« Elle viendra pas, elle a trop peur... »
La jeune fille insistait pour le dire, pour que les policiers, visiblement durs d’oreille, le comprennent bien. Akira Kamigura avait visiblement été violée il y a quelques jours, mais elle avait peur de porter plainte, et n’en avait parlé qu’à cette femme, nerveuse, qui se tenait dans le bureau de Nathan. Elle était entrée ce matin au commissariat pour porter plainte, car elle se faisait du souci pour sa copine. De ce que Nathan avait cru comprendre, cette fille, Hiyoshi, était la meilleure amie d’Akira, et les deux étaient à l’université. Il avait fallu à Nathan une heure de persuasion pour convaincre Hiyoshi de balancer le nom de famille de sa copine, tout en lui disant bien qu’une plainte ne pouvait émaner que de la victime directe.
Il essayait de ne pas montrer une éventuelle lassitude, car il savait que l’une des premières peurs des victimes, en allant voir la police, était que ces derniers voient leurs problèmes comme secondaires, et n’y accordent pas l’importance qu’il méritent à leurs yeux, à cause de leurs enquêtes déjà en cours. Effectivement, Nathan n’allait pas traiter de la même façon un chat qui avait disparu le matin d’un meurtre sordide commis dans la Toussaint la veille, mais les supérieurs les mettaient en garde sur l’impression que ça donnait. La police est au service du contribuable, disaient-ils en martelant cette litanie sans cesse. Nathan ignorait si cette Hiyoshi était en train de lui raconter des bobards, mais c’était une perspective à envisager. Il y a quelques jours, il avait perdu environ une bonne heure à écouter une vieille grand-mère se plaindre des gosses faisant trop de bruit en descendant l’escalier, assimilant ça à du tapage, et même du « harcèlement ». Patiemment, Nathan avait du enregistrer la plainte, en assurant à cette femme que les suites appropriées seraient adoptées. Autrement dit, laisser couler et la laisser courir après les rats. Ici, c’était différent : un viol. Nathan savait que les femmes violées ressentaient souvent un complexe de culpabilité leur interdisant d’aller voir la police, de peur de passer pour des filles faciles. Ce système était assez efficace au Japon, où l’honneur était quelque chose de profondément ancrée dans les mentalités japonaises. Le viol était par nature quelque chose d’infiniment déshonorant.
Depuis quelques semaines, un violeur en série sévissait à Seikusu. Il avait déjà violé au moins trois personnes, officiellement, du moins. Toutes les femmes qui avaient porté plainte certifiant que l’homme portait des gants, et, surtout, une grosse cagoule, rendant impossible son identification. C’est ce qui avait amené la presse à le surnommer « le violeur encagoulé », surnom que la police hésitait à reprendre. Il pouvait tout aussi bien s’agir de coïncidences. La première victime, Inuko Tomichi, avait été violée dans une ruelle, en rentrant d’une fête, dans un quartier chic de Seikusu. Une simple étudiante en médecine. La seconde victime était une avocate, Kikuko Sori, avait été violée dans le parking souterrain de l’immeuble de bureaux où il y avait son cabinet. Spécialisée dans le droit des affaires, Nathan la soupçonnait d’avoir hésité à porter plainte, non seulement parce que ça risquait de porter atteinte à sa réputation au sein du cabinet, mais aussi parce qu’elle risquait de perdre du temps en allant dans un poste de police. La troisième et dernière victime, Jun Toriachi, était une étudiante chinoise, qui avait été violée sur le campus de l’université, en sortant d’un des clubs de la fac’, qui organisait des rencontres le soir. Il n’y avait aucun point commun notable entre les trois victimes, et les trois viols avaient tous été commis dans des zones géographiques variables. Quand le seul lien entre ces femmes était une cagoule, il était permis de s’interroger. Depuis que la presse avait parlé d’un violeur en série, la police avait enregistré une hausse des canulars, et Nathan se demandait si Hiyoshi n’en faisait pas partie.
À sa décharge, les canulars restaient souvent téléphoniques, et elle n’avait pas vraiment le profil d’une mythomane. Nathan la remercia sincèrement pour son témoignage, et l’encouragea à inciter son amie à venir porter directement plainte.
*Je pense que ce sont des gouines, Nate, résonna une voix familière et caverneuse dans sa tête. Des petites salopes qui se lèchent le minou dans leur appartement en colocation... Peut-être qu’on devrait y faire un tour, hey ?*
La voix ne fit qu’un tour dans son esprit, Nathan la chassant rapidement.
« Ben, euh, commença alors Hiyoshi, en fait, quand j’ai dit à Akira d’aller vous voir, elle m’a dit qu’elle avait déjà été sur… Euh… Un truc, un genre de site en aide aux victimes, vous voyez le truc ? Et j’suis pas sûre qu’ne reparler à Akira soit utile... Elle me tuerait si elle savait que j’étais venue vous voir... »
Elle lui expliqua qu’Akira ne voulait pas d’ennuis à l’approche des partiels, et préférait réviser. Dans un autre monde, Nathan aurait probablement fait l’un de ces facepalms qui ornaient le Web, mais il se contenta de rester de marbre. Une fille qui venait d’être violée, et qui s’inquiétait pour ses études... Mais où donc allait le monde ? Néanmoins, cette histoire de site l’intéressa, et il cuisina cette femme, jusqu’à ce qu’elle finisse par lâcher le nom : « Daily Rapist ». Nathan hocha lentement la tête, sans rien dire. Il continua ensuite à discuter avec cette femme, mais même lui semblait décidé à écourter la conversation. Il ne savait pas ce qu’Hiyoshi ferait, mais il doutait de voir Akira débarquer un jour dans son bureau. En attendant, il inscrivit son nom sur la liste des victimes, mais avec un point d’interrogation.
Le « Daily Rapist » était un site que Nathan connaissait. Il avait été créé par une journaliste militante pour tenter d’alerter la société sur la hausse inquiétante des agressions sexuelles au Japon, et elle avait choisi pour ville Seikusu. Elle voulait travailler en partenariat avec la police, mais garantissait l’anonymat des gens venant signaler avoir été victimes d’agressions sexuelles sur son site, se contentant de leur assurer d’aller voir la police. On était en plein milieu de la matinée, et Nathan hésitait. Lui et d’autres avaient été désignés pour enquêter sur ce violeur et trouver un moyen de le serrer, mais ils avaient assez peu d’éléments. Chacune des victimes avait refusé un examen médical, s’estimant déjà assez honteuses comme ça de porter plainte, et avait supplié les policiers, soit de ne pas en parler à leurs parents, soit à leur mari. Voilà, en réalité, qui en disait assez long sur les mentalités japonaises, mais les mentalités occidentales n’étaient pas bien différentes. Un viol tournait autour de la notion de consentement : la fille assurait qu’on l’avait violé, le violeur qu’elle avait été consentante, et que, de toute manière, ce n’était qu’une pute nymphomane passant son temps à offrir ses fesses à n’importe qui.
Nathan réfléchit un peu, puis finit par se dire que l’administratrice du site, une journaliste pourrait l’aider. Sur le coup, son nom lui échappait, et il consulta la base de données. Les services de police de Seikusu disposaient d’un Intranet commun à tous les policiers, et qui abritaient des bases de données et des fiches informatives, notamment sur les informations d’aides aux victimes. Dans une société de la communication, il fallait se tenir au courant de tout. Il suffisait même d’un témoignage sur les réseaux sociaux regroupant suffisamment de monde pour que la police se mobilise, maintenant. Il finit par trouver les informations concernant le « Daily Rapist », et obtint ce qu’il voulait : un nom et un numéro de téléphone. Makoto Yamashita. Une journaliste. À cette heure-ci, elle devait sûrement être réveillée. Attrapant son téléphone, Nathan composa le numéro. Si la femme répondrait, voilà ce qu’il dirait :
« Bonjour Madame, Nathan Joyce, police de Seikusu. Je vous appelle car j’aurais aimé savoir si vous aviez eu vent d’informations concernant un viol qui aurait été commis il y a quelques jours sur une étudiante, dans un square de la ville. »
Hiyoshi lui avait en effet dit qu’Akira avait été violée en revenant de son école d’arts plastiques, dans un square, derrière des buissons. Et, si la journaliste ne répondait pas, Nathan n’aurait plus qu’à sauter la case « téléphone » pour se rendre directement chez elle.