se réveillait et que l’homme-loup avait aperçus à travers ses paupières semi-closes et entendus, se retenant toutefois bien de montrer qu’il s’était réveillé afin de ne pas s’exposer à des blessures inutiles. Le cœur battant, il avait attendu sans trop savoir en réalité ce qui allait pouvoir advenir de lui maintenant qu’il avait été réduit à l’état de bien commercialisable, retenant une excitation qui pointait en lui à l’idée de ce retour momentané à la civilisation (même si ça n’allait vraisemblablement pas être la civilisation terrienne de ses vertes années) : il était partagé entre l’espoir et l’appréhension, et se raccrochait plus que jamais à sa terrible puissance pour le sortir du pétrin si jamais la situation s’avérait vraiment trop instable et trop risquée. Vu la vitesse à laquelle il pouvait aller et la force et l’agilité qu’il pouvait déployer, il estimait qu’il n’aurait pas trop de mal à battre en retraite et à franchir les remparts de Nexus si le besoin s’en faisait urgemment sentir d’après ce qu’il avait pu observer de l’extérieur. Normalement, tout était supposé se passer sans gros pépin, mais il ne fallait jurer de rien, et ne jamais baisser sa garde pour éviter que tout partît en vrille et que le bon Saïl se retrouvât transformé en viande hachée.
Pourtant, la suite s’était déroulée sans réelle anicroche : il avait été « réveillé » par un jet d’eau sale dans la figure, puis des ordres lui avaient été aboyés sous la menace des armes pour lui intimer de les suivre en se tenant tranquille. De pareils jappements agaçaient Khral, et il avait pensé un instant à jouer les rebelles en rudoyant ces salopards pour les rendre un peu moins orgueilleux, mais, se doutant que cela n’aurait pu apporter que des complications, il avait opté pour un comportement plus docile, et avait donc pris l’air du parfait ahuri et obtempéré en traînant des pieds comme l’aurait fait un sauvage mal dégrossi atteint de débilité mentale. Avec des commentaires emplis de satisfaction, ils avaient constaté son indolence affligeante qu’ils percevaient comme un signe d’obéissance facile à leur avantage, et s’étaient empressés de lui passer les entraves qu’il portait désormais, opération qu’il avait laissé exécuter sans broncher alors qu’il aurait pu leur broyer le crâne d’un simple mouvement de la patte. Étant donné qu’il s’était montré un « bon toutou », qualificatif que Saïl avait tout fait pour encourager en laissant de côté sa fierté, il avait tout juste eu droit à un questionnaire digne des douaniers d’Ellis Island de par son caractère expéditif ainsi qu’à un examen médical du même acabit exécuté par un tâcheron qui était à lui seul une offense à la profession que le Docteur Ursoë se faisait un devoir d’exercer correctement, contrairement à cet incapable qui n’aurait pas été fichu de discerner une maladie même si on lui avait planté sous le nez un panneau avec écrit « CECI EST UNE GRIPPE. »
Mais bref, toutes ces préoccupations n’étaient au fond que secondaires, et l’un dans l’autre, tout s’était passé très bien et de fil en aiguille, Khral s’était retrouvé en compagnie de bien d’autres espèces extraordinaires qu’il avait observées tout en faisant de son mieux pour ne pas trop en avoir l’air. C’est que toute tentative de communication entre les futurs esclaves était sévèrement réprimée par des coups de fouets, châtiments corporels pour lesquels il aurait bien éviscéré ces raclures de bourreaux, mais dont il était bien forcé d’endurer la vision en restant aussi apathique qu’au début afin que sa couverture ne partît pas en lambeaux.
Et maintenant, le voilà qui passait à son tour sur l’estrade pour être exposé à la vue de tous ces spectateurs venus ici pour se payer des âmes serviles afin d’exécuter ce qu’ils n’étaient pas fichus de faire eux-mêmes, encadré par une bonne demi-douzaine de cerbères, cerclé de toutes parts par une foule grouillante et bruyante. Endurant stoïquement une telle épreuve, l’homme-loup qui était si mal à l’aise en public s’était réfugié dans la forteresse de ses pensées, dressant les fortifications de son esprit contre les agressions du monde extérieur, sans pour autant rien perdre du spectacle urbain qui s’offrait à lui alors qu’il affectait une parfaite crétinerie, restant complètement amorphe, la tête légèrement baissée, ses larges mains ramenées discrètement au niveau de son entrejambe pour cacher ce qu’il était contre la décence de montrer. Il eut du mal à réprimer une grimace d’ironie en faisant le point sur sa situation : voilà qu’il se retrouvait désormais bête de concours comme une belle vache bien grasse ! Sincèrement, même avec beaucoup d’ouverture d’esprit, il n’aurait jamais pu croire qu’il se retrouverait un jour dans une situation pareille, et pourtant, une chose en ensuivant une autre ces dernières années, il avait abouti ici, comme point de mire de regards brillant d’une lueur de vénalité désolante. Il aurait voulu hurler « Est-ce à ça que vous êtes réduits ?! » et se mettre à tout casser pour évacuer la rage issue de sa profonde déception, mais il n’était que trop conscient que se muer en brute féroce n'aurait pu faire qu’empirer les choses, aussi laissait-il les piaillements du présentateur suivre leur cours :
« Regardez donc ce poil brillant ! Vous remarquerez que le sujet a sa parfaite intégrité physique, et est donc apte à toute besogne ! Le prix d’envoi se situe à six mille pièces d’or ! Alors alors alors… des intéressés ?! »
Alors que le couineur de service sous acides laissait à son public la parole, Khral redressa mollement la tête, observant cette masse d’acquéreurs potentiels : qui allait bien pouvoir mettre le prix fort pour acquérir un bestiau comme lui ? Ce gros plein de soupe qui avait l’air d’étouffer dans son costume richement brodé ? Cette collet monté d’un autre âge à l’air pincé ? Ce jeune homme suffisant qui le lorgnait d’un œil dubitatif ?
(Qui que ce soit, il ne va pas être déçu de son achat !) Ricana intérieurement Saïl en pensant à la tête que l’acquéreur ferait lorsque la vraie nature de l’homme-loup se révèlerait au grand jour.