J'avais songé à la table basse, mais ça me paraissait moins confortable.Non, il valait mieux éviter les remarques stupides maintenant, quand bien même elle avait daigné poser le couteau. Elle était toujours nerveuse, et ça la rendait instable, irritable, et donc toujours menaçante. C'était d'ailleurs curieux. En plus d'être grande, elle semblait athlétique, et en grande forme avec ça.
Merde, je suis si flippante que ça au réveil? L'air ahuri, elle fit machinalement un tour d'horizon, cherchant du regard une autre surface réfléchissante dans laquelle elle pourrait vérifier encore sa tête de six pieds de long. L'appartement était spacieux, bien éclairé car bien orienté, et également bien meublé. Il y régnait une espèce de fouillis qu'elle connaissait, celui des gens qui sont trop occupés pour tenir leur foyer "convenablement". Sa colocataire la rabâchait souvent avec ça, mais le fouillis qui régnait chez Jess tenait davantage d'une bonne grosse flemme que de réelle "occupation". Pourquoi trier le linge quand elle pouvait glander sur YouTube, et chercher de nouvelles chansons à ajouter à son répertoire?
Un moment d'égarement, et la langue trop pendue de l'Hirondelle la trahit:
"Ah ouais, dis donc, t'as les moyens, toi!"
C'était le genre de remarques qu'il fallait
précisément éviter après être entrée par effraction chez quelqu'un, et s'être automatiquement faite étiqueter comme voleuse. Il valait mieux trouver une justification très vite avant que cette furie ne se décide à appeler les flics, quelque chose de plus valable que
j'sais pas, j'étais complètement perchée, j'calculais plus rien. Même si au final, c'était ça, la vérité pure et dure. Elle fit donc un effort de mémoire, et resta ainsi figée pendant un instant de flottement, durant lequel son regard détaillait avec une certaine jalousie les formes de son "hôte". C'était toujours pareil de toute façon, il y avait toujours une bombasse pour rayonner à proximité, quand elle-même avait l'élégance d'un pot de cornichons laissé ouvert sur la table en plein soleil.
Récapitulons, la veille, elle était allée au Bureau. Un café-théâtre, qui s'appelait "au Bureau". Elle n'y avait pas été pour jouer, mais parce que cette fille, Maureen, une écossaise qu'elle avait rencontré dans le métro, l'avait invitée. Elles passaient une bonne soirée, la demoiselle était un peu niaise, mais elle était marrante. Et puis il y a eu... L'happy hour.
Oh ouais, ça y est, ça me revient. Maureen avait l'alcool mauvais. Et le plateau de shots à 200 yens pour les filles, on ne passait pas au travers, pas en compagnie de l'Hirondelle.
Qu'eeeest-ce que j'ai fait... La face rougie par l'ivresse, Maureen avait commencé à huer les musiciens, puis à insulter les gens qui lui intimaient de la boucler. Amusée par une compagnie qu'elle trouvait de plus en plus plaisante, Jessica avait sorti sa flasque. Tout est parti en sucette. Les insultes sont montées, des serviettes puis les verres à shots ont servi de projectiles. Et là, avalanche de phalanges. Des jointures avaient rencontré des visages, et...
Merde, même la barmaid s'est mangé une chaise. Le tumulte qui avait eu lieu rendait les souvenirs un peu confus, mais plus Jess cognait, plus elle se la ramenait. Plus elle se la ramenait, plus elle descendait sa flasque. Et plus elle buvait, plus elle cognait. La police avait fini par intervenir, et n'écoutant que son courage, Jessica s'était envolée par la sortie de secours à la vue même de ces troubles-fête. Elle n'avait pas vu si Maureen avait filé aussi, et l'idée qu'elle se soit faite coincer ne lui avait pas traversé l'esprit jusqu'à maintenant. Penser à son sort à l'instant ne fit qu'arracher un sourire narquois à Jess.
Et ensuite? Ensuite elle avait cavalé dans la rue comme si elle avait le diable aux trousses, son souffle entrecoupé par les obscénités qu'elle criait sur la stupidité des poulets, et le fait qu'elle était "trop rapide et trop maline pour se faire attraper, de toute manière". Elle avait dû avoir ensuite un épisode de paranoïa qui lui avait intimé de pas rentrer directement chez elle, parce que c'était
le premier endroit où ils viendrait la cueillir.
Oui, difficile d'en tirer quelque chose d'autre que "j'étais complètement perchée et du coup j'ai pété ta fenêtre pour me cacher des flics et de la CIA".
La CIA, putain? Tant pis, plan B. Elle fit une moue triste à en fendre le cœur, et plongea son visage dans ses mains en sanglotant:
"Y a des mecs qui m'ont accostée hier soir et... L'un d'eux m'a cognée... J'ai couru... J'avais peur, je savais pas où aller!"
Elle reniflait bruyamment. Elle ne savait pas se forcer à pleurer, mais il y avait de la chance dans son malheur. En appuyant ainsi ses mains sur son visage et en particulier son œil au beurre noir, c'était bien assez douloureux pour se soutirer quelques vraies larmes.