Le temps, à Sylvandell, était une donnée changeante, évolutive, qui dépendait énormément de l’épaisse chaîne de montagnes à proximité. Depuis plusieurs jours, une chaleur estivale s’était abattue dans le royaume, et un beau ciel bleu, parfois parsemé de quelques discrets nuages blancs, s’imposait sur le royaume. A chaque fois qu’Alice se levait, la vision de ce beau spectacle suffisait à la rendre heureuse. Elle était inhabituellement gaie, surprenant jusqu’à ses servantes, comme Lõara. Le bonheur d’Alice était contagieux, mais était après tout assez simple à comprendre. La jeune Princesse était amoureuse ! Et, même si elle ne partageait pas encore ses nuits avec Sakura, elle savait que c’était imminent. Sa jeune femme avait tenu à aller voir l’elfe rouge, afin de récupérer Ayano, sa sœur, et elle avait tenu à y aller seule, arguant que le voyage était long, qu’elle y irait plus vite seule, et qu’elle voulait pouvoir tester ses pouvoirs de demi-dragonne sans avoir à craindre pour la vie de la Princesse. Alice avait doucement accepté. Elles étaient des anciennes esclaves qui, après tout, avaient beaucoup souffert. Alice avait surtout compris que Sakura désirait passer un peu de temps avec sa sœur, ce que la Princesse pouvait aisément comprendre. Fille unique, elle avait souvent regretté d’avoir un frère ou une sœur avec qui jouer. Elle avait passé son dévolu sur les enfants de Sylvandell, garçons et filles qui, s’ils étaient généralement fort sympathiques, n’avaient pour autant pas permis de développer cette proximité si particulière qui se noue au sein de la fratrie.
« Ce sera une belle journée aujourd’hui, annonça Lõara.
- Je n’en doute pas », répondit Alice, depuis le balcon de sa chambre.
Chaque matin, elle prenait l’habitude de se tenir là, et de regarder l’horizon. Un délicat sourire étira les lèvres de Lõara, alors qu’elle était en train de faire les draps. Sous la forte chaleur ambiante, il n’y avait aucun feu de cheminée, et, même sur le balcon, la Princesse n’avait pas froid. Elle passait généralement ses après-midis dans l’un des grands lacs de Sylvandell, dans les baronnies.
« Je n’arrive pas à y croire… murmura Lõara. Je dois me faire vieille…
- Hum ?
- Je suis à votre service depuis des années, Princesse. Oh, je peux le reconnaître, maintenant, ce n’était pas du tout de gaieté de cœur au début. Les troupes de votre royaume avaient débarqué chez nous, menaçant de piller la ville portuaire que nous étions, si nous ne leur remettions pas ce qu’ils demandaient. J’ai été vendue comme esclave, et je dois admettre que je m’attendais à une vie de souffrance. Je vous ai haï, Princesse, vous et votre royaume.
- Lõara… essaya de l’interrompre Alice.
- Je me rappelle encore quand vous étiez dans le lit, refusant de vous lever pour que je fasse ce que j’avais à faire. Je me rappelle vous voir plongé dans les couvertures en riant, donnant des coups de pieds. J’ai toujours su ce qui n’allait pas avec vous. Vous aviez besoin d’une mère. Une mère pour vous tenir dans ses bras, pour veilleur sur vous. Je crois qu’en définitive, c’est ça que j’ai cherché à être pour vous.
- Lõara… poursuivit Alice en se retournant, s’approchant d’elle.
- Je suis si heureuse pour vous, Princesse, poursuivit Lõara, continuant machinalement à faire le lit, à plier les draps. Mais aussi un peu jalouse… Cette joie que vous ressentez depuis plusieurs jours, vos regards fiévreux vers l’horizon… »
Alice ne dit rien, s’approchant. Les belles mains noirâtres de Lõara tremblaient légèrement, avant qu’elle ne finisse par relever la tête, regardant la Princesse en souriant légèrement.
« Je suis si heureuse pour vous, Princesse… Sylvandell m’a volé la vie que j’aurais du avoir, les amants qui auraient du me courtiser, mais j’ai obtenu un bien encore plus précieux ici… Je vous ai vu grandir, Princesse, et je vous ai vu vous marier. Et, si cela ne signifie pas grand-chose pour vous, là d’où je viens, le mariage, c’est la seule chose qui soit offerte aux hommes et aux femmes de basse condition pour rejoindre la noblesse. »
La main de Lõara caressa tendrement la joue d’Alice, qui se mit à sourire. Lõara venait d’un ensemble d’archipels centré autour d’une île centrale, et les insulaires externes étaient souvent méprisées. Il fallait vivre au centre, et le meilleur moyen, pour cela, était de se marier avec un insulaire du centre, quand ils venaient dans les îles pour y chercher des provisions ou des esclaves.
« Mes félicitations, Princesse… » enchaîna Lõara en serrant Alice dans ses bras.
Muette, la Princesse finit toutefois par répondre.
« Ne me vieillissez pas, Lõara. Ce n’est pas parce que je me suis mariée que vous pourrez cesser de venir chaque matin dans ma chambre. »
La servante se permit de sourire légèrement, et s’écarta un peu. Sa révélation, si elle était surprenante, inattendue, n’avait pas spécialement choqué la Princesse. En tant qu’Ashnardiens, les Sylvandiens acceptaient et favorisaient l’esclavage. Sylvandell tenait fréquemment un marché aux esclaves, et Sakura en était la plus belle preuve. Alice ne savait que penser de l’esclavage. Devrait-elle l’abolir quand elle serait Reine ? En tant que dirigeant, on ne pouvait pas que s’encombrer de considérations morales et éthiques ; il fallait aussi diriger un royaume, et ceci nécessitait une économie. L’esclavage rapportait des fonds considérables, des fonds dont le royaume ne saurait se passer.
Alice descendit dans la cour du château. L’après-midi commençait, et elle entendait bien retourner dans les baronnies, près du lac, pour se baigner en paix… « En paix ». Un euphémisme, dans la mesure où, la dernière fois, elle s’était farouchement battue avec une ribambelle de gamins, jusqu’à ce qu’ils la jettent dans l’eau. Elle trépignait donc dans la cour, parlant avec un écuyer pour savoir quand son cheval serait prêt. C’est à peu près ce moment qu’une ombre commença à remplir l’air. Les soldats, les artisans, et autres ouvriers, commencèrent à lever la tête, de même que la Princesse. Cette dernière vit une espèce de jeune dragon en contrejour. Elle ne savait pas encore que c’était Sakura.
« Il vole dangereusement près, celui-là ! commenta un soldat.
- Encore un jeunot qui veut impressionner sa donzelle…
- Tant qu’il ne s’écrase pas sur un toit, comme le dernier ! »
Le dragon se mit toutefois à descendre, et Alice fronça les sourcils, commençant à reconnaître des écailles dorées, ainsi qu’une silhouette humaine, avec une forme dessus. Un dragonnier ? Non, les dragonniers s’entraînaient un peu plus en amont dans la colline. Il s’agissait… Alice comprit soudain de qui il s‘agit alors que la demi-dragonne se mit à descendre, tendant ses pattes arrière en avant pour amortir sa descente.
*Sakura !* songea-t-elle, sentant quelque chose bondir dans son cœur.
Sakura rata néanmoins son atterrissage, et s’écrasa lourdement sur le sol, dans un solide tremblement de poussière, faisant sursauter toute l’assemblée. Espérant qu’elle ne se soit pas fait mal, Alice se mit à courir, tout en entendant la demi-dragonne éclater de rire. Sakura entreprit de se redresser, et, à peine fut-elle debout qu’Alice bondissait sur elle, s’enroulant entre les bras puissants et les longues ailes de Sakura.
« Sakura ! s’exclama-t-elle en se blottissant contre elle. Je suis si contente de te revoir, ma puce ! Serre-moi fort ! »
Elle l’embrassa, s’enroulant contre elle, avant d’arrêter de l’embrasser, pour retourner l’embrasser. Sakura devait peiner à glisser plusieurs mots, et elle continua à l’embrasser. Le regard d’Alice se porta soudain sur le bout de peau se trouvant derrière Sakura. Une fillette qui devait avoir la dizaine d’années. Elle avait une peau basanée, de longs cheveux noirs, et Alice s’écarta de Sakura, soulevant la jeune fille.
« Voilà donc la raison de ce long voyage… Tu dois être Ayano, je présume ? Je suis Alice, la femme de ta sœur, donc ta demi-sœur, mais elle a du t’expliquer tout ça, je suppose… Bienvenue chez toi, ma belle ! »
Elle serra Ayano contre elle, l’embrassant sur la joue, lui offrant un tendre câlin, la décollant du sol, avant de la reposer, et de lui montrer le château.
« J’espère que c’est un endroit qui te convient… »
Caressant l’arrière de la tête d’Ayano, elle se retourna vers Sakura.
« Le voyage a été ? demanda-t-elle. Mis à part la chaleur, Sylvandell n’a pas beaucoup changé en ton absence… »