Apprendre que Koth était encore en vie ébranla les derniers monceaux de patience dont Dizzie était capable. Cette dernière s’en prit alors à Andromaque avec une vivacité admirable. La Reine aurait pu se débarrasser d’elle. Elle était bénie par la Déesse, et était donc une redoutable guerrière, aguerrie et entraînée. Pourtant, elle ne fit rien. Elle ne sentait aucune agressivité dans le corps de cette femme, et elle n’avait rien qui puisse susciter sa colère. Sa rage était l’expression de sa souffrance. Andromaque était la Reine des Amazones, ce qui laissait supposer qu’elle était perspicace, et d’une intelligence redoutable. Elle se douta donc que cette femme avait du souffrir, et qu’elle acceptait difficilement la perte de son unité, en sachant que le principal responsable de ce carnage était encore en vie. C’était un comportement honorable, digne d’une guerrière. Bras croisés, Andromaque finit par relever la main. Elle ne cherchait pas à calmer Dizzie, mais à indiquer à la vingtaine d’Amazones qui s’étaient toutes levées comme une seule femme de ne pas attaquer. Toute une série d’arcs étaient pointés sur Dizzie dans toutes les directions, sans compter les femmes qui, bondissant sur place, avaient saisi leurs épées. Les Amazones ignoraient ce qui se passait. Elles avaient vu une étrangère frapper le corps de la Reine, et c’était un argument entièrement suffisant. Un geste de la Reine, un cri, et Dizzie finirait transpercée de part en part. Qui aurait pu croire que des Amazones aussi paisibles pouvaient, d’un seul coup, brandir leurs armes ? Les réflexes avaient été soigneusement entraînés. Les archères étaient en position de combat, les arcs tendus, une vive tension émanant du cœur de la Horde. La Reine était personne sacrée, et chaque Amazone se sacrifierait sans hésiter pour elle. Elle était leur mère à toutes, elle était la dirigeante, elle était l’incarnation légitime de la Déesse.
Mais il n’y eut rien. La main levée d’Andromaque était un signe de paix, et les Amazones se détendirent, même si elles restèrent tout de même méfiantes. On n’entendait alors pas une mouche voler dans le camp, comme si un choc électrique avait saisi toute la Horde, à l’idée impensable qu’on puisse seulement attenter à la vie de la Reine. Andromaque plongeait son regard d’acier dans les yeux de Dizzie. On y lisait une maturité redoutable, et elle finit par parler, allant droit au but :
« Il y a vingt ans, des prêtresses d’un temple voué à la Déesse sont venues nous voir, en nous avertissant que des pillards comptaient les ravager. Ces pillards avaient déjà attaqué un temple dédié à Apollon. Ils avaient tué tout le monde, hommes, femmes, enfants, vieillards comme handicapés, violant, pillant, massacrant, torturant. Aucun prisonnier, aucun esclave, ils servaient des forces obscures. Le temple de la Déesse était le prochain sur la liste. Je n’étais alors qu’une Princesse, aussi pleine d’énergie que ma fille Sélène, et j’ai choisi de venir, emportant avec moi trente de mes plus courageuses Amazones, le reste de la Horde devant nous rejoindre pour nous soutenir. »
Le souvenir était encore vivace, et, à la lueur du feu de Naora, Andromaque se mit à parler. Le temple était au cœur d’une ville fortifiée, et Andromaque et ses Amazones avaient été accueillies comme des héroïnes. Les pillards se rapprochaient, et avaient déjà incendié des fermes et des hameaux.
« Ces pillards constituaient une véritable armée, menée par un Chevalier noir : Tarask. Il chevauchait une bête infernale, un immense cheval dont la chair était de feu et de cendres, et dont la chevelure brûlait comme mille étoiles. Ses hommes étaient des barbares de lointaines montagnes, dont l’âme avait été corrompue par ce chevalier. Je vois encore leurs yeux luire de la haine la plus barbare. »
Et Andromaque continuait à parler. Ils avaient foncé contre les murs, défonçant la lourde porte. Depuis les remparts, les villageois avaient constitué une milice, et entreprirent de se défendre. Le ciel était d’une couleur rouge, tandis que les démons envoyaient des troupes en hauteur. D’énormes démons violets grimpaient le long des parois, l’huile bouillante ne semblant rien leur faire, tandis que de redoutables manticores et des créatures infernales, issues des profondeurs des Enfers, incendiaient la ville, débarquant dans les rues pour massacrer les gens. Les hurlements, les pleurs, Andromaque s’en souvenait encore. Elle avait des cendres dans les cheveux, et se tenait sur un rempart, accompagné de ses fières guerrières, chacun de leurs tirs fauchant avec une précision extrême les innombrables démons. Ils réussirent à briser la porte, et ce fut la débandade vers le temple, où les civils se réfugiaient.
« Nous ne parvînmes pas à rejoindre le temple si facilement. La ville était en feu, chaque maison brûlant. Je vis des corps ensevelis sous les décombres, des mères pleurant leurs enfants enflammés, je vis des hommes dévorés vivant par des manticores, poussant des hurlements de douleur comme jamais je n’en ai entendu. »
Tandis qu’elle parlait, les Amazones écoutaient, silencieuses. C’était un récit de guerre, et, comme chaque récit, il y avait des enseignements à en tirer. De plus, Andromaque parlait d’une voix forte et captivante. Les Amazones remontaient dans les rues, affrontant les barbares. Elles durent se séparer en plusieurs groupes pour progresser, car le feu les contraignait à avancer dans des endroits étroits. Andromaque se retrouva aux prises avec trois barbares, d’énormes colosses armés de haches et de fléaux de guerre.
« Trois Amazones furent emportées dans les combats de rue. L’une d’elle, Sessha, fut tuée en essayant de protéger une mère et sa fille. Une manticore lui arracha un bras, et la mère et la fille furent tuées. Nous avons retrouvé leurs cadavres, ou ce qu’il en restait. Mirthwyn, qui avait pansé l’une de mes plaies dans la forêt suite à la piqûre d’une redoutable araignée, se battit contre cinq barbares, avant de succomber. Je la retrouvais, la nuque brisée, son corps souillé. Et la dernière, Tishta, dont les cristaux de glace tuèrent une dizaine de ces monstres, mourut entre mes bras, succombant à ses blessures, me gratifiant d’un baiser sur le front. »
Tant d’années après, Andromaque se souvenait encore des noms. Ce n’était pas qu’un récit, c’était aussi une leçon. Elle n’était pas la Reine pour rien. Andromaque avait réussi à rejoindre le temple, blessée. Elle boitait à moitié, et les guérisseuses s’empressèrent de la soigner, tandis que les soldats survivants avaient rejoint les tours du temple, repoussant avec leurs arcs les monstres agglutinés autour.
« Malheureusement, tous les villageois n’avaient pas réussi à revenir à temps. Des réfugiés se retrouvèrent coincés dehors. Mon devoir était de les secourir, mais ma seconde, Nilya, m’a ordonné de me reposer... Et les plus anciennes d’entre nous savent qu’un ordre de Nilya ne se refuse pas. Elle est partie avec six Amazones. Elles ont sauvé huit hommes, douze femmes, et dix enfants. L’un d’eux est aujourd’hui la Grande Prêtresse du Temple. Nilya, Glylwy, Tana, Kirath, Ralweïn, Isildra, et Fanmïnn, sont toutes mortes en les sauvant. Isildra fut la dernière à mourir, devant la porte, des mains de Tarask en personne. »
C’était un récit lourd. Tarask avait fait voler la porte d’entrée du temple à l’aide de sa magie terrifiante. Une boule de feu l’avait explosé, et il s’était approché, sur son cheval infernal. Andromaque était alors face à elle. Tarask l’avait regardé, et avait compris, sans qu’il ne soit besoin de parler. Les autres Amazones s’étaient prudemment reculées, tandis qu’Andromaque s’était mise en position de combat. Taraskavait alors chargé, son cheval faisant trembler le sol, ses narines crachant des flammes. La lame d’Andromaque avait rencontré celle de Tarask. Sa lame infernale jetait des flammes, et Andromaque avait eu l’impression que tous ses muscles hurlaient de souffrance. Tarask s’était retourné, en riant, et avait balancé depuis ses doigts des jets de feu. Andromaque avait paré avec sa lame, le feu explosant autour d’elle, et le chevalier infernal en avait profité pour la charger. Andromaque avait roulé sur le sol, évitant la charge colossale du monstre, et avait alors bondi vers lui.
D’un coup de lame, elle avait tranché sa queue. Sa lame était l’épée sacrée des Amazones, celle que Sélène portait, dont la lame était en verredragon. L’ébonite se brisait contre le verredragon, et même l’adamantium n’y résistait pas. De plus, c’était une épée ancestrale, aussi vieille que la Horde elle-même, donnée par la Déesse à la première des Amazones pour l’aider à repousser les nuées sinistres de l’Archonte Lomarr. Le cheval de Tarask avait hurlé, et Andromaque avait poussé son avantage, enfonçant l’épée jusqu’à la garde dans le flanc de la bête, avant de tirer en arrière, dans un hurlement de rage. Le feu aurait du la rendre aveugle, mais elle était dans le temple de la Déesse, et la force de la Déesse irradiait dans ses veines. De la lave se mit à couler du corps du cheval, qui s’écroula sur le sol, son sang infernal provoquant un trou.
Immense, Tarask s’était redressé, et avait poussé un hurlement de haine fracassant, explosant plusieurs vitraux, faisant saigner Andromaque, avant de la charger. Son épée avait manqué s’abattre sur elle, Andromaque l’esquivant d’un bond. En heurtant le sol, l’épée avait provoqué une violente explosion de feu, et Tarask avait chargé.
« La peur de mourir m’avait saisi, ainsi que celle, plus grande encore, de perdre ce temple. J’étais la digne Princesse des Amazones, je ne devais pas faillir. La peur ne me bloquait pas, elle était mon moteur, elle était ce qui m’incitait à me battre, à me sacrifier. Tarask combattait pour s’amuser, pour le simple plaisir de semer le chaos et la mort, de voir la terreur sur le visage de ses victimes. Il rigolait en m’affrontant, pensant pouvoir m’affronter... Jusqu’à ce que ma lame parvienne à entailler son armure, faisant voler des morceaux noirs autour de moi. »
Tarask avait alors cessé de rire, et avait tenté d’envoyer une nouvelle boule de feu, que l’Amazone avait su habilement esquiver. La boule avait explosé contre le sol. L’adrénaline empêchait à Andromaque de ressentir la douleur. Elle avait frappé dans le dos de Tarask, manquant le faire chavirer, et s’était trop enhardie. Elle avait tenté une nouvelle attaque plutôt que de reprendre sa garde, et s’était reçue un coup d’une puissance terrifiante. Elle s’était envolée comme un fétu de paille, et avait heurté une rangée de bancs, s’affalant sur le sol, en sang. Tarask avait alors ri, et tendu la main, envoyant une boule de feu.
« C’est la Déesse qui m’a sauvé, avoua alors Andromaque. J’avais le sentiment que tous mes os étaient brisés, et je voyais la boule de feu venir. Du sang glissait entre mes yeux, et j’ai réussi à rouler sur le sol, évitant les jets de feu. »
Andromaque s’était alors relevée, ses vêtements pulvérisés, troués et déchiquetés, et avait couru. Tarask était alors sûr de sa victoire, et avait réagi trop tard. Andromaque avait lancé son épée sur lui, la tenant à deux mains au-dessus de sa tête, avant de la balancer. L’épée avait traversé l’air en tournoyant sur elle-même, avant de se planter dans son ventre, le transperçant. Andromaque avait alors couru vers Tarask, qui posait un genou à terre, sortant de sa ceinture une seconde arme, une dague, et bondit sur le corps du monstre, soulevant bien haut sa dague, avant de l’abattre dans sa gorge, faisant gicler le sang. Son sang avait éclaboussé sur la moitié de son corps, mais Tarask était mort.
« Que la Déesse m’en soit témoin, j’avais mal partout, et je ne pouvais même pas retirer mon épée du corps de ce monstre. C’est en tournant les yeux que je l’ai vu. Il était aux premières loges pour assister au spectacle. Koth. Il était le second de Tarask, et entreprit de me tuer, afin de pouvoir contrôler sa horde. Il tendit sa main vers moi, et m’envoya un jet de pierre qui me transperça l’épaule droite, m’envoyant sur le sol. »
Les autres Amazones avaient alors attaqué en hurlant, se heurtant aux barbares. Andromaque, de son côté, gisait sur le sol, tenant son épaule endolorie, alors qu’elle entreprenait de se relancer, crachant du sang. Koth avait tué une Amazone à l’aide de ses cônes de pierre. Elle était morte dans un hurlement de douleur, et il s’était avancé vers la Reine. Andromaque en était alors rendue à ramper, serrant les dents. Il l’avait frappé au ventre, la faisant hurler.
« C’est comme ça qu’il a du réaliser que j’étais enceinte. Il allait me tuer quand une autre sœur, Clydas, l’a attaqué. »
Clydas l’avait enchaîné en le frappant, surprenant Koth, avant que son épée ne se retrouve bloquée dans son bras. Il avait alors brisé la lame en deux de sa main, et, avec l’autre, l’avait frappé au ventre, la transperçant de part en part, le sang de Clydas aspergeant le corps d’Andromaque, alors que Koth repoussait tranquillement son cadavre, se dressant face à la Princesse des Amazones. Trois autres Amazones l’avaient alors soutenu, utilisant leurs arcs et des sorts magiques. Des cristaux de glace explosèrent contre Koth, ainsi que des flèches. Il avait alors provoqué l’une de ses terribles vibrations, frappant le sol avec son pied, fendillant ce dernier. Andromaque était à ses pieds, tandis qu’il jurait de tous les tuer. Même les prêtresses, pourtant entraînées à l’art de soigner les guerrières et non à se battre, affrontaient, conscientes que, si elles échouaient ce combat, elles perdraient tout. Acculé contre un mur, l’humain révèle toutes ses dernières capacités, et se lance à bride abattue dans la bataille. C’est ce qui arriva à Andromaque. À côté d’elle, elle avait vu l’épée de Clydas, et avait tenté de la saisir.
« C’était une lourde épée à deux mains, qu’il m’était impossible de soulever dans ma position. »
Koth avait envoyé une balle de pierre dans la jambe d’une prêtresse, riant sauvagement. Andromaque avait alors vu la dague de Clydas, et l’avait saisi, avant de pousser un hurlement de rage en l’abattant dans la jambe du monstre. Koth avait rugi sous la douleur, et elle avait tourné la lame, avant de se recevoir un coup de poing dans le visage, qui l’avait sonné, brisant son nez. Néanmoins, Koth avait été blessé, et les barbares commençaient à sentir la peur les envahir. Tarask n’était plus là, et, au loin, on entendit les cors rugir.
La Horde amazone venait d’arriver. Un millier de guerrières, qui s’élancèrent en hurlant sauvagement vers la ville. Elles défoncèrent les arrière-gardes de l’ancienne armée de Tarask, plongeant dans la ville, massacrant tous ces monstres avec une rage impitoyable. Ils cherchèrent alors à s’enfuir, mais les flèches les rattrapaient, les fauchant. Andromaque, de son côté, était dans le coma. Son os frontal avait été fendillé, mais, par un miracle qui ne tenait qu’à la volonté de la Déesse, selon la Reine, aucun bout d’os ne s’était enfoncé dans son cerveau. Quatre guérisseuses entreprirent de la soigner, et elle se releva au petit matin.
« La Horde de Tarask avait été intégralement décimée. Nous regroupâmes leurs cadavres, et les incendièrent dans la prairie. Le bilan d’une telle victoire était toutefois lourd. Nos morts furent enterrés dans le cimetière du temple, et ce dernier fut reconstruit, ainsi que toute la ville. Nous envoyâmes plusieurs Amazones dans les villages alentours pour annoncer que la Horde de Tarask avait été brisée. Il y eut des dons, et, surtout, beaucoup de pèlerins, qui venaient pour chercher du travail, ou la bénédiction de la Déesse. Le duc local nous remit sa propre fille, et me baisa les pieds, quand il apprit que j’avais terrassé Tarask. Aujourd’hui encore, les bardes de la région racontent cette épopée. »
Andromaque reprit lentement son souffle, tandis qu’un silence planait autour d’elle. Les jeunes Amazones papillonnaient des yeux, éberluées devant un tel discours.
« J’ai cru Koth mort durant le siège, mais son corps n’a jamais été retrouvé. Il faut croire que cette vermine a la peau dure. Les Amazones ont détruit toute son armée, et il en est maintenant rendu à travailler pour le compte d’autres personnes. »
Pour un démon, ce devait être terrible. Maintenant que sa route avait recroisé celle des Amazones, il était à craindre une nouvelle offensive.
« Comme je te l’ai dit, Dizzie, tu peux partir dès que tu le souhaites. Naora connaît bien ce désert, elle pourra te conduire demain auprès des tiennes, ou dans un autre endroit. Cependant, sache que tu as versé le sang avec les nôtres. Que tu y croies ou non n’a aucune importance. À nos yeux, la Déesse t’a marqué. Tu n’es pas qu’une simple étrangère que nous devons traiter en vertu des règles de l’hospitalité, tu n’es pas plus une sœur, mais tu es une camarade de sang. Que ce soit la Déesse ou le hasard, tu es auprès de l’un des plus féroces peuples guerriers de Terra. »
Andromaque le disait sans réelle vantardise. La Horde était un reliquat des temps anciens, de cette période lointaine et reculée où les peuples n’étaient pas sédentarisés. Pour qu’un tel peuple ait pu survivre à l’implacable marche du temps, c’était bien que c’était un peuple redoutable, qui savait survivre, se battre, et s’adapter.
« Toute la question est de savoir si tu t’entraîneras mieux ici, qu’au sein de tes propres camarades, dans ce fort tekhan. »
Dizzie l’ignorait sans doute, mais le fait d’être camarade de sang, et non simple voyageuse, l’autorisait également à partager sa couche avec une Amazone. Ce n’était pas parce que la Horde était un peuple de nomades qu’elle n’était pas civilisée, et qu’il n’y avait pas une certaine hiérarchie à respecter.