Lemme était un peu nerveux, mais il faisait de son mieux pour le cacher à son interlocuteur : un terranide très animalisé aux traits de lérot. Depuis presque deux mois, le jeune garçon, d'une quinzaine d'années, était en quelque sorte son apprenti. C'était Sophomyn Gilbroltin, mage de la tour de Locmirail et principal partenaire de Lemme, qui avait eu l'idée. L'approche qu'avait l'ingénieur de la magie était très spécifique, et les individus qui la partageaient, sur le continent, excessivement rares. Il avait semblé important au sorcier de la transmettre au plus tôt, et l'esprit particulièrement vif du lérot en avait fait un candidat parfait à cet apprentissage. Mais cette fois, le petit terranide ne serait pas du voyage…
« Désolé Géo. Pour les terranides, Castelquisianni n'est pas un meilleur lieu que Nexus. Les esclavagistes guettent à chaque coin de rue.
– Toi aussi t'es un terranide.
– Mais moi je suis moins…
– Moi je suis trop quoi, Lemme ?
– Euh, trop terranide. Je pourrais pas te protéger là-bas. Tu vas rester avec Sophomyn.
– Sophomyn il m'apprend quedal. Je suis sûr il y connaît rien en magie.
– C'est juste pas la même magie.
– Va falloir du temps pour réparer le trotteur, non ?
– Tu y travailleras, j'y vais sans. Sophomyn dit qu'il vaut mieux éviter d'attirer l'attention sur une magie qui ressemblerait un peu trop à celle de la Gilda. Ils homologuent tous les artefacts du genre. C'est pourquoi… Sophomyn va me téléporter sur place.
– Oulà.
– Ça va m'éviter de croiser des chasseurs sur la route, en plus.
– Mais il sait vraiment faire ça ?
– Évidemment qu'il sait faire ça.
– Pourquoi est-ce qu'on prend le trotteur à chaque fois, alors ?
– J… hm. Parce que… c'est à sens unique.
– Sérieusement Lemme, c'est quoi les chances que tu apparaisses dans le fleuve ?
– …
– …et dans une autre dimension ? »* *
*
* *
« …donc la précision peut être relative ? Entendu. »Les incantations prononcées, la réalité se déforma devant les yeux du terranide. La silhouette du vieux mage, et celle du gros cristal violet qu'il tenait en main, devinrent progressivement de plus en plus indistinctes. Allongées verticalement, les formes laissèrent place à des tâches de lumières nébuleuses qui après quelques secondes se mirent à entamer un mouvement rotatif.
J'ai l'impression de ne rien peser, mais paradoxalement, je me sens trop lourd pour bouger, remarqua Lemme, alors qu'il analysait avec minutie les sensations qui traversaient son corps.
Finalement, le flou cinétique se dissipa. Mentalement, il se préparait surtout à faire face à n'importe quelle situation dans laquelle il pourrait se retrouver. Au milieu du fleuve, voire dans un autre plan, comme Géo l'avait prévu, ou encore…
« Monsieur ! Les téléportations sont interdites dans l'enceinte du bâtiment. Pour être exact, elles sont théoriquement impossibles. Alors vous comprendrez qu'il n'existe pas de sanction prévue. Une chance pour vous. Enfin. Vous avez un rendez-vous ? »Le terranide cligna des yeux, hébété. Devant lui, une femme qui devait avoir dépassé les trois-quarts de siècle le fixait avec un regard las. Secoué par les dizaines de miles qu'il devait de parcourir en quelques secondes, il se sentait aussi un peu nauséeux. Cela devait se voir, car la vieille femme réagit.
« Vous êtes pâle. Mal de la téléportation ? Si vous vomissez, en fonction d'où vous vomissez, il existe un barème précis de la compensation que l'on peut vous demander.
– Excusez-moi… je suis où ?
– À l’accueil des visiteurs. Vous avez un rendez-vous ?
– Je cherche la Gilda.
– Vous l'avez trouvée. Vous avez un rendez-vous ? »Qu'il ait atterri avec autant de précision au bon endroit surpris bien davantage l'ingénieur que s'il s'était retrouvé sur le toit de la tour.
Géo m'a fait douter, mais Sophomyn maîtrise en fait vraiment bien son art. Je dois me trouver exactement à l'endroit qu'il a défini, peut-être au mètre près.Lemme regarda tout autour de lui : l'intérieur était d'une relative sobriété pour un bâtiment officiel Castelquisian. Cependant, les murs couverts de tentures délicates aux motifs losange rouges et or, dans le style renaissant castelquisian, suffisaient à donner à l'intérieur un aspect princier qu'auraient envié la plupart des seigneurs provinciaux. Le sol, lui, était en marbre coloré, figurant des surfaces mouchetées de noir et de bistre entourées d'arcs de cercle harmonieux. Ce qui ressemblait à des torches, mais couvertes de verre, devaient être utilisées pour l'éclairage de nuit. Mais en plein jour, elles étaient inutiles, la luminosité étant assurée par des grandes fenêtres qui offraient une vue presque aérienne de la cité-état.
En effet, le siège de la Gilda se trouvait sur la plus haute et la plus orientale des collines de Castelquisianni, la Molto. Longtemps il avait été éloigné du reste de la ville. Lors de l'arrivée des incantatori, les nobles, dont le pouvoir sur la ville était alors incontesté, avaient fermement refusé qu'ils s'installent sur l'île principale, ou dans les périphéries les plus prestigieux de la berge ouest. Depuis, la ville avait grandit, et sous la Molto s'était développé le Terzo. Le Terzo était le quartier le plus pauvre mais également le plus peuplé. Les zones les plus proches du fleuve restaient associées à un niveau de vie correct : ils abritaient le plus souvent les équipages modestes et les dockers. En revanche, plus l'on s'avançait sur les terres et plus les bâtiments ressemblaient à des taudis, refuge des plus déshérités.
Dressant sa propre enceinte circulaire au milieu de la misère, la Gilda faisait office d'exception. La tour, grâce à sa position surélevée, était visible de loin, et on y accédait par une allée pavée – du moins sur les derniers mètres. Évidemment, si l'on arrivait de l'île principale, comme c'était le cas de la plupart des embarcations qui faisaient escale à Castelquisianni, il fallait prendre un des traversiers pour se rendre sur la berge est.
« Non… Je cherche Walter Zaccaria, le forgeron. Je viens m'entretenir de la part du mage de Locmirail.
– Je ne le connais pas monsieur. Mais vous avez de la chance, encore. Monsieur est un chanceux en définitive. Avec l'hiver, Castelquisianni est un désert. Le commerce est à son plus bas – c'est pas pour les trois pauvres bateaux qui arrivent chaque jour – alors la ville est vide, et les salles d'attente aussi. Cette feignasse de Zaccaria ne doit rien avoir à faire du tout. Passez dans la pièce d'à côté, je lui envoie un picci.
– Merci madame. »Le terranide n'eut pas longtemps à se demander ce qu'était un picci. De dessous son guichet, la réceptionniste sortit ce qui ressemblait à un perroquet d'acier, dont les jointures, entre les plumes de métal gris, brillaient légèrement d'une lueur ocre. Elle lui murmura quelques mots, et la machine aviaire s'envola à tire-d'aile vers les étages supérieurs, passant par la fenêtre.
En tout cas, elle paraît très à l'aise avec les grands maîtres.La salle d'attente, en effet, présentait de longs bancs en pierre presque inoccupés. L'intérieur était un peu moins prestigieux que le hall, mais restait décent et dans un style proche : seules les tentures et les quelques objets précieux qui pouvaient orner les murs avaient été ôtés, peut-être pour éviter d'être volés ou abîmés par les visiteurs. Car en effet, l'identité du seul individu attendant là – une sorte de clochard qui somnolait – indiquait que la Gilda devait accepter presque tout le monde, à défaut de les recevoir.
Lemme s'assit à l'autre bout du banc, pressentant la mauvaise odeur qui pouvait se dégager de ce genre d’indigent. De toute façon, il ne voulait pas attirer l'attention. Il rajusta le un capuchon qu'il portait par-dessus ses habits de voyage, comme il en avait l'habitude lorsqu'il fréquentait les milieux susceptibles d'abriter des humains. Le tissu lui permettait de cacher ses oreilles, et ainsi de masquer presque parfaitement sa nature de terranide. Seul son nez restait un peu atypique, mais il n'alertait en général pas ses interlocuteurs, à moins qu'ils ne lui portent un intérêt particulier. Son pistolet, même s'il le portait, était aussi dissimulé dans son sac, toujours dans l'objectif de ne pas faire de vague, mais auprès de la Gilda cette fois. L'organisation était en effet sensible en ce qui concernait la détention et le commerce de ses créations, et un malentendu n'était pas impossible.
« Tu veux un bisou ? »Aussi inquiet que gêné par la proposition, l'ingénieur tourna la tête vers le purotin qui en était à l'origine. Il ne répondit pas, ayant peur que cela l'incite à continuer la conversation. Le manant s’esclaffa, et se tut pour un moment. Lemme espérait que l'attente ne durerait pas trop longtemps.