Zut ! Zut et zut et zut et même merde ! Combien de temps allait-il devoir rester coincé ici ? Au départ, retrouver son monde natal avait bien entendu été un sujet de joie plus que de préoccupation, mais plus le temps passait, minutes qui devenaient des heures risquant elles-mêmes de se convertir en jours, et plus il se disait que sa situation devenait de plus en plus précaire, car si à Terra au moins la présence d’un loup-garou, si sujette à la panique qu’elle pût être, pouvait être admise comme faisant partie des possibilités qu’offrait ce monde extraordinaire, il en irait bien autrement sur Terre s’il venait à être repéré : autant un Terranide dont les caractères se limitaient à quelques appendices animaux n’inquièterait véritablement personne, autant la créature mythique que Khral était aurait tôt fait de voir lancées à ses trousses plus de forces armées qu’il n’en aurait été nécessaire pour traquer la Bête du Gévaudan en personne, éventualité pour le moins mortellement dangereuse, et qu’il se devait par conséquent d’éviter autant que faire se pouvait. Jusqu’ici, il avait eu de la chance, et en limitant ses excursions à des sorties nocturnes, il avait pu éviter de croiser de fâcheux témoins, réservant les heures du jour pour quelques heures d’un sommeil rendu trop peu réparateur par la vigilance constante qu’il s’imposait ; mais il ne se faisait pas d’illusions : un jour ou l’autre, quelqu’un serait suffisamment finaud pour le repérer, ou bien il commettrait une maladresse qui l’exposerait à un regard indiscret, et ce serait alors la fin des haricots !
Maudits fussent ces fichus portails erratiques et la puissance supérieure qui régissait leur apparition, quelle qu’elle fût ! Il avait la désagréable bien qu’indéfinissable sensation qu’une force transcendante qui aurait régi l’univers se jouait de lui, comme un regard curieux et moqueur rivé en permanence à ses déplacements, tel celui d’un enfant se complaisant à regarder la vie qu’il pouvait créer et détruire à son gré dans son terrain de jeu.
(Ridiculement absurde.) Se tança-t-il tout en changeant de position. (Ça doit être la fatigue qui me fait penser des choses pareilles.)
De fait, malgré sa vigueur surnaturelle, les derniers jours avaient été un peu trop remuants pour qu’il pût conserver une forme aussi olympique qu’il l’aurait voulu. Certes, il n’avait pour autant rien d’impotent, et sous une bonne poussée d’adrénaline, son corps pouvait se remettre à agir aussi vivement qu’il en était besoin, mais le fait était qu’en ce moment même, le confort du bon vieux matelas de sa maison dans les Contrées du chaos lui manquait, de même que l’ambiance sécurisante qu’il n’était parvenu à retrouver nulle part ailleurs… et encore moins dans ces bois qui sentaient la civilisation humaine à des kilomètres à la ronde !
Cela dit, il devait avouer que l’abri qu’il avait trouvé n’était pas si mal que ça : un chêne d’une taille proprement ahurissante, et dont la ramure était suffisamment épaisse pour masquer aux regards même un gaillard du gabarit de Khral pourvu qu’il se fût assez enfoncé au sein de l’abondant feuillage comme il l’était, couché sur les solides branches de l’arbre à chercher un repos qui se montrait réticent à venir, comme si l’homme-loup avait inconsciemment attendu quelque chose.
Et de fait, ce « quelque chose » survint sans qu’il eût pu s’y attendre : alors qu’à la frontière du royaume des rêves, il réfléchissait vaguement à un moyen de cerner les conditions d’apparition d’un portail, son rythme respiratoire commençant déjà à ralentir tandis que la conscience qu’il avait du monde qui l’entourait devenait floue, un son d’autant plus incongru qu’il n’en avait pas entendu de semblable depuis longtemps l’éveilla en sursaut, manquant de lui faire perdre son équilibre ; celui, clair et net dans l’air encore fraîchement matinal, d’un soupir aigu poussée par un violon.
Dans un premier temps, se disant qu’il devait avoir rêvé, il se contenta pour toute réaction supplémentaire d’un grognement tout en laissant mollement retomber sa tête dans son coussin végétal, et referma avec résolution ses yeux… pour les rouvrir aussitôt, cette fois-ci définitivement réveillé lorsque d’autres notes vinrent faire suite à la première, se donnant la main en s’envolant haut dans le ciel, captant bien vite l’attention de Saïl, car bien que celui-ci fût plus scientifique que mélomane, il n’était pas dénué d’un certain penchant pour la musique classique (et la musique en général en fait) qui le faisait apprécier à sa juste valeur le son de ce bel instrument à cordes, surtout que d’autant qu’il pouvait en juger, l'individu qui faisait entendre son chant le maniait avec une dextérité et une virtuosité qui en rendait l’écoute d’autant plus agréable.
Irrésistiblement attirée, l’attention du spectateur haut perché se riva bien vite sur cette nouvelle découverte par un effet presque magnétique tant il se sentait captivé par cette mélodie qui semblait vouloir lui communiquer un message inédit par le biais d’un langage qui transcendait tout phonème humain : tout discours, même le plus habile, lui aurait paru faire office de grossiers atermoiements en comparaison avec cette délicate mélopée qui se poursuivait sans heurt, sans labeur et sans clameur, véritable grondement profond et harmonieux de quelque animal fantastique ressurgi des profondeurs de son antre légendaire sous les doigts merveilleusement habiles du joueur… à moins que ce fût une joueuse ?
Désormais inexorablement intrigué par cette question soudaine qui avait surgi dans son esprit comme un tentateur point d’interrogation, l’auditeur invisible commença à se mouvoir, faisant glisser aussi délicatement que possible ses membres engourdis le long de l’écorce de son perchoir pour jeter un œil prudent hors de son rideau protecteur végétal, prenant soin de ne laisser autant que faire se pouvait qu’une de ses pupilles à découvert, celle-ci observant avec une discrète diligence avide pour trouver la réponse à la question du curieux homme-loup.
La musique provenait d’une chambre de ce qui étaient manifestement les dortoirs du lycée, et était proche, plus proche que ne l’aurait cru Saïl, cela tenant au fait que le chêne était attenant à la façade du bâtiment, ses plus longs membres de bois frottant par intermittences contre la paroi de béton sous la brise. Ainsi, d’une fenêtre entrouverte qui ne se trouvait qu’à quelques mètres à peine de sa position, ouvrant sur une petite pièce qu’il aurait pu rejoindre d’un bond, il put apercevoir la personne qui produisait quelque chose d’aussi délectable, l’esprit étonnamment rempli d’un mélange d’attention et d’appréhension, comme s’il eût été sur le point de s'insinuer du regard dans un saint des saints, pénétré d’un début d’agitation peu commode pour à la fois garder son équilibre, ne pas se faire remarquer, et détailler le ou la violoniste mystère.