Têtue, n’est-ce pas ? Toujours à revenir sur les sujets qui fâchent, toujours à refuser de lâcher le morceau. Yehaël, Ange de la Pureté... En ce moment, comme en chaque fois, tu trouvais que tu étais aussi l’Ange de l’Entêtement et de la Persévérance. Tu savais cette femme en plein doute, mais tu voulais l’entendre dire, de ses propres mots, qu’elle avait compris, qu’elle avait compris qu’elle ne pouvait pas continuer ainsi. Qu’un Archange ne pouvait pas opprimer les Chérubins, les humilier, même en affirmant qu’ils aimaient ça. C’était moins choquant chez les espèces inférieures, car elles étaient, après tout, inférieures. Oh, ce n’était pas que tu le tolérais aussi, bien sûr, car la Pureté n’admet aucune imperfection, mais tu trouvais cela encore plus odieux et terrible quand on l’exerçait sur l’incarnation de l’innocence même : l’enfance. Qui y avait-il de plus pur et de plus innocent qu’une âme nouvellement née ? Dans tout ce que l’innocence avait de louable et de terrible, les enfants étaient, pour toi, des êtres extrêmement fragiles, dont l’influence malfaisante les conduisait naturellement à devenir mauvais. Un tel point de vue conduisait fréquemment à considérer que le Mal n’était pas inné, mais se véhiculait au sein de la société. Mais, dans ce cas, comment en déterminer l’origine ? Était-elle, comme Rousseau l’affirmait, née le jour où un homme s’était avisé de clôturer son champ, et de développer ainsi la notion honnie de propriété privée ? Ou était-elle dans la nature de tout homme, intrinsèquement liée à l’âme, comme l’avait pensé Voltaire, ou Freud ? Autant de théories qui ne pouvaient te laisser indifférentes, à toi, égérie de la Pureté, égérie absolue et têtue dans ton raisonnement. Car, si on admettait que la nature humaine était par nature corrompue, alors on admettait que la Pureté n’existait pas. Dès lors, quel était ton rôle en ce bas-monde ? Et pouvais-tu toi-même te prétendre pure ? D’ailleurs, le simple fait de se prétendre pure, n’était-ce pas faire preuve d’arrogance ? Comment articuler ta mission divine avec ses conséquences pratiques ? Comment pouvais-tu espérer répondre à une question à laquelle même le saint Conseil des Archanges n’avait su répondre ? Une question à laquelle même l’Archange de la Connaissance, le sage Malthael, n’avait pu t’apporter de réponses satisfaisantes.
Étais-tu vraiment la mieux placée pour convaincre Abigahëlle, alors même que tu ne savais pas quelle était ta route ? Et, maintenant que tu gis sur le sol, avec tes ailes arrachées, et les roses rouges s’étalant à perte de vue devant toi, tu ne peux désormais plus nier l’évidence. Tu as échoué. Peut-être bien, finalement, que la perfection n’est pas de ce monde, que l’être vivant est naturellement voué à la faiblesse, et que ta quête était sans espoir dès le début.
Mais ses mains, tu t’en souviens ? Ses mains qui se posèrent sur tes épaules, alors que tu réfléchissais ? Replonges-toi, y, rappelles-toi, oui, rappelles-toi ! Laisse le passé revenir, laisse le poids de tes échecs être contrebalancée par celui de tes réussites, car ces dernières sont si rares, si pue nombreuses, qu’il nous faut les admirer, nous les rappeler, nous les remémorer, et en vivre avec. Ne t’en caches pas, acceptes-les ! Elle te parla, t’en souviens-tu donc ? Elle te parla, sous le reflet étincelant d’un soleil qui brûlait au firmament, dardant le monde entier de ses lueurs magiques.
« Bon... Je te fais la promesse de ne plus lever la main sur mes frères et sœurs... Par contre je tiens à ce que tu saches qu'un jour, indirectement de ma faute, des anges souffriront... Je ne réitérais pas ce que Lucifer à fait, ce n'est en rien mon but, je ne veux pas détruire les cieux, je veux purifier la terre et terra... C'est cruel dans un sens, des gens mourrons, mais... Les écrits depuis longtemps annonçaient ma venue... n'est ce pas ? J'accepte de devenir une Archange plus intègre et moins renégate, néanmoins... Je ne peux pas tout changer chez moi... Tu comprends cela ? »
Tu n’avais alors rien dit, y réfléchissant, avant de baisser la tête, et de la secouer. Et il est curieux de constater, avec le recul, combien la réponse que tu lui apportas, dans un sens, répondait aussi à tes propres interrogations. Mais tu étais alors trop concernée par cette femme pour le réaliser, et les interrogations, les doutes que tu te posais, n’étaient que virtuels. Jamais tu n’avais vraiment réfléchi au sens de cette mission que vous vous étiez fixés, vous, les Anges. Tu ne voyais pas les choses dans leur globalité, et il est ironique de constater que c’était finalement aux portes de la Mort que cette entièreté t’apparaît.
« Lucifer devait mettre fin aux démons. Il était le Porteur de Lumière, celui qui devait apporter la foi et la vérité, guider nos armées, et mettre un terme à l’engeance infernale. Les écrits et les prophéties le disaient. Lucifer est tombé. Nous nous abritons derrière nos prophéties parce que nous ne savons pas quoi faire d’autre sans elle... Et il est curieux qu’une femme qui renie à ce point l’influence et l’autorité du Conseil croient en nos prophéties. Ce comportement me semble paradoxal, mais je ne suis pas venue te voir pour ça. »
Tu t’étais alors rapprochée d’elle, et c’était à ton tour de poser une main sur son épaule, restant dans le dos de cette femme.
« Je comprends le poids de ton fardeau, Abigahëlle. J’ai vu mes propres frères et mes propres sœurs s’entretuer, et j’ai moi-même du tuer les miens. Le sang des Anges maudits ruisselait sur mon corps, et mes larmes de rage inondaient mes yeux. J’avais perdu la foi, et j’avais même songé à abréger ma vie, ne pouvant me résoudre à vivre avec ce sang sur mes mains, ce sang qui s’était imprégné dans mon corps. Rien n’est écrit, Abigahëlle. Voilà ce que je crois. Car le libre-arbitre, toujours, doit dominer, et déterminer nos choix. Néanmoins, si tu es décidée à montrer l’exemple à nos Chérubins, et à leur rappeler que l’amour et la solidarité doivent rester les vertus cardinales de notre peuple... Alors, de ça, je te remercie. »