Sucrées ! À la limite de l’obscénité ! Tel serait le qualificatif que j’emploierai pour décrire les paroles de mon interlocutrice. Les regards des membres du personnel pénitencier qui nous surveillaient n’exprimaient que sévérité et dégoût face à cette comédie de mauvais goût auquel nous nous prêtions, moi et cette femme. Ici, dans cette salle peu accommodante, entourés d’hommes qui me détestaient et qui ne m’inspiraient d’ailleurs pas grand-chose, je prenais petit à petit conscience du caractère surréaliste qui définissait cette interaction. Je crois moi-même que, pour la première fois depuis plusieurs années, j’entamais un travail introspectif que favorisait le cadre pénitencier. En principe, j’étais là pour être puni, non ? Donc, pourquoi mettre à ma disposition, excusez-moi du terme, une bombasse pareille qui a manifestement envie de moi et dont j’ai très envie d’elle ? D’ailleurs, encore une fois, en quoi une prof d’art – une pure bénévole, en passant – avait sa place ici, dans ce capharnaum qui broyait les âmes ? Surtout qu’hormis m’exciter, je ne voyais pas du tout en quoi elle accompagnait mon cheminement intérieur vers la rédemption tant désirée (sic) ! Bien au contraire, elle faisait exactement ce qu’il ne fallait pas faire.
Et je suis de cet avis que le personnel réuni ici partageait mon avis. Un jeune homme, un grand roux au nez étroit, aux sourcils en broussailles, à la bouche lippue et qu’un masque de tâches de rousseurs achevait de le rendre désagréable à regarder, me cherchait des yeux. Alors que la donzelle égrenait autant de coquineries malvenues, nos regards se croisèrent : autant qu’il me tançait, me défiait, me conspuait d’office avec toute la rage d’un tueur en devenir qui brûlait du feu du désir de m’étrangler, il aspirait à découvrir dans la lueur de mon œil de glace l’existence d’une âme, d’un semblant de spiritualité. Nous nous fixâmes pendant quelques secondes, puis je l’ignorai. Il s’approcha de la nympho, lui glissa un mot au creux de l’oreille, puis celle-ci convint qu’il était l’heure d’achever cet entretien de façon faussement benoîte, comme si elle continuait de se foutre de la gueule du monde en annonçant son intention de me
« revoir très prochainement ».
« À bientôt », lui répondis-je d’une voix certes détendue, mais qui marquait une distance, une distance opportune au regard des éclairs que me jetaient les matons.
En vérité, même si ce serait mentir que de dire que je n’avais tenu aucun rôle dans ce vaudeville, j’étais peiné. Oui. Très. Car si son intention altruiste consistait réellement à me sortir de cette ratière, elle s’y prenait avec autant de subtilité qu’un semi-remorque sur une voie d’autoroute.
On me saisissait par les épaules puis on me jeta dans ma nouvelle cellule, dans les étages inférieurs, dans une chambre où il y avait déjà plusieurs détenus, la plupart des Yakuza. Ils ont ri en me voyant, puis ils ont demandé ce que j’avais bien foutu. Je leur avais dis que j’avais tué plusieurs flics, plusieurs Nippons et ils sont restés silencieux. Lorsque la nuit est tombée, alors que je devais me coucher, j’ai noué ma natte pour en faire un traversin. Toute la nuit, des punaises ont couru sur mon visage. Merde.
Quelques jours après, on m’a isolé dans une cellule où je couchais sur un bat-flanc de bois. J’avais un baquet d’aisances et une cuvette de fer. C’est stupide, mais c’est à partir de ce moment que les choses sur lesquelles je n’aime pas m’étendre ont commencé. Au début de ma détention, le plus dur, c’est que j’avais des pensées d’homme libre. Par exemple, l’envie me prenait d’être sur une plage et de descendre vers la mer. À imaginer le bruit des vagues sous la plante de mes pieds, l’entrée de mon corps dans l’eau et la délivrance que j’y trouverai, je sentais tout d’un coup combien les murs de ma prison étaient rapprochés. Cela ne dura que quelques jours. Ensuite, je n’avais que des pensées de taulard. J’attendais la promenade quotidienne que je faisais dans la cour ou la visite du juge d’instruction, tel un bon clébard de merde. C’était très dur. J’avais des besoins. D’athlète. J’avais besoin de bouger. J’étais aussi tourmenté par le désir d’une femme. C’était naturel, j’étais jeune. Je ne pensais jamais à la prof nymphomane uniquement, mais plutôt à l’ensemble des femmes que j’ai connues, comme
ces deux nymphes ou cette
rouquine, par exemple, à toutes les circonstances où je les avais appréciées, que ma cellule s’emplissait de tous les visages et se peuplait de mes désirs.
Dans un sens, cela me déséquilibrait. Mais dans un autre, cela me permettait de tuer le temps. J’avais néanmoins fini par gagner la sympathie d’un gardien qui m’accompagnait au réfectoire, alors que je mangeais seul. C’était lui qui me parlait des femmes. Il me fit la suprême révélation que c’était la première chose dont se plaignent les autres. Je lui ai dit que j’étais comme eux et que je trouvais ce traitement assez injuste.
« Mais, Izar, c’est justement pour ça qu’on te met en prison ».
Comment cela ?
« Mais oui, la liberté, c’est ça, jeune homme. On te prive de la liberté. »Je lui répondis que c’était vrai. Où serait la punition, sinon ? Il me répondit que je comprenais vite les choses, moi. Les autres, non. Mais ils finissent par se soulager eux-mêmes. Or, je n’avais aucune envie de me soulager par moi-même…
Lorsqu’un jour, le gardien m’a dit que j’étais là depuis plus de deux semaines, je l’avais cru, mais je ne l’ai pas compris. Pour moi, c’était sans cesse le même jour qui déferlait dans ma cellule et la même tâche que je poursuivais. Un soir après le départ du gardien, je me suis regardé dans ma gamelle de fer. Il m’a semblé que mon image restait sérieuse alors que j’essayais de sourire. Je l’ai agité. J’ai souri. Elle a gardé le même air triste et sévère. Non, il n’y avait pas d’issue et personne ne peut imaginer ce que sont les soirs dans les prisons.
Un matin, on m’annonça que
le juge d’instruction voulait me voir. Il me convoqua dans son petit bureau étroit, mais fort bien meublé, avec un luxe qui me paraissait aussi tapageur qu’inapproprié. Il toucha du doigt un bouton sur la table, un greffier carré sur son fauteuil s’occupant de tabuler sur son ordinateur portable pour réaliser le compte rendu de notre échange. Un interrogatoire, plutôt. Il m’a dit qu’on me décrivait dans l’établissement comme un fou furieux taciturne et renfermé et il a voulu savoir ce que j’en pensais de ces commérages insignifiants. Je lui répondis de manière ingénue que
« je n’ai jamais grand-chose à dire. Alors, j’ai tendance à me taire, sauf si c’est intéressant. » Il a souri et reconnu que c’était une remarque intelligente. Il s’est ensuite tu, m’a regardé et s’est brusquement redressé pour m’annoncer, très vite :
« Ce qui m’intéresse, c’est vous, Izar Myrrhe. »D’emblée, je ne comprenais pas un traître mot ce qui intéressait cet homme. Il fallait que je l’écoute pour tirer de mes réflexions des conséquences et ajuster mes paroles.
«
Il y a des choses qui m’échappent, a-t-il ajouté,
qui m’échappent dans votre geste. Je suis sûr que vous allez m’aider à les comprendre. »Il m’a pressé de lui retracer ma journée fatidique. Je lui ai expliqué ce que je lui ai déjà raconté : Le casse, la violence avec les forces policières puis militaires, le contenu de mon petit-déjeuner, ma douche du matin, ma querelle avec un conducteur de tram, encore le contenu de mon petit déjeuner, puis les quinze morts. Quand je suis arrivé à la description des dépouilles de mes victimes, il m’interrompit d’un simple
« Bon. » J’étais las de me répéter sans cesse ! Il me semblait que je n’avais jamais autant parlé. Après un silence, il s’est levé et m’a dit qu’il voulait m’aider, que je l’intéressais et qu’avec l’aide d’une dénommée Madame Aoi, il ferait quelque chose pour moi. Mais auparavant, il voulait me poser d’autres questions. Sans transition, il me demandait si je souhaitais me réinsérer dans la société. Je lui répondis que j’avais cette idée dans le coin de ma tête depuis plusieurs jours et le greffier qui jusqu’ici tapait régulièrement sur son ordinateur, a dû se tromper de touches car il s’est embarrassé et a été obligé de revenir en arrière. Toujours sans logique apparente, le juge m’a alors demandé si j’avais tué ces quinze hommes par inadvertance (sic²) ou froidement. Je lui répondis que j’avais proféré une sommation et, qu’après secondes, j’ai été contraint de déclencher un torrent de foudres pour les supprimer.
« Pourquoi avez-vous attendu entre le premier ‘’torrent de foudres’’ et le second ? » m’a-t-il demandé d’une voix perplexe.
Je lui répondis que je ne supportais pas les gémissements des hommes à l’agonie. Tout bêtement.
Il s’est assis, a fourragé dans ses cheveux, a mis ses coudes sur son bureau et s’est penché un peu vers moi avec un air qui me dérangeait :
« Pourquoi vous êtes-vous acharné sur des corps à terre ? » Il passait ses mains sur son front et a répété la question d’une voix plus grave.
« Pourquoi ? Dites-le moi. Pourquoi ? » Je me taisais. Brusquement, il se leva, a marché à grands pas vers une extrémité de son bureau et a ouvert un tiroir dans un classeur. Il en a tiré un crucifix argenté qu’il a brandi en revenant vers moi, et d’une voix toute changée, presque tremblante, il s’écria :
« Est-ce que vous le connaissez, celui-là ? » Je lui répondis que oui, naturellement. C’était le petit Jésus, je n’étais pas si con, tout de même. Alors, il m’a raconté de façon très vive et passionnée que lui croyait en Dieu, que sa conviction était qu’aucun homme n’était assez coupable pour que Dieu ne lui accorde pas son pardon, mais qu’il fallait que l’homme, pour cela, par son repentir, devînt comme un enfant dont l’âme est vide et prête à tout accueillir. J’éprouvais de grandes difficultés à suivre ses raisonnements, pour être foncièrement honnête. Il m’ennuyait. J’avais chaud dans son bureau, je ne supportais pas les mouches qui se posaient sur mon visage, et aussi parce qu’il m’inspirait un malaise réel qui me rappelait les prêtres que j’ai connus à l’orphelinat. Je reconnaissais que c’était ridicule parce qu’après tout, c’était moi le criminel. J’allais lui dire qu’il avait tort de s’obstiner : ce dernier point n’avait pas tellement d’importance. Il m’avait coupé et demandé une dernière fois si je croyais en quelque chose, une morale, une valeur, en quelque sorte, au grand minimum. Je lui aurais répondu volontiers que cela m’était égal, mais je fis mine d’hocher la tête. Il ne me semblait pas convaincu.
« Je n’avais jamais vu d’âme aussi endurcie que la vôtre. Les criminels qui sont venus devant moi ont toujours éprouvé des remords, pleuré devant cette image de la douleur. »Il se tut. J’haussais les épaules. Il me demandait, d’un même air un peu las, si je regrettais mon acte. Je lui répondis que, plutôt d’un regret véritable, j’éprouvais plutôt un certain ennui, à rester ici. J’ai eu le sentiment qu’il ne me comprenait pas, qu’on ne pouvait se comprendre.
« Bon. C’est fini pour aujourd’hui, M. l’Antéchrist. »L’homme me toisait froidement, mais ajouta finalement d’une voix digne d’un imprécateur qu’une certaine Madame Aoi escomptait me retrouver à 10h50 mercredi prochain, qu’il ne comprenait pas du tout l’enthousiasme de cette dernière à mon égard, ni ses remarques élogieuses, ni son désir de me revoir, tant je lui apparaissais si « antipathique ». Je me fichais de ses opinions. Je fis mine de lever les sourcils avant de croiser les talons, accompagné de mon gardien.
Mercredi, 10h50.Comme je l’ai ressenti si durablement, je ne supportais ni l’isolement ni la privation de ma liberté de mouvement. Je voulais bouger, respirer l’air libre. Dans l’obscurité de ma prison roulante, je suis cependant parvenu à retrouver un à un, comme du fond de ma fatigue mentale, tous les bruits familiers d’une ville que j’appréciais et d’une certaine heure où il m’arrivait de me sentir satisfait. Le cri des vendeurs de journaux dans l’air déjà détendu, les derniers oiseaux dans le parc, l’appel des marchands de sandwiches, la plainte des tramways dans les hauts tournants de la ville et cette rumeur du ciel avant que la nuit bascule sur ce port… Tout cela recomposait, pour moi, un itinéraire d’aveugle, que je connaissais fort bien avant d’entrer dans cette foutue prison. C’était l’heure où, il y a bien longtemps, je me sentais satisfait. Ce qui m’attendait alors, c’était ensuite un bon sommeil léger, comme je savais les apprécier.
Aujourd’hui, ce qui m’attendait ce matin, c’était une sortie avec une personne dont le juge d’instruction m’avait parlé. J’avais du mal à associer un visage à ce prénom, mais une fois que je l’aperçus en train de patienter, tout prenait son sens. C’était donc elle qui avait insisté pour que je puisse sortir de nouveau, à rebours de toutes les mesures dissuasives adoptées par le personnel pénitencier. De toute évidence, elle sut garder sa fonction ici, malgré nos frasques deux semaines auparavant. Bien que je n’étais pas sûr de comprendre les raisons pour lesquelles elle dépensait son temps et son énergie pour me sortir d’ici, j’appréciais, très égoistement, son altruisme, un altruisme qui me paraissait déraisonnable.
Je la regardais attentivement, alors qu’on m’accompagnait vers elle. J’étais vêtu, pour ainsi dire, d’une chemise blanche cintrée et d’un pantalon de ville assorti de mocassins que le gardien de prison avec qui je m’étais acoquiné mit à ma disposition. Il était convaincu que, lors de cette future sortie, je ferai forte impression auprès des jolies jeunes femmes de Yoake. En tout cas, la nympho de la dernière fois était très belle, ça, je ne pouvais le nier. Elle était l’heureuse propriétaire d’une poitrine ferme et abondante qui me procurait quelques envies de la palper et d’un joli minois, lequel suscitait chez-moi le désir de l'embrasser. D’ailleurs, la lumière du jour soulignait d’une clarté crue la sveltesse de sa taille. Elle me paraissait plus mince que la dernière fois, mais tout aussi bien habillée que la dernière fois.
« Bonjour, madame. Cela fait un bon moment, je suis content de vous revoir. Je veux vous remercier pour votre gentillesse, déclarai-je en souriant d’une candeur que les femmes apprécient chez les jeunes hommes, comme si je n’avais que lumière aux yeux en la voyant, car je voulais me la mettre dans la poche.
Sinon. Qu’est-ce qu’on va faire ? Je confesse avoir très envie de goûter aux fruits dont vous m’aviez parlé la dernière fois. Une grosse pastèque et deux melons bien fermes et juteux, voilà ce qui me rendrait heureux. En prison, il n’y a rien de tel. Oh et j’ai très envie de faire du sport. On ne bouge pas assez en prison… Oh que non. Jamais assez. On est toujours frustré. »Oui, on peut dire que j’allais droit au but. Les matons regardaient mon interlocutrice d’un œil indigné, comme si je l’avais insulté. Pour qui se prenait cet homme, cette véritable lie de la terre ?