L’action de cette trame se déroule le 15 janvier 1960, aux alentours de minuit. Ce soir-là, la pluie diluvienne tombait drue sur Boston, imbibant ses ruelles cossues d’une chape de fange mouillée. Il faisait froid, il faisait humide ; chaque particule de cet air ambiant vicié par la pollution donnait volontiers la crève et les premiers germes de la déprime… Après l’embellie des fêtes du mois de décembre, la replongée dans son triste quotidien fut assurément bien difficile pour notre malheureux Andreas. Solitaire forcené au parcours scolaire chaotique, fonctionnaire déplorable en déshérence, philologue controversé et méprisé de ses pairs, c’était un homme aux ambitions limitées et aux espoirs limités. Et il était, considérant ce malheureux pedigree, si prompt à noyer ses problèmes dans les eaux profondes - et scélérates ! - de l’alcool, qu’il se rendit à l’enseigne tenue par une certaine Marzia De Luca. Il l’avait seulement aperçue trois jours plus tôt à l’accoudoir de son bistro, et il se fit la réflexion qu’elle était bien accorte à sa manière cette Italienne toute en volupté. Au moins, à tout le moins, il se rendrait en ces lieux pour vérifier si l’onctuosité de sa pizza et la qualité de sa grappa valaient le détour de sa silhouette callipyge…
Ainsi, notre bel ursidé helvétique franchit le seuil de son restaurant ; avec son paletot grisounet des années 20, son écharpe rayée de stries mouchetées, son pantalon d’un noir de choucas tout émaillé d’une toile à carreaux, et ses bottines en cuir, il avait l’allure d’un échappé de la décennie précédente, d’un de ces bourgeois fadasses et désenchantés. Quant à son regard, son coup d’oeil froid métallique, mâtiné d’une tristesse cristallisée, comme si deux célestines avaient élu domicile dans ses lucarnes troglodytes, il renvoyait l’allure - vide et malheureuse - d’un rescapé des tranchées de la Grande Guerre.
Lorsqu’il s’asseya, triste, las et déconfit, sur l’un des tabourets à rallonge du bar, l’on entendit - aussitôt - un bruit sourd, un éclatement sonore, un crissement métallique qui signalait une rupture dans la facture du mobilier. Du haut de son éminence montagnarde, cet homme avait, résumons rigoureusement ce problème, de la masse en abondance, des bras épais comme des troncs chêneux, une corpulence considérable ; sans être gras, il était pourtant large et puissamment bâti, comme l’un de ces malabars.
“Je suis vraiment désolé”, avoua-t-il d’emblée sans plus d’ambages. “Je le repayerai si besoin”, ajouta-t-il avant de tendre deux billets de quatre dollars. “Un verre de Limoncello et de Prosecco, s’il vous plaît. Merci à vous…”
Gêné par la tournure des événements, notre Hercule nocturne signala sa confusion d’un coup de tête ; ses mèches brunes à la louvetonne balayèrent sa face.