Aileen se sentit infiniment soulagée lorsque son client annonça avoir fait son choix parmi les hôtesses. Elle se détendit quelque peu: s'il avait insisté pour l'avoir elle, elle n'aurait pas su quoi faire, malgré son habitude de toujours dire non à ce type de demandes. Toutefois, là, tout était réglé. Elle lui préparerait une carte des escales durant la soirée, et la lui donnerait à son départ. La capitaine jeta un oeil, à son tour, à travers la vitre; la demoiselle aux cheveux bleu nuit dont il parlait... Oui, c'était elle. Sagement assise sur un petit canapé, jambes croisées, elle était plongée dans la lecture d'un roman apparemment très prenant.
A nouveau, Aileen attrapa la main de son interlocuteur et fit avec lui le tour des lieux, jusqu'à accéder à la porte du petit salon, qu'elle ouvrit. Les filles présentes relevèrent la tête; celle qui mordillait l'oreille de son amie un peu plus tôt, désormais occupée à faire de même dans sa nuque, sursauta presque et se redressa, l'air gênée. La capitaine prit la parole, consciente d'avoir l'attention de tout ce petit monde.
- Kiara, le jeune homme - monsieur Nicolas - te demande. Il est invité par la maison; occupe-toi bien de lui, d'accord? Je compte sur toi.
La concernée se leva sans mot dire, déposant son livre après avoir soigneusement marqué sa page tandis que ses collègues reprenaient leurs activités normales.
Guidant l'hôtesse et le client, Aileen descendit une volée de marches, situées dans un coin de la pièce; elle suivit un long tapis rouge agrémentant admirablement le sol verni, tourna à l'angle d'un mur, puis s'arrêta devant une porte qu'elle ouvrit. Celle-ci donnait sur une salle plutôt confortable. Contre le mur de gauche, deux petits fauteuils et un gros canapé de velours rouge entouraient, sur trois côtés, une petite table garnie d'un napperon blanc. Contre le mur d'en face se tenait un mini-bar, garni de différents types d'alcool; on y voyait une cruche à saké pleine, une bouteille d'un excellent vin rouge, sa jumelle contenant un vin blanc assez doux, ainsi que diverses boissons fortes, telles que du rhum ou du whisky, le tout accompagné de leurs verres respectifs. Sur une petite table, ce qui ressemblait fort à un antique gramophone, alimenté par l'énergie magique, pouvait diffuser du smooth jazz sirupeux sitôt allumé. Enfin, contre le mur du fond, derrière un long rideau de soie pourpre, un lit moelleux était à disposition des clients si jamais la situation l'exigeait.
Aileen s'inclina et laissa son client seul avec l'hôtesse, lui adressant un clin d'oeil furtif avant de refermer la porte. Sitôt la jeune femme partie, ladite hôtesse prit le relais; elle mena son interlocuteur jusqu'au canapé de velours, le fit asseoir, puis prit place juste à côté de lui, rajustant en haut de ses cuisses la tenue un peu courte qu'elle revêtait.
- Mon nom est Kiara. L'honneur m'est donné de vous appartenir pour ce soir, Maître, dit-elle en le fixant droit dans les yeux, avec un demi-sourire. Je ferai tout mon possible pour vous être agréable: demandez n'importe quoi, et j'exaucerai. Vous désirez boire quelque chose, peut-être? Ou bien un peu de musique? Après quoi, je serais ravie que vous me parliez un peu de vous: je ne vous ai jamais vu par ici...
La première approche était toujours décisive: Kiara employait souvent des termes soigneusement choisis pour laisser sous-entendre que son interlocuteur pouvait se montrer entreprenant avec elle. Elle avait eu tout le temps de le jauger sur le chemin, et ce client lui plaisait plutôt. Rien à voir avec les rustres alcooliques qui, sitôt le troisième verre englouti, se jetaient sur elle sans même prendre la peine de la mener jusqu'au lit et s'endormaient en l'écrasant, au beau milieu de l'acte. Jour de chance, sûrement...
Quant à Aileen, elle avait fait mine de s'éloigner, avait ôté ses bottes et était revenue dans le couloir, pieds nus pour ne pas faire de bruit: discrète, comme à son habitude, elle s'était assise au pied du mur, près de la porte, et tendait l'oreille un petit instant afin de s'assurer que tout se passait bien. Question d'habitude: ce n'était pas par curiosité, mais par conscience professionnelle et inquiétude pour les hôtesses.