La confiance de certains mortels pouvait être impressionnante. Shamans, sorciers, mages et prêtres avaient tous tapé du pied dans la fourmilière du monde des esprits à travers les Âges. Leurs réalisations avaient parfois apporté le Bien, d'autres fois le Mal. Mais tous avaient, tôt ou tard, pâti de leurs aventures extrasensorielles. Et s'il n'y avait plus guère de pratiquants de la magie sur certains mondes et dans certaines dimensions, c'était pour une bonne raison : c'était un art dangereux.
Et lorsque, d'aventure, certains s'y essayaient sans la moindre connaissance du danger, c'était la porte ouverte à la catastrophe. En soi, un petit rituel amateur d'invocation ou une partie de ouija étaient rarement plus dangereux que de ne rien faire puisque la force du sort et l'intérêt des pratiquants étaient pour le moins négligeables. Mais il arrivait, occasionnellement, qu'une incursion dans le monde des esprits produise une réponse.
Asmodée avait été happé par l'odeur des jeunes filles enivrées qui avaient joué de pouvoirs qu'elles ne comprenaient pas. Intrigué par les appétits désinhibés dont elles suintaient sous l'effet de l'alcool, et malgré la fragilité du sortilège, il avait glissé un œil par la lunette ouverte sur Terre. C'était encore Seikusu, ce point de confluence terrien maudit. Il y avait une petite fête, des tenues légères, de la musique et des rires. Sa présence avait perturbé les éléments du monde des mortels, les détournant du rituel par une crainte raisonnable, mais elles avaient laissé la lucarne ouverte assez longtemps, avant de briser le sceau de leurs pieds en se trémoussant sur la musique, pour que le Prince de la Luxure imprime durablement leurs auras en lui.
Il avait l'intention de répondre à l'appel, personnellement.
Il avait commencé par Fumiko, apparaissant dans ses rêves embrumés d'alcool pour mettre en scène cette attirance complexe et pathologique pour le viol d'Alcmène, mère d'Héraclès, par Zeus, dieu hellène des cieux et maître du panthéon. Evidemment, elle jouait Alcmène, et lui Zeus, et l'expérience, électrisante au propre comme au figuré, lui laisseraient des engourdissements à travers tout le corps pendant des jours.
Puis, il avait remonté le groupe d'amies. La dernière avait été Emily, jeune Anglaise amenée ici par ses parents. Elle avait les Chroniques de Bridgerton plein la tête et Asmodée s'était fait un plaisir de rassembler les protagonistes avec l'apparence d'hommes et de femmes de son quotidien, les lançant dans une sombre affaire conduisant à une orgie bien difficile à assumer, même pour la jeune femme libérée qu'elle se voulait être.
Et c'est l'esprit d'Emily qui avait attiré Asmodée vers un dernier protagoniste de leur fête, une personne qu'il n'avait presque pas remarquée en raison de sa réserve.
Il avait sondé ses pensées et fouillé son esprit, y trouvant des trésors de déviance insoupçonnables à côté desquels il aurait bien pu passer s'il n'avait été amené à creuser ainsi. Peut-être aurait-il fini par la rencontrer, bien plus tard, mais pas en l'état actuel des choses. Astrid conservait une séparation bien stricte entre son quotidien et ses plaisirs, entre sa figure sociale et sa figure amoureuse. Elle ne demandait qu'à être poussée et à perdre pied, à être visitée par l'individu qui saurait la faire planer comme elle le désirait et combler ses attentes illimitées. C'était un espoir bien vaste, presque trop pour être réalisable, et peut-être à dessein.
Mais Asmodée n'était pas de ceux qui se laissaient décourager par un petit défi. Il voyait en Astrid un tel potentiel qu'il ne put plus songer à autre chose qu'à elle. Et il se résolut à tenter le Diable en lui et à chercher la voie vers la déchéance d'Astrid Grace.
* * *
Dans l'esprit de la jeune bibliothécaire, il avait trouvé une image, véhicule d'émotions refoulées et d'aspirations romantiques et serviles. Il avait vu un idéal masculin adoré par l'imagination vivace de la lectrice dévorée par ses idées. Et il avait décidé de la mettre à l'épreuve.
Le soleil commençait à pointer déjà et les filles déjà visitées tremblaient encore de leurs rêveries indécemment lubriques quand il s'immisça dans un nouveau cycle de sommeil profond de l'Anglaise. Il se retrouvait, étrangement, au milieu d'un dédale de rayonnages encombrés de livres en désordre. C'était, sans doute, la version bibliothécaire de l'Enfer, un désordre sans nom, un labeur interminable, une punition de l'esprit pour une fête trop décomplexée. L'esprit humain pouvait être capricieux. Et le démon sourit : il ferait feu de tout bois, faisant de ce cauchemar kafkaïen le point de départ d'une aventure incomparable.
Il n'eut pas de peine à rencontrer Astrid, plongée dans son travail, entassant des livres par références dans le but de les remettre à leur place. Obnubilée par l'objet de son rêve, elle ne perçut pas tout de suite la dissonance, mais elle finit par la ressentir et par capter la présence de l'inconnu qui hantait son imaginaire. Grand, élégant, avec ses airs d'avocat de haut vol, dans son costume gris de couturier, un gris presque aussi clair que celui de cheveux voulant lui donner un âge qu'il ne semblait pas avoir. Il l'observait de ses yeux gris acier, des yeux qui transpiraient d'un désir indécent.
Sous l'effet des pouvoirs démoniaques, elle put sentir une vague de chaleur s'échouer en elle, enflammer son être, exciter ses perceptions, stimuler son propre désir. Et la sensation ne faisait que croître comme l'homme, abandonnant son observation, s'avança vers elle, écartant le caddie lourd du chemin d'un mouvement de la main pour la rejoindre, attraper sa taille et s'emparer d'elle, la collant à lui, venant chercher ses lèvres sans la moindre once d'hésitation.