Les artères de Nexus sont toujours aussi bondées. La foule s'amasse autour des étals, des maisons de commerce et des échoppes d'artisans. Les vies humaines grouillent consciencieusement. Il y a peu de temps encore, la cohue me dégoûtait presque. Il y a quelques mois encore, j'avais peur des fortes densités de personnes. Il y avait trop de cerveaux en action en même temps, trop de machines biologiques qui calculaient sans cesse les meilleures trajectoires de slalom, s'évitant entre-elles tout en cherchant à rallier un objectif plus lointain. Puis il y avait les préoccupations de chacun, qui étaient autant de toiles complexes où venaient se mêler leurs sentiments, leurs appréhensions, et les projections à long terme. Enfin, les pensées immédiates, les plus prenantes, celles qui faisaient remarquer à chacun une tâche sur les pavés, une tête connue dans la masse, un pigeon s'envolant après avoir gobé une miette de pain tombée d'une escarcelle.
Aujourd'hui, j'y suis plutôt indifférent. J'ai appris à me fermer presque complètement à ce type de manifestation. Je sais à présent la considérer comme un conglomérat compact, où je peine même à distinguer un esprit de l'autre. Les messages ne me parviennent plus dans leur individualité, comme une multitude de signaux désordonnées et sans cohérence, mais comme une seule émission, moyenne, lissée, des impressions partagées de tous ces humains temporairement rassemblés. Je croyais que cela me demanderait beaucoup de temps et d'effort. Cependant, cela s'est fait plutôt naturellement. Je suppose qu'une fois l'habitude prise, on devient vite indifférent, surtout si c'est par nécessité.
Il pleut, ce jour là, sur Nexus. Les cordes tombent, et le ciel est gris. Il faisait beau il y a une demi-heure encore : c'est une averse qui s'est soudain mise à tomber. Je n'ai toujours pas trouvé le temps de faire un modèle météo. Il me manque encore quelques données pour prédire le temps qu'il va faire. Alors je me suis laissé surprendre comme tout le monde. J'étais sorti de l'auberge où je logeais depuis maintenant quelques temps. Je l'ai prise plutôt éloignée de la dernière que j'ai fréquenté, et qui a brûlé. Personne ne m'a associé au drame, néanmoins, je préfère prendre des précautions.
En revanche, je ne peux plus fréquenter les beaux quartiers comme autrefois. Les lieux que j'arpente sont plus anciens, plus historiques. Ils remontent peut-être à la fondation de la ville elle-même. Les bâtisses sont anciennes, certaines tiennent à peine debout, et d'autres, plus trapues, avec leurs murs de bauge et de torchis ont une solidité très paysanne. Quelques autres sont juste des vestiges. Moi, j'allais simplement chercher de quoi manger.
Les fruits et les légumes ne me faisaient pas envie. L'hiver n'a pas laissé d'excellentes récoltes, et les denrées végétales de bonne qualité sont rares ; la plupart sont fades, conservées depuis le début d'année. Tout en sachant qu'une telle nourriture est délétère pour ma santé, j'ai donc choisi de m'arrêter à l'étal d'un boucher, et de payer pour quelques morceaux de bois sur lesquels sont enfilés des morceaux de porc. Ce n'est pas de la très bonne viande : rien qu'on accepterait de manger sur Terre. Mais à cela aussi, on s'habitue. Mon palet n'a jamais été très sensible.
Je suis abrité du crachin sous la charpente extérieure d'une boutique, qui permet au bâtiment de prendre un certain appuis sur son voisin. Les lourdes poutres en bois, se croisant au-dessus de ma tête, arrêtent l'eau, la laissant dégringoler de chaque côté. Le tout donne sur une ruelle périphérique, un cul de sac où il ne passe presque personne. Je trouve le calme de l'endroit agréable, même si la propreté laisse à désirer. Le sol est formé de pavés irréguliers et grossiers, dont certains se sont déchaussés, laissant apparaître une terre noire.
Heureusement, je n'ai pas besoin de poser quoi que ce soit pour me nourrir. Je ne suis pas très chaudement vêtu : je n'ai qu'un habit de cuir noir sur lequel l'eau a glissé. Mes cheveux, toutefois, sont trempés. Adossé contre la paroi de pisé, le regard dans le vide, je laisse le goût de la chair chaude arriver jusqu'à ma langue. Cela me réchauffe un peu.