Corry, Pensylvannie. J’ai échoué ici parce que le nom de cette ville me rappelle le prénom d’une fille que j’ai connu quand j’étais à l’école. Elle avait un appareil dentaire et parlait en postillonnant sur certains mots. C’était désagréable, mais elle, ne l’était pas. Corry. Cette petite ville qui ressemble à tant d’autres endroits en Pennsylvanie. Perdue en Amérique, à l’est du comté d’Érié. Cela fait quelques jours que je suis ici. Une tâche décadente sur le costume d’une sainte. La population n’est pas nombreuse et plutôt pieuse. Je pense que j’aurais mieux fait de partir à Washington, comme me l’a conseillé cette putain un soir. Je ne l’ai plus revue depuis. Probablement qu’elle a suivi son instinct.
J’ai froid, parce que j’ai faim. Je n’ai pas beaucoup mangé depuis ce matin, n’ayant pas vraiment de quoi. A part les routiers et quelques touristes, la clientèle est très pauvre, les gens me regardent de biais et je ne vois pas de désir dans leurs yeux. Plutôt du dégoût. Un chewing-gum collé à leur semelle. Heureusement, j’ai trouvé un arrangement avec un type. Comme beaucoup, marié, avec enfant. Tenancier d’un des rares petit hébergement de la ville. J’accepte qu’il me prenne, toujours par derrière «Je risque moins de tromper ma femme». Étranges manières. Comme si la sodomie était chrétienne. D’autant qu’elle est encore interdite dans certains endroits, malgré un article lu dans le bus qui m’amenait ici, qui titrait que ce n’était plus le cas depuis longtemps...connerie. C’est à se demander comment les flics peuvent savoir si vous le faites ou non. Vont-ils arrêter les gens qui marchent bizarrement dans la rue ? Ou qui ont une manière de reluquer les fesses un peu trop soutenue ? Allez savoir.
Cette fin de journée est magnifique. C’est déjà ça. Mon ventre gronde, mais mes pas sont assurés. J’ai l’habitude d’être pointée du doigt ou critiquée sur mon passage. Une vieille à déjà craché juste derrière mes pieds, comme si j’étais le mauvais sort. «Putain» «Déglinguée» «Débauchée». Un chapelet de nom qui, je m’en doute, ne sont pas très catholiques. Mais peut-être que je les imagine, dans la parano habituelle des filles de la rue. Mais au moins, parmi les cul-bénis, je ne risque pas de me retrouver coursée par des prostituées rivales. Ou tabassée par un mac’ protégeant son territoire. C’est déjà ça.
Dans mon sac à main, j’ai quelques billets. Je devrais manger, mais je ne sais pas où aller. Je dois éviter les endroits où il y a des familles. Vulgaire, mais pas stupide. Je ne veux pas heurter les sensibilités des plus jeunes. Éviter les questions gênantes à des parents blasés. Déjà que le bruit de
mes chaussures dans les rues calmes, désertes pour une ville américaine, me semblent aussi bienvenue qu’une mouche dans une soupe. Je vous l’ai dit. Je fais tâche. Et
ma tenue n’aide en rien, bien que j’aie opté pour la plus sobre. Ce que je fais rarement, car ce serait contre productif pour une prostituée. Mais pour ce soir, je ne suis pas partie dans l’optique de trouver un client, une cliente. J’ai juste besoin de m’anesthésier et me perdre dans l’alcool.
Je serai Alice au pays des bouteilles.
«Traveler’s pub» me semble une bonne idée. J’y suis passée deux fois depuis mon arrivée ici. Au départ, le barman me regardait d’un mauvais œil, mais je crois qu’il a capté que je ne viens pas chez lui pour racoler. Je paie mes consommations et ne fais pas de vague, alors il a fini par arrêter de me regarder de biais. Même si je pue la grande ville, sa clientèle d’habitués semble accepter ma présence sans passer leur soirée à me regarder de travers. Oui. C’est l’endroit où je vais ce soir.
«Bonsoir.»
Un souffle dans l’ambiance tranquille. Peu de monde, les quelques têtes de mes premières fois ici. Un type me sourit même, simple politesse pour l’étrange créature qui traîne dans le coin depuis quelques jours, sans embêter personne si ce n’est les grenouilles de bénitiers à la langue bien pendue.
Au bar, il y a quelqu’un qui détonne dans le décor. Massif, cheveux blancs sans pourtant sembler être en âge de le justifier totalement. J’hésite. J’aime mieux être au bar qu’à une table, parfois invitation à l’ivrogne du coin pour venir sortir le fameux «Vous êtes seule ce soir ? Qu’est-ce qu’un joli brin de fille fait ici ?» mais en même temps, je ne sais pas si j’ai envie de venir près de cet inconnu.
«Ah tiens, bonsoir ! Je ne pensais pas vous voir ici mademoiselle.» Le barman m’interpelle, me faisant signe de venir m’asseoir sur un des hauts tabourets. «Je vous sers comme d’habitude ?»
«Non, ce soir ce sera un whisky volontiers...»
«Ah…c’est que...nous n’en avons plus je suis navrée. Mais je peux vous faire un cocktail, il me reste même des cerises.»
«Alors va pour un cocktail. Merci...»
Je vois du coin de l’oeil que l’étrange personnage, un titan à Corry, semble avoir accaparer la bouteille de whisky. J’avoue que je lui aurais bien demandé de m’en laisser un peu, mais je ne veux pas paraître impolie. J’ai beau être une pute, je n’en reste pas moins éduquée. Je pose mon sac sur le comptoir et fouille à la recherche de monnaie, ne trouvant que quelques billets froissés que je pose déjà devant moi.
« Vous avez quoi, à manger ? Pour...quelques dollars ?»
Le barman, tout en préparant un cocktail d’une mains sûre (à se demander s’il ne s’est pas trompé d’endroit en réalité. Il aurait plus de clients dans une grande ville…ou dans un bar branché…), sourit et réfléchit.
«Malheureusement pas grand-chose. La cuisine est fermée à cette heure-ci. Mais je peux essayer de vous trouver de quoi faire un sandwich si ça vous tente quand même.»
«Cela ira très bien, si ça ne vous embête pas. Merci...»
Il me tend mon verre dans laquelle flotte une cerise et disparaît à l’arrière, dans la petite cuisine. Le silence, troublé seul par le bruit de l’alcool que l’étranger verse dans son verre et porte à ses lèvres, me semble épais, mais j’ai surtout mal à l’estomac. Il m’aurait proposé de simples flûtes ou des biscuits apéritifs que cela aurait tout aussi bien fait l’affaire. Mon ventre d’ailleurs se met à gargouiller à la seule pensée de pouvoir manger quelque chose de plus solide que quelques chips prise à un distributeur. Le bruit me semble saugrenu dans le calme et je m’excuse doucement auprès du grand homme, sans savoir s’il a entendu mon estomac criant famine.