Serenos n’était pas un homme calme, il n’avait jamais prétendu être immuable et probablement que ceux qui, comme lui, avaient vu les âges passer sans jamais s’y sentir interpellé étaient devenus assez sage pour se détacher de ce monde et ne plus rien laisser les atteindre. Il n’était pas parfait, il ne voulait pas l’être. Sa personnalité était polluée par ce qui faisait de lui un homme, passant de la colère qui le poussait à chasser un homme coupable de trois fois rien à sa tristesse de ne pas connaître le repos que les hommes pouvaient bien s’accorder. Quelle importance si un monstre tente de le happer? Il guérirait, puis reprendrait les armes le jour suivant. Quelle importance si quelqu’un le trahissait? D’une main, il met fin aux jours de ses ennemis, ou de l’autre, en fait ses esclaves dévoués. Et pourtant, le voilà qui se démontrait une nouvelle fois plus humain que nécessaire, avec un comportement propre à un Roi capricieux, un homme qui en un instant changeait le destin d’un autre, sans souffrir des moindres représailles, car il était la loi elle-même de son Royaume. Qui pouvait prétendre à s’insurger, seul, contre lui? Qui serait assez fou? Dans un monde sans adversité, sans défi, que lui restait-il vraiment à accomplir? Si peu de choses pouvaient encore le motiver.
Mais quelque chose vint briser le flot obscur de ses pensées. Dans sa colère, il l’avait complètement oubliée. Shad. Sa mémoire d’elle lui revenait lentement; il l’avait invitée à explorer le Royaume avec lui. Elle avait monté son cheval, et ils étaient partis. Il la regarda, alors qu’elle lui demandait s’il voulait regagner la capitale, ou simplement parler. Il leva les yeux vers elle, puis suivit son regard jusqu’aux montagnes. Ah, oui, c’est vrai. C’était là qu’ils se dirigeaient. Il se redressa, avec un brin de difficulté en raison de ses muscles encore sous l’effet d’une tension injustifiée. Il avait oublié de détendre ses bras, crispé comme s’il était sur le point d’exploser. Lorsqu’il relâcha le tout, il prit une grande inspiration alors que la douleur laissait place à un bien-être réconfortant, avant de s’approcher de Shad et de se placer à son côté. Délicatement, il glissa son bras dans le sien et se mit à marcher, lui souriant doucement.
« Pardonnez mon attitude, Shad. Vous êtes mon hôte, ici, en Meisa, et j’ai laissé ma colère me détourner de mon devoir. Reprenons la route, qu’il ne soit pas dit que Serenos de Meisa ne tient pas sa parole. »
Et ils marchèrent. Combien de temps ils le firent? Il l’ignora. Ce qu’il savait, c’est qu’il prit la peine de lui parler de tout ce qu’ils voyaient. Le lac qu’avait aperçu Shad, par exemple, avait une histoire des plus épiques. Il lui raconta comment les Ashnardiens avaient catapulté sur Meisa le cœur d’un golem de pierre. Pour se fabriquer un corps de terre et de roc, le golem avait consumer tout ce qui entourait le point de chute de son cœur, et avait dévier le cour de la Rivière Arian et Eirika, formant ainsi un lac, qui mit six mois à être complet. Le Golem, dit-il, causa beaucoup de ravage, mais avant que lui-même n’apparut sur le territoire, il lui avoua que Grymauch, son défunt fils, avait vaincu le golem, sans même user d’artifices magiques. Il lui parla ensuite des montagnes, où une colonie naine s’était développée jusqu’à habiter complètement la Crête. Dans ces montagnes, on extrayait un métal très rare qui possédait une propriété particulièrement unique; comme une bactérie, il se nourrissait de la terre et se propageait, transformant la pierre en minerai différent. Seuls les nains, des mineurs et des forgerons hors pair, et ce depuis des temps immémoriaux, parvenaient à en faire quelque chose. Ce minerai rare n’était trouvé sur l’île que pour une seule raison; Serenos. Lui-même ignorait pourquoi, mais pendant les guerres contre Ashnard et contre les mages de la Rébellion, les sortilèges lancés ont dû avoir des effets inattendus à force d’être lancés à tort et à travers. Au moins, grâce à la colonie naine, qui avait découvert des moyens d’extraire et tirer profit de cette nouvelle ressource, Meisa n’avait jamais connu le moindre problème d’argent, contrairement aux autres royaumes qui ne cessaient de s’endetter.
À force de discuter, Serenos en vint à parler un peu plus de lui-même. Il révéla à la jeune femme qu’il n’était pas né en Nexus ou en Ashnard, mais sur un des Continents Inconnus, plus à l’Est. Il lui parla de sa jeunesse au sein du cercle des mages, mais ne lui parla pas de son père, l’Archimage, qui l’avait recueilli dès sa naissance sur un champ de bataille. Il lui parla également de la beauté de son pays natal, un pays duquel il avait été à jamais exilé suite aux événements du Frangr vök Shkaturga, où il avait détruit la Tour des Mages pour empêcher son oncle de mettre la main sur le pouvoir incommensurable du Cœur, une relique Ashansha que tout le monde croyait être une création des anciens mages. Il lui cacha néanmoins son implication dans cet événement et sa relation avec le mage noir, puisque cela aurait quand même nécessité plusieurs jours à expliquer. Son histoire était longue, et il lui faudrait presque la moitié des années qui restaient à la jeune femme à vivre pour tout lui raconter. Il lui parla même de son aversion pour les mets amers; selon lui, la nourriture se devait d’être savoureuse, et non pousser un homme à vouloir s’arracher la langue. Pourtant, il admit n’avoir aucun problème avec les aliments acides, tels les citrons ou les limes.
Pendant leur marche, ils croisèrent quelques différents spécimens de la faune locale de Meisa. Ils passèrent près d’une famille d’ours rouge, qui leur avait passivement envoyé la patte à leur passage. Il lui apprit que l’environnement magique de Meisa favorisait le développement intellectuel des animaux, et il n’était pas rare de voir que certains membres du règne animal ne possédant pourtant aucune forme de dressage parvenaient à comprendre parfaitement le langage des hommes. Ils passèrent devant quelques wyrms des plaines, de petits membres de la race draconique, à peine plus gros que des chiens, qui couraient à toute allure derrière un lièvre plutôt malchanceux. Serenos fut même tenté d’intervenir en faveur du rongeur, mais qui était-il pour empêcher une Wyrm de manger? Le Roi de Meisa, bien entendu, mais même là, cela ne justifiait pas qu’il se mêle de la vie de la nature.
Après quelques minutes, il regarda Shad et lui sourit.
« Les montagnes sont dangereuses. Nous allons passer par les mines de Farthen. Les gens y sont chaleureux, mais veillez à ne pas les approcher de trop près pour les regarder dans les yeux; ils le prennent mal. Les nains sont fiers, mais assez... orgueilleux. »