J'étais plutôt préoccupé cette nuit-là, je n'avais pas dormi. Allongé sur mon lit, les mains derrière la tête, je scrutai le plafond d'un air songeur. C'était pas vraiment le bac en fin d'année qui me maintenait éveillé, ni même la bande de blaireaux qui avait juré de me refaire la gueule le lendemain. C'était pas non plus le fait que j'aie jadis été Daniel, et que je me sentais obligé de reprendre le combat d'une ancienne vie... Non, ce soir-là, ce qui me chiffonnait, c'était le vide de ma chambre.
Pas un vide niveau espace, ni même affectif, non, c'est juste qu'après avoir passé la soirée à vérifier et revérifier toutes mes planques, tous mes tiroirs, chaque étagère, chaque pot, j'ai fini par voir que j'avais plus une dose. Plus une seule pilule, pas un joint, toutes mes seringues vides. Aucune herbe, aucune poudre, aucun bonbon coloré aux effets bizarres. J'étais seul, dans ma chambre, à cours de weed. Bien sûr ouais, j'avais des relations dans le milieu, tout ça, mais j'étais à court de fric. Si Dieu était capable de changer l'eau en vin, pourquoi les Anges n'avaient pas un sort pour changer le sucre en coke?
Une idée me vint à l'esprit. Je me levai, pris ma douche, me maquillai et m'habillai, puis j'enfilai un manteau noir et sortis, une barre de céréales à la main. Il faisait plutôt frais, et il était encore tôt. Des nuages menaçants commençaient à recouvrir la ville alors que le soleil éclairait à peine l'horizon, dessinant un ciel de couleurs pastel. Je recouvrai ma tête d'une capuche et atteignait la grille du lycée alors que la pluie commençait à tomber. C'était fermé. Je fis alors quelques pas pour escalader le grillage et passer au-dessus, puis, alors que les trombes d'eau commençaient à s'abattre, je courrais vers l'infirmerie comme un dératé. Qu'est-ce que ça pouvait faire? Les internes se levaient à peine. Je passai les portes et grimpai l'escalier deux à deux. Puis je dérapai dans le couloir et me ruai vers la porte: l'infirmière n'était pas souvent au poste, mais elle arrivait tôt. Manque de bol, la porte était verrouillée. Dans la précipitation, la main sur la clenche, je l'avais prise en pleine poire.
J'y connaissais vraiment rien en crochetage, heureusement pour moi la magie blanche comprenait aussi quelques tours de passe-passe, en plus de la magie curative et la magie de combat. Je commençais donc à incanter en plaçant le bout de mon index sur la serrure:
"Aucune porte ne peut bloquer le chemin de la Vertu. Aucune voie ne sera condamnée à qui suivra la main de Dieu. Aucune serrure ne résistera à la volonté du Tout-Puissant."
J'entendis le mécanisme de la serrure se déverrouiller et j'entrai dans l'infirmerie en soupirant. Le simple fait d'ouvrir une putain de porte demandait une incantation pareille. Le fanatisme religieux s'ancrait même dans la magie blanche. J'orientai mes pensées vers Ikaruga, cet amour perdu d'une vie antérieure. Et je me rappelai l'ironie de mon pouvoir: moi qui haïssait Dieu et l'Ordre depuis qu'ils m'avaient pris tout ce que j'avais, je continuais d'utiliser une magie qui sacralisait ces idéaux abjectes.
Je ne perdis pas de temps et commençait à fouiller les placards. Jackpot! Première étagère, je trouve du Phénobarbital. Il faut en prendre par petites doses de ça. Je le fourre dans ma poche et passe à la suivante: Bingo, Benzédrine, de l'amphet', je prends! je continue de fouiner en déplaçant quelques boites et quelques ustensiles ça et là, et je finis par trouver du Librium. Je tends la main pour l'attraper quand soudain la porte s'ouvre, et un mec rentre. On se regarde, et puis:
"Heu… bonjour mademoiselle. Je vois que vous êtes en plein rangement, veuillez m’excuser… Vous n’auriez rien contre les ghhh… les diarrhées virulentes des fois?"
Je soupire. J'ai une gueule d'infirmière? Franchement c'est qui ce mec? J'attrape un bon vieux paquet de Smecta et lui lance à la gueule, et m'adresse à lui de ma voix grave:
"Dilue-ça dans un verre d'eau, et bois cul-sec. Si on te pose des questions, tu m'as jamais vu, pigé?"