Ah, Nümba ! Un tel mélange de respect et de douceur était toujours aussi agréable à voir ! Elena sourit devant les compliments de la guérisseuse, qui lui assura qu’elle ne pourrait jamais l’embêter. Un sourire poli, légèrement gêné. La Reine n’était pas habituée aux compliments, les conséquences d’une éducation monastique. Les moines s’étant chargés de l’élever lui avaient appris l’humilité, la félicitant quand il le fallait, la punissant de même. L’éducation des moines avait reposé sur l’idée qu’Elena n’était pas Reine par
droit, mais par
devoir. Ils l’avaient savamment instruit et éduqué, afin qu’elle devienne la digne héritière de Nöly et de Liam Ivory, et même qu’elle leur soit supérieure, en réussissant ce que ces derniers n’avaient jamais réussi à accomplir : abolir l’esclavage. Mettre un terme à l’exploitation injuste et abusive de l’Homme par l’Homme, et rappeler au monde entier que Nexus n’était pas terre de nantis et de privilégiés, mais une Nation cosmopolite reposant sur l’égalité des citoyens devant la Couronne, et sur la justice. Voilà le devoir d’Elena, la lourde tâche qui lui incombait : empêcher la Nation de se désagréger, en rappelant à tout un chacun que la Couronne et les sujets avaient mutuellement des devoirs réciproques.
Elena sourit donc devant Nümba, puis prit congé. Elle n’allait pas l’importuner plus longtemps, et, de toute façon, la jeune femme devait poursuivre ses préparatifs. Se hissant sur la pointe des pieds, elle déposa sur la joue gauche de la guérisseuse un tendre baiser, puis lui sourit une énième fois.
«
À une prochaine fois, Nümba... Si tu as des questions, n’hésite pas à venir me voir pour me les poser. »
La Reine sortit ensuite des quartiers de la guérisseuse, l’esprit soulagé. Elle venait de se confier à la jeune femme, et, mine de rien, cette confidence faisait du bien. Elle se sentait maintenant plus sereine, plus détendue. Une autre personne était maintenant au courant de ses vrais problèmes, de l’implication des Hauts-Elfes, des ennemis à affronter.. Le lourd fardeau venait de se partager envers quelqu’un d’autre.
*
Je suis désolée de t’impliquer dans cette histoire, Nümba* songeait Elena.
De tout cœur, Elena espérait qu’il n’arriverait à sa jeune amie une fois qu’elles seraient à Zerrikania.
*
* *
Le peigne glissait sur la longue chevelure rousse d’Adamante Mélisi. La magicienne se trouvait nue dans ses quartiers, les cheveux trempés, et était élégamment en train de s’habiller, enfilant contre ses oreilles des boucles d’oreilles, tout en utilisant la magie pour se vêtir. Tournoyant autour d’elle, ses vêtements se déplacèrent d’eux-mêmes. Plusieurs serviettes avaient longuement frotté son corps, tandis que, délicatement, la magicienne mettait sur son corps quelques petites touches de maquillage. Fort peu, bien évidemment. Les Mélisains n’étaient pas contre la cosmétique et les produits de beauté, mais Adamante n’avait pas l’habitude d’en mettre, estimant que la Nature l’avait suffisamment bien garni comme ça.
Elle savait dans quelle entreprise suicidaire Elena comptait se rendre, et le pire était que c’était Adamante elle-même qui l’avait motivé. Aussi forte soit-elle, la jeune femme continuait à revoir dans ses nuits le cauchemar de la Machine infernale de Mandus. Quand elle fermait les yeux, et que son esprit se laissait aller, elle revoyait les énormes aiguilles s’enfonçant dans la chair des prisonniers pour capter leur vie. Elle revoyait les rivières de sang, elle revoyait les affreux monstres qu’elle avait combattu dans l’église, les rues ravagées, la démence incroyable de cet homme...
*
Et lui...*
Shub-Niggurath. La chèvre noire aux mille chevreaux... Un monstre abominable et gargantuesque, qu’on représentait sous la forme d’un amas interminables de tentacules grimaçants s’agglutinant les uns sur les autres. Shub-Niggurath était affilié aux forêts, et son pouvoir était de pervertir la Nature verte, de transformer les arbres en «
chevreaux », d’abominables et colossaux monstres. Shub-Niggurath avait fait partie de la révolte des Grands Anciens contre les autres Dieux, à une époque où l’Homme n’existait pas encore. Une guerre ancestrale, antérieure au Grand Conflit, et qui avait amené Dieux, Anges, et autres forces de l’Univers, à s’unir contre eux. Les Grands Anciens avaient été bannis. Immortels, ils n’avaient pas pu mourir, et avaient été scellés hors de l’espace et du temps, dans d’autres dimensions... Pendant des millions d’années, ils étaient bloqués, mais, depuis quelques années, maintenant, leur retour était imminent.
Ce qu’Adamante avait vu dans la Machine, ce qui l’amenait à multiplier ses exercices de relaxation et de méditation, c’était un pouvoir colossal, une force surnaturelle. De fait, elle n’avait jamais ressenti une telle puissance magique, ni même soupçonné qu’une telle force ait pu exister. Shub-Niggurath avait failli sortir. Ses tentacules externes avaient traversé le Portail de la Machine, et sa puissance avait irradié, tandis qu’il commençait déjà à user de sa magie pour corrompre la Machine, pour corrompre la réalité, pour imprégner le monde de sa marque. Cette créature n’était qu’un amas de haine et de rage, une force colossale entièrement vouée au Mal et au Chaos.
*
Et il a failli se réveiller... L’impensable a failli avoir lieu. Les anciens sortilèges et les anciens sceaux se sont affaiblis, ils se sont émoussés avec le temps...*
Les Olympiens avaient été aveugles, et les Anges aussi. Ils n’avaient pas vu que la Réunion approchait... Et Adamante n’avait pas envie qu’elle se produise. Si elle avait insisté à aller à Zerrikania, c’était parce qu’elle sentait qu’elle y trouverait des réponses sur leur retour. Tandis que sa robe s’enfilait autour de son corps, elle retournait dans ses quartiers. Ses appartements jouxtaient ceux de la Reine, et elle s’approcha de la pièce renfermant son bureau. Sur ce dernier, on pouvait voir plusieurs livres dangereux... Des livres interdits à la lecture, qu’Adamante avait récupéré dans les archives du Palais d’Ivoire... Des livres traitant des Grands Anciens et de leur magie. Une magie qui n’avait pas de nom, une magie interdite, mais qu’Oswald avait utilisé. Une magie plus sombre et plus pernicieuse encore que la magie noire. Elle n’avait aucun exemplaire du
Necronomicon, mais plusieurs essais qui en parlaient, ainsi que des compilations d’enquêtes et de rapports sur les traces des Grands Anciens. Une lecture interdite au public, et qu’Adamante, en sa qualité de magicienne attitrée de la Reine, avait pu se procurer. Avec horreur, elle avait lu les rapports, les autopsies des victimes de cultistes ayant sacrifié des individus pour réveiller les Grands Anciens. Entre la folie pure de malades mentaux et ceux qui avaient
réellement reçu, dans leur folie, l’écho de la voix des Grands Anciens, il était parfois difficile de faire le tri.
Elle avait appris que, depuis maintenant une vingtaine d’années environ, les sceaux et les barrières qui retenaient les Prisons avaient été affaiblis, atténués.
Quelque chose s’était passé, et ce
quelque chose avait affaibli les barrières. Cette période correspondait globalement à l’apparition sur Terra de multiples brèches et autres failles dimensionnelles, qui reliaient Terra à d’autres dimensions. De telles failles avaient toujours été constants dans l’Univers, mais leur multiplicité soudaine sur Terra avait, là aussi, donné lieu à plusieurs études, qui avaient été consignées, et qu’on ne pouvait pas se procurer facilement. Ces affaiblissements avaient permis aux Grands Anciens de commencer à s’éveiller. La Réunion était annoncée par plusieurs de leurs prophètes autoproclamés, désignant le moment où les Grands Anciens se réveilleraient enfin, et reprendraient la légitime place qui était la leur. Les auditions et les interrogatoires de certains de ces fous furieux rappelaient à Adamante ce qu’Oswald Mandus lui avait dit... Le
mauvais Mandus, la partie de l’âme du mécène qui avait été corrompue par la malfaisance de Shub-Niggurath.
Parallèlement, Adamante avait aussi appris qu’il existait, suite à la rupture des Prisons, des «
points de faille », des endroits où l’influence des Grands Anciens était un peu plus perceptible qu’ailleurs. Les rapports parlaient notamment d’un petit village côtier, Innsmouth, dont la localisation précise était inconnue. Adamante avait fini par se dire que Zerrikania devait être un autre de ces points de faille.
*
Y aller est risqué... Nous jouons avec des forces qui nous dépassent, mais, si nous ne faisons rien, j’ai bien peur qu’il soit bientôt trop tard pour pouvoir lutter contre eux...*
C’est dans ces pensées préoccupées qu’Adamante retourna dans son bureau, pensive et éternellement songeuse.