«
Et moi, Majesté, je maintiens qu’y aller est dangereux ! »
Par principe, Ronald «
Scar » Langley était toujours opposé à toute forme de scénario susceptible de mettre l’intégrité de la dernière des Ivory en danger. Or, et Elena le comprenait, accepter que la Reine se rende dans un territoire où les bonnes intentions des autres n’étaient pas totalement assurées représentait
clairement un danger. La Reine de Nexus en avait bien conscience, mais Elena avait aussi d’autres problèmes en tête. Plusieurs de ses conseillers avaient été, de base, hostiles à l’idée qu’elle se rende devant ce qu’on appelait désormais le «
Royaume terranide », à défaut de savoir clairement comment l’appeler. C’était là, avançait-on, une question de militaires, un problème qui était secondaire. La Reine n’avait-elle donc que ça à faire, de se promener dans de petits royaumes isolés et sans réel intérêt sur l’échiquier politique ? Il fallait laisser ça aux généraux et aux diplomates. En agissant ainsi, la Reine irait même à l’encontre de ces derniers, en indiquant qu’ils étaient secondaires, et qu’elle seule comptait. On ne pouvait tout simplement pas, dans une société de droit respectant le principe de la séparation des pouvoirs, accepter qu’une souveraine daigne agir ainsi. On lui argua qu’il s’agissait de violations aux obligations protocolaires et diplomatiques, à la hiérarchie, et on invoqua également d’autres griefs... Autant de choses que les conseillers royaux et les nobles n’auraient jamais
osé envisager prononcer à l’époque du Lion... Non pas que son père eût été un tyran, mais il y avait tout simplement, à cette époque, le respect de la Couronne, le respect de l’État, le sentiment que le Souverain avait vocation à s’intéresser à tous les problèmes de son peuple, et pas d’en délaisser une partie, sous prétexte qu’ils étaient trop insignifiants pour lui. Car, pour Elena, ce qui se passait à Zon’Da était tout, sauf anecdotique. C’était tout, sauf le signe qu’elle ne devait pas intervenir.
Il y a quelques semaines, Nexus avait envoyé un régiment près de Zon’Da, en réponse à l’envoi de troupes, par les Ashnardiens, pour appliquer la politique de la terre brûlée, et pulvériser le Royaume terranide sous son autorité. Infructueusement, les Ashnardiens avaient tenté d’obtenir l’aide des Sylvandins, et des précieux dragons dorés de Sylvandell, afin que leurs souffles mortels ravagent Zon’Da, mais Sylvandell avait indiqué ne pas être prêt à mener un autre assaut, devant panser ses plaies suite à l’insurrection de Mälrunn, et au siège de Kor-Tarath. Les troupes ashnardiennes au sol peinaient à attaquer Zon’Da, car le royaume était protégé par un corridor de montagnes, ce qui faisait que l’armée devait passer à travers des gorges et des canyons. En rajoutant à ça le froid extrême qu’il faisait, les premières incursions ashnardiennes avaient échoué, mais l’Empire ne manquait pas de ressources, et voyait d’un très mauvais œil l’instauration d’une nation entièrement vouée à ce qui, aux yeux des Impériaux, apparaissait comme des esclaves. Les Ashnardiens étaient en train de cartographier la région, résistant aux embuscades des défenseurs, comme les clans miqo’tes installés dans la région, afin de s’étaler sur les terres gelées, face à Zon’Da, et pouvoir enfin assiéger l’épaisse ville.
C’est dans ce contexte que les troupes nexusiennes étaient arrivées, à l’autre bout de la zone de conflit.
Bien que Nexus soit en guerre contre Ashnard, les Nexusiens n’appréciaient également pas beaucoup l’indépendance d’un royaume entendant offrir un havre de paix aux Terranides, surtout quand il était dirigé par un individu qui avait la réputation d’être un terroriste et un agitateur public : Loki. Deux théories s’étaient affrontées :
- Soutenir les Ashnardiens en ouvrant un second front pour raser Zon’Da, et, à partir de là, se partager les bénéfices ;
- Soutenir Zon’Da contre les Ashnardiens.
En politique internationale, il fallait savoir faire abstraction des considérations morales, en se référant uniquement à cette simple notion : choisir le plus grand mal. C’est ce qu’Elena avait fait. Oui, Loki était effectivement un criminel, mais, à bien y réfléchir, l’information judiciaire ouverte à son encontre n’avait réuni aucune réelle preuve de sa «
sauvagerie », et les allégations avancées par les enquêteurs pouvaient donc très bien apparaître comme des mensonges et des affabulations pour justifier d’en faire un ennemi public d’importance. Loki, cependant, avait une certaine image de marque auprès du peuple Terranide, auprès des couches populaires de Nexus. L’avoir comme allié serait aussi un bon moyen de temporiser les conflits sociaux en cours d’explosion dans ces parties du royaume. De plus, et ce n’était pas un argument négligeable, l’armée de Zon’Da était, pour ainsi dire, inexistante. Sans les rudes conditions météorologiques et environnementales, Ashnard aurait sans aucun doute pu prendre la ville. Loki devait donc vraisemblablement savoir qu’il ne pourrait pas tenir éternellement, surtout si les Ashnardiens arrivaient à encercler tout le corridor, et ainsi à couper l’approvisionnement en ressources du royaume naissant.
Pour toutes ces raisons, Elena avait décidé de rejoindre le front. Elle était accompagnée de Ronald Langley, ainsi que du
Maréchal John S. Lambert, qui avait en charge la gestion du camp nexusien. Ses éclaireurs avaient d’ores et déjà croisé quelques Terranides dans la région, mais n’avaient pas déclenché les hostilités.
«
Pour le moment, avait-il dit,
conformément à vos instructions, Majesté, nous attendons. »
Elena réfléchit quelques jours, pesant le pour et le contre, et en référa à son éternelle amie, Adamante. Cette dernière lui suggéra d’envisager la diplomatie. Il y avait beaucoup plus à gagner en s’alliant avec Loki, plutôt qu’en rejoignant les Ashnardiens. C’était, tout simplement, un simple bilan «
coût/avantages » qui devint décisif, et Elena choisit d’envoyer un courrier à Zon’Da.
Un messager le déposa près de Terranides locales, en indiquant qu’il était de la plus haute importance, et qu’il devait être confié à leur Roi «
en personne ».
La teneur du message était la suivante, rédigée de la belle main d’Elena :
Roi de Zon’Da,
Je vous écris cette missive alors que votre jeune royaume, naissant, se retrouve face à un ennemi qui vous est supérieur en nombres, en années, et en expérience militaire. La plupart de mes conseillers m’enjoignent de prêter concours aux Ashnardiens, afin de renforcer nos chances d’éliminer ce qui, à leurs yeux, apparaît comme une hérésie. Ils m’enjoignent ainsi de voir en vous, non pas un jeune souverain, mais un terroriste, un provocateur politique. Je comprends l’argument de ces gens, mais ce n’est pas la solution que j’envisage.
Je suis la fille de Liam Ivory et de Nöly Ivory, deux dirigeants qui prônaient autant la nécessité du recours à la force légitime que celle de la diplomatie internationale. Deux dirigeants qui ont entendu lutter contre des pratiques sociales et commerciales qu’ils estimaient païennes, insupportables, et intolérables dans un État moderne. Je n’ai pas une opinion différente d’eux. Je crois en l’égalité dignité de tous les êtres vivants, je crois en la nécessité de la concertation, en la nécessité de l’union, en la force des mots et en la puissance du dialogue.
Vous exercez au sein de mon royaume des débats contradictoires, mais il est établi que les plus démunis de mes sujets voient en vous un exemple, un exemple d’intégrité et d’honnêteté, quelqu’un qui a su se soulever contre un régime qu’ils estiment illégitime. J’entends ces arguments, et je les vis. Chaque jour, l’affliction qui divise la terre de mes ancêtres est comme une épée plantée en mon âme. À votre manière, vous avez essayé de lutter contre des pratiques qui ne sont pas tolérables.
Vous exercez maintenant une certaine influence, une certaine importance. Un peuple s’est ligué autour de vous, et des personnes sont prêtes à mourir pour votre cause. Je vous demande le droit à une négociation entre vous et moi. Tant que mes troupes seront là, et qu’elles n’auront pas choisi leur camp, les Ashnardiens ne prendront pas le risque de vous attaquer, de peur de devoir se battre simultanément sur deux fronts. Vous avez le loisir de la réflexion, mais pas le luxe. La guerre contre vous et votre peuple n’est pas ce que je recherche.
Si vous entendez mes arguments, et si vous les partagez, je vous encourage à promouvoir la paix, et à prendre les diligences nécessaires pour que nous puissions nous rencontrer.
Elena Ivory,
Reine de Nexus