Les affaires de tekhos, quelle barbe ! Je déteste réellement leurs affaires de démocratie : c'est un système prétentieux, lourd, lent, peu efficace. J'ignore ce que mon illustre ancêtre trouvait de louable à leur société absurde. On ne sait jamais vraiment à qui s'adresser, les détenteurs du pouvoirs changent sans cesse, je n'arrive jamais à retenir leurs noms. Qui détient l'autorité, ici ? Je n'y comprend rien. Lorsque mon père l'intendant m'a prévenu que ma présence était requise pour signer un important accord de libre-échange, j'en ai été particulièrement contrarié. Conclure le moindre pacte commercial avec eux est un vrai calvaire, tant leurs entreprises sont divisées, incapables de se contenter d'un pouvoir central. Heureusement que je n'aurais rien de notable à faire, sinon me montrer au cours de quelques soirées complaisantes.
Comme je l'avais prévu, le voyage fut long, et pénible. Tous ces jours de calèche pour un si petit accord, ne pourrait-on pas simplement faire du commerce avec Nexus ? Je ne suis pas très à l'aise, sorti de mon château, et si des pillards, ou de simples cambrioleurs, mettaient la main sur mes objets magiques ? Je n'ai qu'une confiance très relative dans tous ces incapables qui composent ma garde. Le capitaine chargé de m'escorter calme un peu mon impatience et ma frustration en parlant des merveilleux artefacts que l'on peut trouver à Tekhan. Il me fait miroiter qu'à n'importe quel coin de rue, on peut trouver des globes de verre enchantés qui, sans l'artifice d'aucune flamme, émettent de la lumière. J'ai déjà des cristaux colorés qui font cela, je lui fais remarquer. Je lui fais remarquer que j'ai aussi eu du mal à les acquérir, et qu'on puisse dans cette métropole en dénicher si facilement ne m'inspire rien de bon. Quel est l'intérêt d'avoir une collection, si ce n'est d'objets rares ?
La soirée, elle, fut à peine moins ennuyeuse. Au milieu de toutes ces femmes, mon père paraissait à l'aise : toutes si sûres d'elles dans une société matriarcale, il a toujours su les manipuler. Je n'ai pas vraiment saisi s'il existait, ou non, une noblesse tekhanne, ou si les titres qu'ils se donnaient reflétaient simplement l'importance de leurs biens. Je n'ai pas vraiment essayé de le saisir, en fait. C'est déjà assez difficile de sourire, de ne pas trop faire ma mauvaise tête, alors que je suis si loin de chez-moi, et de tout ce qui m'amuse. Je n'ai même pas l'occasion de forcer sur l'alcool.
Nous nous couchons assez tard, puis, au lendemain, mon père est appelé pour remplir les dernières formalités. Il a bien vu que je n'appréciais pas tellement mon séjour, d'autant que je n'ai encore rien exploré de la cité. Ou est-ce ma menace de le destituer si nous ne repartons pas de suite qui lui a mis la puce à l'oreille ? Il m'autorise donc à ne pas venir m'ennuyer avec lui, et à déambuler, sous la surveillance de deux gardes, dans les avenues de Tekhos. Cependant, je n'ai pas trop d'idées de quoi faire. Voulant reproduire mon passe-temps préféré, avec peut-être, je l'espère, un peu d'exotisme, je m'inquiète de savoir si ce pays dispose de geôles. On me répond que oui. Je demande aussi si les prisonniers sont à la disposition des personnes de sang princier comme moi. On me répond que c'est sans doute possible, pour peu que j'ai une bourse à la hauteur de mon rang. J'exige alors qu'on m'y emmène de suite.
C'est un immense bâtiment dans lequel j'entre, rien à voir avec les oubliettes de Castelquisianni. Je suis un peu jaloux, surtout qu'on m'indique que la majeure partie de l'édifice est enterré, et s'étend, de fait, sur une surface presque équivalente à celle de mon royaume. Je rencontre le directeur, qui paraît presque noble, à régner sur un tel labyrinthe. Il me complimente sur ma robe bleue serrée, et il m'autorise à visiter quelques unes de ses cellules, et peut-être à acheter un ou deux individus si l'envie me vient. Il veut me diriger vers les quartiers de plus basse sécurité. Je refuse, vexé. Si je suis ici, ça n'est certainement pas pour me satisfaire des criminels les plus minables. Je veux des gens vraiment dangereux, du genre qui peuvent se retourner contre vous à la moindre seconde d'inattention. Après tous ces jours de non-activité, la perspective d'en voir un se rebeller m'excite presque. La satisfaction de le dominer n'en sera ensuite que plus grande.
Je regrette malheureusement assez vite mon choix. Je passe devant les cellules. Les détenus que je vois ont souvent été maltraités, les supplices qu'on leur a fait subir les ont laissé avec des expressions étranges d'absence. D'autres ne sont que des brutes défigurées, tout juste dignes de passer par le fouet. Une femme-fauve attire brièvement mon attention, je jette un œil à ses griffes d'au moins cinq centimètres de long, songeant qu'il lui suffirait d'un seul mouvement pour m'égorger. Elle a l'air agressive, mais elle est terriblement dans la norme de ce que je peux obtenir en restant chez-moi. Ce ne sont pas les terranides des terres froides qui manquent, dans le système judiciaire. Je me dis que je reviendrai peut-être, si je ne trouve rien de mieux. Je continue ma visite, lâchant parfois un vague ''intéressant''. En réalité, je n'étais pas vraiment intéressé. Je commence à m'énerver. Je trouve que cela manque beaucoup d'exotisme. Je veux voir des choses plus originales.
On me propose d'aller explorer une partie spéciale, réservée aux sujets d'expériences, où je trouverai peut-être satisfaction. Assez enthousiaste, j'accepte. Quelques individus passent encore devant mes yeux. Je m'arrête un instant devant le joli visage d'une jeune femme aux cheveux corbeau, suspendue par des chaînes. Elle serait assez quelconque, si elle n'avait pas des yeux délicieusement rouges. Sa délicatesse contraste aimablement avec tout ce que j'ai eu l'occasion d'observer dans cette prison jusqu'ici.
-Qu'elle est belle ! je m'exclame, comme une petite fille émerveillée devant une poupée, d'une voix à peine plus grave. Mais en quoi est-elle spéciale ? On lui a rougi les yeux ?
-C'est un homme, m'indique ma guide, une femme un peu frustre et que je trouve pour le coup très vulgaire. Elle se reprend et rajoute sans vraiment y croire : votre altesse.
-Ses seins ne vont pas dans ton sens, je réplique sèchement, avec une vexation qu'elle peut sans doute comprendre : ma propre poitrine n'est absolument pas développée.
-Chirurgie, sans doute, fait-elle, en haussant les épaules. Ce n'est pas pour cela qu'elle est ici.
-Alors pourquoi ? Je feins de comprendre parfaitement ce qu'elle entend par le mot chirurgie, bien qu'il n'en soit rien. Puis elle me désigne ses mains.
-Ce sont des armes de guerre, il vit en symbiose avec un slime d'une nature particulièrement vorace, et dangereuse...
-Ah oui ? Intéressant...
J'ai déjà prononcé ce mot au moins vingt fois, aujourd'hui, mais c'est sans doute la première fois que je le pense sincèrement. Il y a beaucoup de choses qui m'intriguent chez cet individu. Suffisamment pour que je ne me préoccupe pas du prix : je n'ai de toute façon rien compris au cours des monnaies (il me semble avoir entendu dire, en plus, qu'elles n'étaient pas fixes !). Les slimes sont des esclaves incroyablement coûteux sur les marchés aux esclaves. Je m'en fiche. Ce sera mon père qui réglera, il a sans doute les moyens. Il les trouvera, s'il veut rester régent. Je souris.
-Bien, qu'on ouvre cette grille, qu'on libère... quel est son nom, déjà, hu ?
-Belphegor, votre h'aletesse. J'ignore l'ironie de son ton, je ne vais pas laisser une stupide gardienne gâcher ce moment.
-Hum : oui. Qu'on libère Belphegor' ! Enfin, n'enlevez pas ses chaînes tout de suite, quand même.