Partie 2 sur 4. Toujours la même chose. Questions, critiques, avis, je suis preneur.
De la destruction d'un mondeIl était toujours étendu là, le Personnage grelottant. Il ne faisait plus partie de ce monde : la voûte céleste de cette dimension avait quitté son propre environnement, laissant ainsi un monde en proie au néant et à la désolation. Moi Auteur, je ne peux faire autrement que de narrer cette triste destruction. Il me resterait une option, mais il est risqué de l'appliquer. Cela signifierait recommencer une nouvelle fois ce monde. Retirer cette neige, ces hautes herbes et laisser place à une multitude de créatures bien vivantes. L'Auteur est Dieu dans le monde qu'il crée. Serait-ce la preuve que Dieu n'est pas une créature bienveillante ? Qui sait.
J'agis ici tranquillement. J'ai du temps pour réfléchir : toute ma vie, en fait. Tant que je ne continue pas, alors je peux continuer à chercher une solution. Je peux vivre le temps que je veux et continuer ce projet quand bon me semble. Aussi je me lève de mon cher tabouret et je me dois de quitter ma chère table de travail où se trouvent toute mon imagination et mon inspiration. Sans un bon cadre, un auteur ne peut pas faire grand chose. Et si ce cadre n'existe pas, il faut en créer un. Il est temps d'y aller : je dépose la plume, les flocons s'arrêtent dans les airs. Le vent s'arrête brusquement, les herbes se trouvent toujours à moitié pliées. Le temps s'est arrêté. Le plan maintenant, c'est d'aller chercher ma cafetière. Je laisse donc ce monde en suspens, avec mes autres mondes. L'un représente le néant à la vie qui s'éteint. Ce projet-là est fini.
D'un œil nostalgique, je regarde les différents noms sur les dossiers qui s'étalent sur la table. Tous me remontent quelques temps en arrière. Addendum à la vie, Addendum à la vérité, Bandersnatch, Heartful Cry, tant de projets terminés ou laissés de côté. Ils semblent tous me crier de leur accorder de l'attention, de faire le nécessaire pour qu'ils revivent. Certains sont déjà achevés, et ceux-là me lancent un silence peut-être plus accablant que les cris. Ô toi littérature, si tes ressources sont infinies, pourquoi donc dois-tu te finir ? Je verse le liquide chaud et amer dans une petite tasse, et je retourne m'installer à ce bureau de fortune.
Que trouve-t-on de nouveau dans ce monde ? Absolument rien. Tant que je ne reprends pas la plume, ce monde restera en suspens. Un mot suffira pour que le confinement du temps sur ce texte ne s'interrompe. Il ne tient qu'à moi de libérer ce monde de son froid intemporel. D'ici découle une décision importante : dois-je laisser ce texte périr comme les autres projets et le regretter un jour ou l'autre ? Dois-je reprendre ce texte et recommencer un monde ? Il me semble apercevoir une méthode pour contourner cette limite. Le souci est de l'appliquer. Respire, humain, respire : tu vas refaire la transition d'humain à entité divine. Allons-y. Respire un bon coup, et lance-toi.
Et voilà que ce monde repart. Il ne s'agit pas exactement du même monde. Ce monde-là n'a jamais commencé, ne s'est jamais développé et est déjà fini. Il s'agit d'un monde qui s'est terminé, une nouvelle fois. Le vent souffle, mais les herbes ne ploient pas. Il n'y a pas d'herbes. Une étendue de feuilles mortes concluent le paysage, sans aucun arbre. Il en va ainsi du tapis multicolore que crée un monde pareil. Feuilles mortes, signe de la désolation de ce monde déjà mort. On retrouve tout de même deux éléments communs à l'autre monde : le ciel est vide de nuages, et on retrouve de la vie.
Non pas une fois, mais deux. Deux personnes se trouvent au milieu de ces feuilles mortes. Il n'y a aucun Personnage cette fois : simples marionnettes de l'auteur, n'ayant aucune importance. L'une d'entre elles regarde en l'air, et l'autre regarde au sol. La personne qui regarde en l'air est habillée du même manteau long et de la même écharpe que le Personnage. Seul détail changeant : ses cheveux sont plus longs et égalisés, un peu en désordre et n'ondulent pas dans le vent. Ce n'est pas faute d'en avoir, pourtant. Son regard émeraude pointé vers le ciel s'accorde avec le noisette de ses cheveux. Un petit sourire trône sur son visage. Il ne sait pas ce qui l'attend. A côté de lui, l'homme qui regarde au sol est une copie conforme du Personnage. Les mêmes yeux d'un bleu acier, les même cheveux noir de jais, les deux mêmes mèches sur les tempes qui volent au gré du vent. Seul changement : le manteau long s'est changé en une veste blanche et un haut blanc dessous. Un simple pantalon de tissu blanc complète l'image, peut-être voulue, de la pureté.
Aucune de ces deux personnes n'est le Personnage. S'ils avaient été comme lui, de toute manière, jamais l'auteur n'aurait pris le risque de les décrire. Ils n'ont pas le potentiel de faire repartir ce monde. Avec un petit soupir, l'homme aux yeux verts se détourna lentement du ciel pour poser ses yeux sur l'homme à côté de lui. Puisqu'ils ne sont pas dangereux, l'auteur peut se permettre de leur donner des noms. Il n'aurait jamais pu s'y tenter sans l'absence de potentiel créatif du Personnage. Disons donc que l'homme aux cheveux bruns et aux yeux verts se nomme Ethan et celui aux cheveux noirs et aux yeux bleus porte le doux nom d'Evan. Très peu de différences entre les deux noms ? Un auteur ne fait jamais rien au hasard.
-As-tu déjà vu Dieu ?La voix d'Ethan venait de sonner clairement dans l'air. Mains dans les poches, toujours un peu rêveur, les yeux à moitié sur Evan et à moitié dans le ciel. Il tentait de comprendre ce qui se passait. Evan, lui, secoua simplement la tête. Cette expression faciale à la limite de la déprime se força à esquisser un petit sourire sarcastique. Sa voix à lui, plus sarcastique et amère, vint elle aussi trouver son écho dans le monde où ils étaient enfermés.
-Dieu n'existe pas. Dieu n'est qu'une invention de l'humain.Un petit regard de côté à Ethan, et retour dans ses pensées. Quelles pensées ? Des pensées artificielles créées par l'auteur afin d'en faire une créature ayant un semblant d'humanité. Ce n'est qu'une marionnette, mais il faut que la marionnette soit réaliste. Sans quoi on sera déçu de la qualité d'une telle marionnette et le spectacle en sera plus mauvais. Ces pensées portaient sur un point sombre qui le préoccupait : comment était-il arrivé ici ? Comment était-il arrivé dans un monde déjà terminé ? L'auteur quant à lui se demandait si ajouter Evan n'était pas un moyen de recréer un monde qui s'était déjà fini. Si il devenait trop problématique, alors il aurait à le supprimer lui-même et il aurait à tout réécrire. Ce n'était pas du remords à l'idée de le tuer : Evan n'était après tout qu'une marionnette comme une autre. Non, la quantité de travail derrière la destruction d'Evan était le véritable problème.
Devoir tout réécrire, ignorer le fait même qu'Evan ait existé, recréer ainsi un autre monde où Evan n'existe pas. Un monde sans mort ni vie, une mort dans l'éternité au final. Un monde où Ethan serait seul à regarder le ciel, en se posant à lui-même sa question. Voilà qui ferait un sujet admirablement pauvre et qui devrait mettre en œuvre tout le talent de rédaction de l'auteur afin d'en faire un texte intéressant. Intoxiqué par la victoire, il n'aurait plus qu'à abandonner le projet et le fermer et le nommant hypocritement « projet terminé ». Une défaite cuisante cachée sous l'aspect de la victoire implacable face à la littérature. Il aurait vaincu l'infinité de la langue, il aurait terminé un projet. Derrière cette illusion se cache une réalité toute autre. Que se passe-t-il si on s'arrête ici ? Alors on abandonne. Un abandon sous la bannière de la victoire. Abandonner car on a gagné.
Inexistence, paradoxe.
Evan tourna sa tête vers son camarade d'infortune, en l'analysant sous toutes les coutures. Comment pouvait-il garder ce sourire plus longtemps ? Comment pouvait-il avoir une expression aussi radieuse ? Comment pouvait-on simplement regarder le ciel en sachant qu'il n'y avait aucune échappatoire possible ? Il avait beau retourner la question dans sa tête de tous les côtés, lui faire prendre toutes les formes possibles, la seule réponse qui lui venait à l'esprit tranchait net avec la réalité des choses.
C'est impossible.
Impossible, un mot qui lui tournait dans la tête depuis tout ce temps. Il était impossible qu'il vive ici, dans ce monde qui avait pris fin. Il était impossible que ce monde existe, puisqu'il était fini. Il savait que ce monde ne devait pas exister, et il ne savait même pas comment il le savait. Il continuait de regarder Ethan sans bien comprendre la situation dans laquelle ils étaient réellement. Un trèfle sans feuilles, voilà tout. Aucune confiance, aucun espoir, pas d'amour... et pas de chance non plus, symbole de cette quatrième feuille inexistante. Ils n'avaient aucun moyen de s'en sortir. Au bout d'un certain temps, Ethan se rendit compte du regard qui était posé depuis tout à l'heure. Il baissa la tête vers Evan, apparemment surpris.
-Qu'est-ce qu'il y a ?
-Rien. Je me demandais juste comment tu pouvais sourire dans un monde pareil.
-Je ne sais pas. On ne manque de rien ici. On n'a pas faim, on n'a pas soif, pas sommeil, nous n'avons même pas besoin de nous occuper.Il releva la tête lentement vers le ciel, avec un sourire ravi. Ses yeux brillaient, et le vent commençait enfin à secouer ses cheveux. De l'herbe avait commencé à pousser sous les feuilles mortes et grandissait au fur et à mesure. En haut, de fins flocons commençaient à tomber. Hautes herbes et neige : la situation du Personnage. Quelqu'un quelque part en déduit qu'il s'agissait du stade terminal de ce monde. Toute histoire se termine par la mort d'un personnage dans la neige. Ethan et Evan, sans que l'auteur ne le veuille, allaient mourir d'ici peu. Un petit nuage de fumée s'échappa de la bouche d'Ethan alors qu'il parlait en souriant, comme toujours.
-C'est un bon jour pour être en vie, non ? Evan releva la tête lui aussi. Il comprit alors la question d'Ethan, ainsi que la raison pour laquelle il souriait. Un visage indistinct leur souriait alors que la neige tombait, dans ce monde où tout était fini. Une lueur d'espoir pour quitter ce monde se présentait à lui. Avec un petit sourire, Evan articula quelques mots. Ce n'étaient que des mots, mais ils voulaient sans doute dire plus que ce que l'auteur comptait faire faire à sa marionnette. A vrai dire, il ne les contrôlait déjà plus. Ils étaient devenus des Personnages avant même que l'auteur ne s'en rendent compte. Ces quelques mots d'Evan, qui remplissaient tout un monde d'espoir, tels étaient-ils :
-Ouais... c'est un bon jour pour être en vie.Alors ces deux Personnages commencèrent à s'effacer. Non pas qu'ils le faisaient d'eux-mêmes : il était déjà trop tard. L'auteur ne voulait qu'une chose, c'est que l'on ne retrouve pas deux cadavres comme celui du Personnage. Ils disparurent, lentement. Le monde se détruisait, lentement. De la destruction d'un monde ne découlait pas la fin de ce monde. Détruire un monde n'était pas la solution pour le finir, donc. Avec un soupir, l'auteur se releva, ferma la pochette contenant les textes. Le temps s'était suspendu alors qu'Ethan et Evan souriaient en disparaissant.