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Belphy Mueller

Créature

Bienvenue par ici !

Cette refonte de la fiche de Belphégor est désormais complète.
Bonne lecture à toutes et à tous, j'espère que celle-ci vous sera la plus plaisante possible.
Et pour les plus curieux, le chapitre 6 est en accord avec la précédente fiche de Belphy, que vous trouverez ici :
Petit lien de l'amour
Note préventive : L'histoire de cette fiche peut couvrir des sujets difficiles pour vous, tels que le meurtre infantile ou le cannibalisme.

Pleins de bises douces à vous o/




Identité : Belphégor Fuyne, Belphégor d’Aristale, Belphégor Mueller, Reine du Néant, Belphy.

Âge : 34 années désormais, du moins avec sa dernière enveloppe charnelle. Le cours du temps semble autrement peu efficace sur elle, mais il garde une emprise légère sur son vieillissement.
Sexe : Féminin
Sexualité : Pansexuelle non-assumée


Race : Entité Néantique.

Avec l’ensemble de ses souvenirs, Belphégor a découvert ses origines, et donc son ancestrale transformation en l’une des rares entités néantiques existantes dans l’univers. Si désormais elle n’en conserve absolument aucun des aspects, notamment à cause de son passage dans l’Oeuf, sa prison personnelle, cette race peut toutefois être décrite comme suit :

Les Néantiques, ou entités Néantiques, sont une forme de vie qui n’a nulle et aucune mesure dans le monde matériel. Ils représentent naturellement une conscience, une âme qui a su conserver forme et nature malgré une transformation vive et douloureuse suite au contact avec un objet de pur néant, ou à la compréhension de certaines clés de l’univers théorique dont l’intelligence naturelle ne devrait être capable de produire une conception. En ce sens, le nombre de personnes ayant pu connaître cette transformation sont extrêmement peu nombreuses, et celui de ceux qui ont survécu à une telle expérience est encore moindre.

À ce jour, et considérant les différents ratés qui ont été tout simplement annihilés dans leur tentative de devenir des néantiques, il y a en tout une dizaine de ces entités encore en activité, même si leur nature les mène à s’être écartés du monde matériel, de peur de produire quelques irréparables dégâts. Des mots de la première des néantiques, et de son observation minutieuse des cas de chacun, il en existe trois types, dont les capacités divergent selon la méthode par laquelle ils sont devenus l’une de ces entités sans réelle forme :

Les Bien-Nés : La première des Néantiques en est la représentation même. Reine, impératrice, archimage d’une époque révolue et d’une race dont les âges ont effacé l’existence, elle fut la première à concevoir la nature du néant par le biais de ses travaux autour de la magie pure, mais surtout d’une vie acharnée de recherches ésotériques et d’un don de naissance pour les arcanes les plus complexes. Les Bien-nés parviennent à trouver d’eux-même le chemin vers le néant, et en ont alors une manipulation et une conception plus pointue. Ils ont aussi l’avantage de ne pas être haï par leur opposé, la matière, ce qui fait qu’ils peuvent vivre dans le monde matériel sans faire de dégâts.

Les Brisés : Ils sont les résultats des expériences de la première des Néantiques. S’étant affairée à produire des vecteurs de ce pouvoir sans aucun égal, elle créa des outils purement tirés du néant, et se mit à les mettre en contact avec les êtres qu’elle perçut comme étant sensibles à l’influence de cette puissance. Cette action provoque une transformation brutale, souvent soldée par un échec cuisant, l’être subissant cette modification perdant rapidement la vie, puis l’âme, retournant à l’absolue inexistence. Ceux qui survivent deviennent en revanche des êtres sans aucun égal, des plus profonds enfers aux confins des cieux où trônent les divinités. Toutefois, ils payent le prix d’un tel changement : incapables de retourner dans le monde matériel, détruisant parfois l’univers dans lequel ils existaient lors de leur renaissance, les Brisés portent souvent les stigmates mentales et morales de cette évolution.

Le Natif : Au singulier, toujours, le Natif est une incohérence encore indéfinie par les autres Êtres du Néant. Il s’agit d’une forme d’existence s’étant auto-créée depuis la base même de cette source de pouvoir sans égale. Sa nature violente et belliqueuse a fait connaître, plusieurs fois, de nombreuses sueurs froides chez les Néantiques. Cette chose est naturellement considérée par la première Néantique comme étant à la fois sa création involontaire, sa première erreur, mais aussi leur naturel ennemi, à eux qui n’ont aucunes formes de matière suffisamment puissante pour se dresser contre leur jugement. Nommée Sourire par la première néantique, cette entité oscille du domaine matériel au domaine du néant de manière soudaine et imprévisible, et sa seule volonté évidente jusqu’ici semble être de consommer la matière dans le plus simple but de l’annihiler.

Belphégor d’Aristale est donc une Néantique de type Brisé. Et même si désormais elle ne possède plus la moindre forme de contrôle sur le néant, elle n’en reste pas moins capable, dans les quelques conditions suffisamment dangereuses pour éveiller son esprit à quelques instincts primaires de survie, d’user d’une partie de ses anciens savoirs pour se défendre. Ainsi, elle est en capacité, dans un rayon d’une dizaine de mètres autour d’elle, de tout simplement effacer de l’existence la moindre entité matérielle qu’elle souhaiterait viser. Soumises à de nombreuses règles et détails, et surtout passablement surveillée par les autres Néantiques, ces occurrences sont si rares qu’elles ne sauraient survenir que dans les cas les plus graves. Autrement, Belphégor Mueller n’est affectée que par les effets connus du type de Néantique Brisé, à savoir :

Le rejet de la matière : Le monde matériel est naturellement agressif envers elle. Un peu comme si le monde ou le destin était contre elle, elle connaîtra toujours les pires événements au pire moment. Ce qu’elle appelait autrefois une « malchance naturelle » se révèle donc être une réaction de rejet, comme si elle était un corps étranger que le système immunitaire de la matière cherchait à éliminer, sans jamais y parvenir. De ce fait, la femme est aussi intouchable par bon nombre d’effets qui sont censés affecter la matière, comme bon nombre de magies et de dons mystiques. Étrangement, son corps bâtard semble modérer toutefois ces effets, si bien que ce qui se base sur les sens (illusions, équilibre, perceptions) ou sur les substances (nourriture, drogues, poisons) semblent avoir recouvré un certain effet sur sa personne.

Psyché morcelée : Même si elle n’a pas souvenir des éons qu’elle a pu vivre, des traces restent encore sur son esprit, notamment sur sa manière dont elle conçoit le monde. L’extrémisme de ses pensées, mais aussi son apprentissage presque trop rigoureux du monde Tekhan ne sont que des flammèches délicates qui illuminent une toute petite partie de ce qu’était l’état mental perturbé de Belphégor d’Aristal. La santé d’esprit est une question délicate pour cette femme, surtout qu’elle doit désormais faire avec ses souvenirs d’antan, refaisant surface comme autant de torrents bouillonnant prêts à faire chavirer son humanité retrouvée. Plus d’informations apparaîtront dans le point « Caractère » de la fiche.




Physique :

Belphégor a eu de nombreuses formes au fil du temps, et il serait difficile de toutes les décrire, si bien que ne sera fait ici que l’explication de sa forme finale, celle de Belphégor Mueller, citoyenne de Tekhos. Les autres apparences seront définies tout au long de l’histoire et si celles-ci peuvent avoir une forme d’utilité, seront ajoutées en addendum de fin de fiche.

Belphégor Mueller est une femme de quelques trente-six années. Haute d’un mètre soixante-dix-huit, elle se tient pour le coup comme une personne élancée, généralement plus grande que ses consœurs tekhanes, ce qui ne manque pas d’attirer plus d’une fois leur regard vers elle. Si les âges ne semblent pas avoir fait fané cette dame, c’est uniquement grâce à sa nature plus ou moins non-naturelle, si bien que son approche de la quarantaine est à peine similaire à ce qu’elle a connu dix ans plus tôt, au grand damne des autres membres de sa famille qui ont la belle tendance à lui rappeler qu’un tel don de la nature est rare, et que nombreuses sont celles qui jalouseraient un tel manque de changement. Belphégor n’ayant pas pour grand privilège de rester « belle » selon les standards, ce sont généralement des propos qui lui passent un peu à côté, sans prétention aucune.

Cette belle tekhane est donc une figure élégante, dont la chevelure flamboyante s’étend jusqu’au bas de ses reins, et dont le visage semble encore être marqué par quelques formes de défiance, une expression dure qui peut laisser ses interlocutrices de chaque jour plus ou moins mal à l’aise. Ses traits sont assez souvent tirés dans une expression mêlant suspicion et agressivité, la faute à cet aspect de la dame à ne faire que peu confiance à qui elle rencontre, tant et si bien que cela s’est profondément ancré dans ses airs naturels. Pourtant, cela ne serait pas suffisant pour mettre quiconque dans cet état de naturel embarras si l’on ne comptait pas en sus son regard. Ses yeux, deux rubis rougeoyants, ont la fâcheuse tendance d’être plus expressifs que la moindre de ses paroles, ceux-ci délivrant souvent le véritable message derrière les propos courtois ou tranchants de la tekhane. Et s'ils sont déjà tout particulièrement expressifs, ils connaissent l’apogée de leur beauté dans ces instants où la mercenaire se trouve au coeur de son travail. La pupille froide, les prunelles brillantes, le regard de cette femme où se côtoient le calcul le plus professionnel et la folie meurtrière la plus sauvage est un spectacle que rares sont ceux l’ayant contemplé, et encore plus rares ceux qui peuvent en parler.

Outre ce faciès qui en dit déjà long sur la mercenaire à la chevelure de sang, le reste de son corps peut se définir par sa plastique charnelle et sa tenue. Le premier est en lui-même assez évident, notamment quand la femme se permet de porter les tenues si chères à Tekhos, ces armures en tissus militaires aussi fins que résistants. Si Belphégor ne fait guère attention d’ailleurs à la mise en avant de ses attributs, c’est bien parce qu’elle voit avant tout son corps comme une mécanique bien huilée de muscles et d’os, le tout supporté par des nerfs aussi tendus et réactifs que la corde d’un arc bandé. Pourtant, de l’extérieur, hormis la vision d’un entraînement solide dessinant la musculature de cette femme, ce qui saute souvent aux yeux est la générosité avec laquelle le ciel a su faire grandir cette beauté froide ! Une poitrine généreuse, presque outrancière aux dires des jalouses et désireuses, présentée fièrement au dessus d’un ventre plat et de hanches larges. Un fessier rebondi, musclé par l’entraînement et façonné par son métier où quelques mains ont souhaitée s’aventurer hardiment, avant d’être cruellement punies par la poigne solide de cette tekhane aux mœurs peu collaboratives. Enfin, en dessous de cela, de longues jambes, souvent appréciées par leurs spectatrices, mais qui n’en sont pas moins un outil mortel avec lequel la mercenaire a su accomplir plus d’une pirouette, ou plus d’un fauchage meurtrier. Ces dernières, souvent grimées pour ne pas être un défaut évident de son être, sont d’ailleurs depuis cinq ans d’une tout autre nature que le reste de son corps : bijou de précision mécanique tekhane, les deux jambes sont, des orteils aux trois-quarts de la hauteur de ses cuisses, entièrement synthétiques, et ont demandé un long temps de réadaptation à Belphégor, qui les maîtrise désormais à la perfection.

Le tout de ce corps conserve sa droiture par une gestuelle et un positionnement relativement solennel. Même parmi ses éventuelles collègues, les femmes ayant eu l’occasion de la voir se détendre se comptent sur les doigts d’une main, et cela peut se deviner à la manière dont elle se tient. Généralement ancrée dans le sol comme les plus ancestraux des pins, dont le sommet va chercher vers le ciel quelques formes de supériorité, Belphégor donne relativement la même impression. Courbant rarement le cou, jamais le dos, elle semble donner par cette position une forme d’inexpugnable présence, de puissance naturelle qui ne saurait souffrir du moindre mal, du moindre affront. Ses bras ne gesticulent que très peu, restant le long de son corps, en se croisant dans un aveu de désaccord assez naturel. De même manière, ses jambes ne se baladent guère, et quand elle n’en fait pas l’usage pour se déplacer, celles-ci restent proches, comme d’un seul tenant, ou bien croisées lorsqu’elle s’assoit. Une sobriété d’actions qui dénote beaucoup de sa prime jeunesse, mais si elle a obtenu cette stature, c’est bien au travers de ses nombreuses expériences sur le terrain. De traumatismes en imprévues, la femme a appris à épurer ses mouvements et ses actions, n’offrant que le minimum compréhensible, et gardant pour elle le reste. Cela ne change guère la haine du monde matériel à son égard, mais au moins elle donne beaucoup moins du bâton pour se faire battre.

Enfin, au-delà de tous ces détails restent ses goûts vestimentaires. Belphégor n’est certes pas la plus coquette des femme de Tekhos, et honnêtement elle n’a jamais cherché à concourir pour ce genre de sottises, mais elle met quand même un certain honneur à ne pas se vêtir de n’importe quelle manière. En dehors de ses quelques tenues de mission qui sont à l’aune de celles de l’armée tekhane, le reste de ses tenues sont souvent assez simples mais féminines, et seules les deux femmes qui vivent avec elle ont eu l’occasion de la contempler dans d’autres attirails moins élégants. De costumes trois pièces à la nature bien charmante sur cette dame élancée, Belphégor peut aussi choisir de s’en libérer pour y mettre à la place quelques robes longues, voire même parfois un mélange de chemise à manches longues agrémentées d’une jupe. Contaminée par l’une de ses colocataires, elle apprécie aussi le port confortable d’un lourd et épais pull en laine, même si là, nous sortons définitivement des conventions tekhanes, ce qui fait qu’elle ne sort jamais en public avec. Et comme si elle n’était pas naturellement assez grande comme cela, elle agrémente souvent ces tenues d’une paire de bottines aux talons relativement élevés, le tout dissimulant souvent les jointures de ses chevilles, déjà dissimulées sous un épais collant, autre indispensable de son code vestimentaire après son opération.

Pour terminer sur un détail assez coquasse, les nouvelles jambes de la mercenaire peuvent passer d’une forme passive relativement peu dérangeante aux yeux des autres humains à une forme de combat qui semblait tout naturellement essentielle à cette femme vivant de fréquents affrontements. Leur activation demande une commande spécifique de la part de Belphégor via un terminal qu’elle installe généralement à son poignet ou à son cou. Étant donné que la transformation est relativement violente en terme de prise de volume, ses collants ne peuvent résister au changement, ni même sa tenue militaire. Toutefois, par un égard que Belphégor seule pourrait expliquer, elle se déchausse toujours avant si elle en a l’occasion, afin de protéger ses précieux souliers d’une future destruction, preuve que derrière l’ensemble de cet esprit méthodique et guerrier doit se cacher encore quelques formes de petites passions coquettes.




Caractère :

Belphégor est l’exemple même de son nouvel héritage Tekhan en terme de valeur. Que ce soit au travers des ses propos ou de ses actes, la femme est facilement reconnaissable par ce qu’elle défend : la supériorité, en tout point, du sexe féminin et de la race humaine sur toute autre forme de vie. Ainsi, et ce dans une globalisation souvent outrancière, la femme ne présente absolument aucuns remords, ni même quelques formes d’introspections, sur la manière dont elle envisage à la fois Terra et la Terre en comparaison de son lieu de vie. Elle peut se permettre mille propos plus agressifs les uns que les autres au sujet des autres formes de vie, et possède une haine farouche envers le genre masculin, haine que l’on peut traduire de cette manière : nul être d’origine masculine ne mérite la moindre pitié, la moindre considération, ou même la plus petite once d’intérêt de sa part. Si l’être masculin présente une conscience personnelle ou sexuelle, son jugement est encore pire, et peut vite tourner à l’une des réponses les plus évidentes à ses yeux : La violence. Si ce cadre de pensée peut se généraliser à d’autres formes de vie, comme la vie terranide ou ésotérique, quelques événements récents l’ont forcées à ouvrir un brin son esprit sur le sujet, et ce malgré l’ensemble de son postulat de départ. Aussi, elle conçoit désormais qu’un minimum de sympathie est de rigueur envers les espèces qui, charmées par le havre de paix que peut sembler être le monde Tekhan, se décident audacieusement à tenter de s’y greffer, en quête de quelques nouvelles possibilités de vivre sainement. Toutefois, il ne faut pas croire que cette sympathie soit bienveillante. Il ne s’agit là que d’une forme de respect hautain envers sa propre personne, Belphégor ne se voulant capable de cruauté alors qu’elle est, très clairement, l’être vivant supérieur dans cette basse-cour qu’est Terra.

En parlant de violence, on ne peut pas dire que la femme n’en fait pas une parfaite démonstration, mais il est désormais évident, et pour elle et pour autrui, que cet aspect de sa personnalité est bien moins dépendant de son éducation que de ce qu’elle a été par le passé. Désormais, Belphégor ayant retrouvée à la fois une partie de sa mémoire passée, mais aussi une clarté d’esprit qui lui manquait depuis que le peuple Tekhan l’avait extirpé plus ou moins brutalement de sa prison, elle est devenue capable d’assumer cette nature qui encore autrefois la surprenait. Violente donc, assurément, et surtout capable des pires atrocités dès lors qu’elle se sait dans son bon droit. Ses deux compagnons de toujours, K’leir et Ter’er ne l’aident d’ailleurs pas plus dans ce genre d’exactions, les deux armes ayant naturellement une soif de sang telle qu’elles ne sont que bonheur quand la mercenaire aux cheveux de sang s’abandonnent à quelques démonstrations de cruauté. Souvent en compagnie de ses jugements et de ses crises punitives, l’art mortel de Belphégor fait partie du tout qui a fait sa réputation, et si les quelques personnes l’ayant constaté sont rares, la manière avec laquelle ils ont contés ses exploits (ou son unanime capacité à réduire en morceaux tout ceux se trouvant en face d’elle) ont été suffisant pour offrir à la femme une solide réputation. Désormais, elle connaît un relatif apaisement dans ce domaine, mais il est dépendant de sa baisse d’activité professionnelle plus que d’une volonté personnelle : N’opérant que moins sur le terrain, elle agit avec un calme beaucoup plus courant dans sa vie de tout les jours, et l’occurrence de ses élans de violences en a donc été grandement réduit.

Mais qu’y-a-t-il alors au-delà de cette entité si négative, emplie d’un racisme quasiment unanime et d’une violence qui ferait pâlir quelques divinités guerrière ? Eh bien si elle semble, socialement, aussi tranchante que ses armes, la vie à Tekhos lui a aussi permit de retrouver une grande part d’humanité, dans le sens où elle s’est séparée de ce qu’elle fut autrefois, une arme, pour ne devenir désormais qu’une simple humaine faisant de sa vie une histoire plus ou moins tranquille. En dehors de son travail, elle n’est donc pas bien différente de ses concitoyennes, et s’est intéressée depuis quelques années aux différents déboires scientifiques et technologiques de Tekhos. Curieuse désormais de combler son manque de connaissance, elle s’instruit de manière un peu aléatoire, cherchant dans diverses lectures et dans les conseils de sa famille ce qui lui permettrait de combler son manque d’enseignement lors de ses jeunes années. Appréciant le train de vie qu’elle mène, étant donné que chacune de ses missions se payent à prix d’or, et qu’elle est désormais quelques-unes des privilégiées possédant le passe-droit qui l’autorise à se déplacer sur Terra dans le cadre de son emploi, elle oscille couramment entre l’oisiveté des beaux jours dans son bel appartement et l’activité soudaine de ses différents travaux. Aussi, le tout de ses études ne sont là que pour combler sa vie de tout les jours, lui permettant d’avoir des activités chronophages dès lors qu’elle a amassée assez d’argent pour être certaine de tenir ses dépenses pour les mois à venir.

Car oui, la dame est dépensière. Bien peu somme-toute en terme de mode, chose qui lui passe un peu au-dessus de la tête, mais conséquemment dès lors qu’il s’agit de denrées et de sorties. Belphégor a beau haïr l’ensemble des espèces vivant en Terra, jugeant que la grande majorité mériteraient une extermination sommaire pour que Tekhos en prenne la gouvernance, elle ne peut démentir que nombres de saveurs en ce monde ne sauraient pâlir en comparaison de la cuisine du pays de la technologie. Aussi, c’est avec peu de retenue que la femme fait l’achat et la collection de nombreux breuvages et mets en provenance des différents lieux qu’elle a put visiter, le tout étant jalousement gardé, et modérément consommé au fil du temps. Une banque de la gourmandise frôlant presque les limites de l’avidité, et que la dame n’a jusqu’alors partagée qu’avec sa famille, même si elle eut parfois l’honneur d’en offrir à une collègue de valeur qui l’avait incroyablement impressionnée lors d’une mission qui avait frôlé l’acte suicidaire. Ce détail d’ailleurs est la preuve même que la femme met malgré tout un point d’honneur à récompenser les actes qu’elle juge valeureux ou grandiose, et que leur observation est devenu, maintenant, l’un de ses plus grand plaisir, ceux-ci prenant parfois même le dessus sur ses rancoeurs naturelles envers hommes et autres races étrangères. Mais outre ces exceptions des plus rares, elle n’accorde ses privilèges et ses compliments qu’à ceux qui sont au plus proche d’elle, et qui ont sût s’attacher à elle malgré l’orgueil démentiel dont elle est quasiment l’avatar.

Ces personnes, non-comptant sa famille tekhane, sont représentés par deux parties si précieux à ses yeux qu’elle fait tout les efforts du monde pour les protéger et les couvrir de tout l’amour qu’elle n’exprime pas autre part. Le premier de ces deux parties sont deux femmes, deux jumelles qui vivent désormais avec elle, June et Violette. Ces deux dames que Belphégor a sut tirer des griffes de quelques tristes entreprises Tekhane, partageant originellement le même corps, ont été séparées et reconstruites de manières à vivre chacune leur vie. Depuis lors la mercenaire s’est assurée de leur confort au point de développer pour les deux un amour sincère, qu’elle entretient encore et encore au fur des années. Le deuxième partie est sa famille originelle, et ce malgré le lot désastreux de contradictions que leur rencontre a créé en son être. Tout particulièrement avec son père et géniteur, les relations sont encore à un tel point chaotique qu’il est difficile de considérer que soit né entre eux le moindre amour, mais Belphégor respecte en revanche énormément cette belle-mère qu’elle a rencontrée, en dépit de ses origines inhumaines, et ses étranges demi-sœurs et demi-frères. Si la relation est donc conflictuelle avec son parent direct, la sphère environnant ce triste seigneur reçoit depuis les intérêts et l’amour de la mercenaire, suffisamment pour qu’elle puisse leur prouver depuis quelques années sa pleine et volontaire présence envers eux, et ce malgré leur différence de nature.

Outre l’ensemble de ces détails, reste le point de vue de la mercenaire sur ses origines. La nature même de son être lui ayant été révélée, elle put comprendre nombre des étrangetés qui gouvernent sa pensée et son corps, notamment l’éminente contradiction entre son esprit et sa chair dès lors que quelques actes hétérosexuels étaient pratiqués directement sur elle. Belphégor hait les hommes, et son corps les aime, pourquoi ? Il est devenu évident que le destin lui joue un tour savant, imprimant dans son être normalement néantique le plaisir d’être mis en contact avec la matière, plus encore quand son corps est usé à destination « d’en produire ». Ainsi, même si son esprit et son éducation l’ont menée sur un autre chemin, quelques malédictions d’ordre purement ésotérique joue encore avec son corps et ses nerfs … Et elle a apprit à l’accepter. Elle ne saurait lutter contre quelque chose qu’elle ne peut changer, encore plus après avoir vécu plus de vingts années à subir malchances et sévisses, au point même d’y avoir perdu une partie de sa chair. Elle y est à la fois résolue, compréhensive, et revancharde. Quoi qu’il lui arrive, elle peut toujours se venger ensuite, ou alors orchestrer plus tard quelques massacres pour se défouler. Voir passer l’éponge, si encore elle est dans ses beaux jours. Le fait est qu’elle ne lutte plus contre, elle comprends que certaines choses ne sauraient être maîtrisées, que certains événements passés l’amènent à vivre ainsi, qu’il s’agit à la fois d’une forme de punition et de chance pour elle.

Auto-destructrice, orgueilleuse, hautaine, fière, mais aussi aimante, protectrice et digne, Belphégor est le résultat final de tant d’histoires sordides qu’elle s’est développée dans des extrêmes de vie et de perception du monde. Ce n’est pourtant guère un mal à ses yeux. Elle est et restera ce qu’elle était destinée à être : Une entité sauvage et destructrice, vivant dans un chaos qui de toutes manières se rappellera toujours à elle. Et quand la paix vient à elle, alors elle en profite, avec celles qu’elle aime, un bouquin, une boisson exotique valant plus cher que le salaire moyen des scientifiques tekhanes et Araunaat’t, son lapin domestique servant de cage à une entité démoniaque.



Histoire :

Chapitre 1 : Si peu d’innocence


Elle voyait les étoiles. Si hautes, si nombreuses, merveilles de la nuit froide. À ses côtés se trouvait son père, qui s’était assis dans l’herbe avant de l’inviter à s’approcher, à s’installer sur ses jambes pour qu’ils puissent contempler la voûte céleste ensemble. Elle fit quelques pas rapides et se laissa presque chuter sur les jambes énormes de son parent, l’air rieur, la mine radieuse. Elle était heureuse, après tout il était si rare, si précieux qu’ils passent du temps ensemble. Son papa était toujours perdu dans les forêts de ces hautes montagnes, à couper le bois qui permettait à la communauté de vivre sereinement, alors de l’avoir rien que pour elle était le plus beau des cadeaux ! Elle grimpa sur les jambes de son père, laissant sa courte chevelure rougeoyante lui caresser le menton, puis elle se laissa guider. D’un bras tendu, il lui montrait les constellations, les étoiles et leurs noms, lui offrait une fenêtre vers une réalité mille fois plus lointaine. Et elle était fascinée. Elle savait que son grand-père avait été un monsieur qui était expert en étoiles, même si elle n’en connaissait pas le nom. Alors même si elle n’avait jamais pu le rencontrer, quand son papa lui en parlait, elle avait l’impression que son papy les accompagnait.

Elle leva son doigt vers une grosse étoile bleutée, avec engouement :

« Et celle-là, papa ?
- Il s’agit d’Atérion. On dit qu’elle abrite les esprits de ceux qui sont partis, avant qu’ils ne fassent voyage vers les plaines de Féerie, là où vivent les esprits de la nature.
- Papy se trouve là-bas ?
- Je ne pense pas mon petit ange. Il est sûrement déjà en chemin pour les plaines. »

Elle leva ses yeux en direction des deux petites billes grises de son père. Melphit Fuyne était un homme d’une bonne trentaine d’années, un compagnon précieux pour tous les membres du village, dès qu’il s’agissait de s’aventurer au delà des murs de bois qui leur servaient de protection. Au milieu de ses jambes, la jeune fille semblait ridiculement petite pour le coup, et elle n’avait guère les traits de son père, sa chevelure d’un rouge vif et ses yeux bruns étant hérités de sa maman. Mais cette différence physique ne changeait pas son amour pour son père, pour sa voix basse et calme, pour cette chaleur qu’elle ressentait lorsqu’elle se collait à lui en écoutant ses mots faire vibrer son torse. Et puis, son papa lui parlait plus clairement, plus directement. Il ne donnait pas l’impression de faire comme les autres adultes, ces derniers se laissant aller à des phrases simples, des phrases grossières et infantilisantes qui ne lui plaisaient pas. Comme s'ils la voyait encore comme un bébé. Alors qu’elle avait grandi depuis le moment où elle avait été un bébé. Elle ne portait déjà plus de couches, ni même n’avait encore besoin de lumière pour dormir. Seules suffisaient ces étoiles, qu’elle contemplait aujourd’hui juste derrière la maison, sur la butte herbeuse voisine, avec son précieux parent.

« Hummm, et celle-ci papa, la petite rouge ?
- Je suis sûr que tu peux le deviner sans mon aide.
- Oh allez, dis moi, s’il-te-plaît ! Au moins un indice !
- Hé hé hé très bien, à ton avis, qu’est-ce qui est petit pour ton papa, rouge, et illumine ma vie.
- Hummmm, maman est pas petite, c’est pas maman hein ?
- Non ma petite étoile, ce n’est pas maman.
- Mais je ne suis pas une éto... »

Le jeune fille de quatre ans regarda haut dans le ciel, puis passa instinctivement sa main dans ses cheveux, même si cela ne lui permettait pas d’en vérifier la couleur. Elle ne sembla même pas oser le dire, se contentant de se tourner vers son père avec un regard interrogatif, puis de se montrer du doigt, avec un peu d’hésitation.

« Oui mon ange, cette étoile s’appelle comme toi. Belphégor, l’étoile principale de la constellation d’Apogée. Selon les dits de Murin, la constellation d’Apogée est le bateau qui a permis aux grands dieux de quitter le monde après l’avoir façonné. Et à la poupe se trouve Belphégor, la lanterne qui permet de voir dans les ténèbres du monde d’en Haut. »

La petite but ces paroles, le coeur gonflé de fierté. Elle quitta presque instantanément les jambes de son père tout en levant la tête à s’en rompre le cou, ne souhaitant perdre de vue cette petite lumière scintillante au creux des cieux. Elle avait le nom d’une étoile, et l’une des plus belles de la nuit en plus. Elle ne pouvait pas se sentir plus heureuse en cette occasion, hésitant à bondir dans tous les sens, avant de tout simplement rester fascinée par son homonyme céleste. Elle entendit son père se redresser doucement et venir se glisser dans son dos, avant de l’attraper sous les aisselles et de la tirer du sol, coupant un peu net à son observation silencieuse. Un peu en arrière, la femme de Melphit, sa mère, leur avait fait un signe depuis la fenêtre, les invitant à rentrer pour le repas, aussi l’homme souffla quelques mots doux à sa petite fille pour l’en informer, avant de faire demi-tour.

Par-dessus son épaule, l’enfant continuait de contempler cette nouvelle amie. Belphégor, comme elle, une étoile rougeoyante qui trônait ce soir par dessus les montagnes environnantes. Elle aurait voulu rester là toute la nuit si elle le pouvait. Mais malgré tout, elle restait une petite fille. Avant même d’atteindre la maison, elle baillait, et le repas allait sûrement être la dernière chose qu’elle ferait de la journée, avant d’aller dormir. Ce soir, elle avait pu passer du temps avec son papa, c’était tout ce qui comptait. Elle était heureuse, sereine. Elle avait quatre ans, et espérait un jour pouvoir monter dans le ciel, se laisser guider au milieu des étoiles afin d’aller à la rencontre de cette jumelle étrange mais fascinante. Quand elle fut au lit, elle commença par la retrouver au travers des carreaux fraîchement lavé par sa maman, et lui souhaita bonne nuit, espérant qu’un jour, l’étoile l’entendrait.

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La famille Fuyne était une famille relativement humble. Le père de famille, Melphit, était un bûcheron, et un membre actif de la communauté dans laquelle ils vivaient. Il était né ici après que son propre père ait choisi de s’y installer pour ses études, n’avait guère voulu quitter les lieux, et avait hérité de la maison familial lorsque ses parents étaient décédés. À l’époque, le jeune coupeur de bois était déjà en couple avec Edell Troret, et avait organisé peu après leur mariage, de manière à offrir un peu de baume à leurs coeurs et à la communauté, tous ayant grandement pleuré le départ du savant astronome et de sa femme. Edell était une femme de milieu fort modeste, mais le fils unique des Fuyne n’avait guère la posture sociale à l’esprit, ni même le besoin de relatives richesses ou de prestige, y préférant le charme délicat et le caractère bouillonnant de la seconde fille des Troret. Cette femme de haute stature aux cheveux de feu, aux épaules fines mais à la détermination suffisamment entière pour l’amener à coller deux gifles à un dragon colérique s'il lui en venait l’envie, avait été son premier amour, et jamais l’homme n’avait cherché autre compagne. Ainsi s’étaient-ils établis dans la maison familiale avec l’ensemble du matériel de feu le père de Melphit, mais surtout assez de place pour élever leur propre enfant, qui vint quelques deux années plus tard. Prénommée Belphégor, de par les histoires et légendes qu’affectionnait le grand-père de son vivant, elle fut rapidement chérie et aimée par ce couple encore jeune, mais tendrement lié par une vie aussi précieuse qu’éphémère en ces temps anciens.

Melphit donc était un membre reconnu dans cette communauté, cette dernière portant le nom des Compagnons du Tertre. Si de nombreuses personnes dans ce petit village ne faisaient pas officiellement partie de celle-ci, leurs actions ne connaissaient aucune forme d’étrangeté ou de curiosité ésotérique, et même les plus innocents avaient en tête leur fonction : les compagnons avaient, depuis quelques décennies, mis la main sur un objet précieux et dangereux, qui était scellé au coeur des profondeurs de la montagne. En ce sens, leur présence servait de leurre au cas où quelques étrangers curieux auraient eu le désir de s’en approcher, et ils avaient par leur position toutes possibilités de renvoyer les badauds ou aventuriers trop imprudents. Melphit, dans tout cela, ne faisait pas partie de la communauté même, mais appréciait ce lieu. Ce village enclavé dans les montagnes, perdu dans des forêts de pins plus grandes et tortueuses les unes que les autres, le tout éloigné de nombre des dangers et monstruosités qui habitent le monde d’Aristale, était un petit coin de paradis pour l’humble père de famille. Alors, contrairement à son propre paternel qui avait encore, malgré ses recherches, quelques riches échanges avec des mages curieux et des savants de grandes villes et capitales, il n’a guère entretenu de contact avec l’extérieur, se concentrant sur sa contribution au village dans lequel il a toujours vécu.

Ainsi, l’homme quittait souvent sa petite famille tôt le matin, et partait au milieu des montagnes pour trouver ce qui permettrait à tous de se chauffer, de construire leur habitat, ou de se protéger des quelques risques et bêtes qui occupaient la nature sauvage les environnant. Belphégor s’y était tant et tant habituée malgré son jeune âge qu’elle ne faisait plus cas de l’absence de son papa, et ne cherchait même pas à se plaindre qu’elle souhaitait passer du temps avec lui. Elle préférait être une fière petite fille indépendante, aidait sa maman dans les diverses tâches ménagères de la journée, et s’occupait à jouer au milieu du village avec les autres enfants dès qu’elle avait le droit de sortir. Sociable, elle s’affairait souvent à entraîner ses camarades dans quelques aventures toutes factices, et se plaisait à jouer les chefs de bande et ce malgré le fait qu’elle était plus jeune que bien d’autres. Puis, le soir venu, elle rentrait chez elle, récupérait auprès d’elle son père, passant le plus clair de son temps avec lui pour combler l’attente qu’elle avait dû connaître dans la journée. Une vie douce et tendre qu’elle affectionnait déjà, et dont elle avait le plus grand des plaisirs à entretenir du haut de ses toutes jeunes et petites années.

Un matin, la petite se leva que son père était déjà parti au loin, pour bien des raisons qu’elle ne pouvait guère encore imaginer, mais qu’elle savait nécessaires à tous dans le village. Elle fit donc ce qu’elle faisait chaque jour, hormis le bisou qu’elle offrait aux joues à la barbe épaisse de son père, commençant la journée en se vêtant comme une grande, puis en prenant son petit-déjeuner avec sa mère. Aujourd’hui était un jour simple, ni linge ni écuelles n’ayant à être nettoyées étant donné qu’Edell s’en occupait, si bien que la petite fut rapidement libérée par sa mère pour qu’elle puisse aller s’occuper avec ses petits camarades. Belphégor aimait ces journées, c’était de celles où elle pouvait bien plus profiter de ses amis, et ainsi elle sortit de la maison en grande hâte pour aller se poster au coeur du village, hâtive, saluant les passants de la main ou d’une mine radieuse. Au coeur de la bourgade, elle trouva déjà certains des trublions qui faisaient autant rouspéter que sourire les adultes de la communauté, notamment le petit Josshua Hermant, de deux ans son aîné. Les deux ensemble étaient connus pour être une véritable source de surprises, quelques-uns des enfants ayant eu l’occasion de découvrir de visu combien ces marmots pouvaient bien s’entendre, mais surtout combien ils se poussaient l’un et l’autre au plus audacieux des défis. Ce matin, en revanche, Josshua semblait étrangement sombre.

« Coucou, on est pas beaucoup encore !
- Non, c’est vrai.
- Ça va ? Tu n’as pas l’air bien ? … Oh, tu t’es fait gronder ?
- Je, non, pas du tout ! »

Le garçon tourna la tête, perturbé. Belphégor aurait bien voulu en savoir un peu plus, mais elle n’eut pas bien le temps de lui poser des questions, alors que d’autres enfants évoquèrent une partie de cache-cache le temps que les autres puissent eux aussi se libérer de leurs devoirs et les rejoindre. Belphégor suivit donc le rythme tout en restant inquiète pour son compagnon de malice. Les parties de cache-cache étaient toujours les mêmes, il fallait trouver les meilleurs endroits pour se dissimuler à l’intérieur du village, jamais au dehors, sinon c’était tricher. Ainsi, la petite trouva d’abord abri dans les hauteurs d’un arbre, puis se dissimula sous une des maisons, avant de finalement se retrouver à chercher ses petits camarades, de plus en plus nombreux. Ce fut à cette occasion qu’elle sortit l’une de ses bottes secrètes : elle se dirigea vers l’extrémité Nord du village, la plus pentue, pas loin du chemin qui menait aux confins des montagnes. Là se trouvait un grand pin, avec tellement de branches et de prises sur le bois tortueux du tronc qu’elle pouvait y grimper sans le moindre problème. C’était le meilleur endroit pour observer l’ensemble du petit village, et donc repérer une grande majorité de ses compagnons de jeu en un seul coup d’oeil.

Débrouillarde, et l’ayant déjà fait de nombreuses fois, il ne fut pas compliqué pour elle de réitérer ce mince exploit, même si elle prit tout le temps nécessaire afin de grimper avec la prudence requise. En revanche, elle ne s’attendit pas du tout à retomber sur son compagnon de malice à ce moment là, quand elle leva la tête afin d’observer la distance qu’il lui restait à parcourir. Il était là, morne, sur une branche, et la jeune fille s’en sentit un pincement au coeur quand elle vit le regard miroitant du garçon. Il n’allait pas bien, et la partie de cache-cache saurait attendre, alors elle finit son escalade pour aller s’installer peu loin de lui, deux branches plus bas. D’où ils étaient, le feuillage épineux les voilait du regard des grandes personnes, mais aussi de leurs amis, alors peut-être parviendraient-ils à échanger ? Peut-être même, avec un peu de chance, qu’elle arriverait à le consoler. Elle était jeune peut-être, mais elle savait bien que ses camarades n’étaient pas très différents d’elle, aussi elle pouvait bien trouver, avec un peu de jugeote, ce qui n’allait pas, non ?

« Tu as l’air tout triste Josshua. Il se passe quoi ?
- Oh rien Belphy, rien. Rien du tout.
- Personne ne pleure pour rien. Et tu as l’air de vouloir pleurer. Allez tu peux me le dire !
- Mais… Et si…
- Ouiiiii ?
- Tu ne le dirais pas à ton papa et ta maman si je t’en parle, hein ? Rien du tout, pas le moindre petit mot.
- Bien sûr ! Je sais garder un secret !
- Eh bien… Je… Je suis sorti du village hier.
- Tout seul ? Tu aurais dû me le dire, je serais venue ! C’est parce que tu as eu peur que tu as envie de pleurer ? »

Peut-être avait-elle été trop directe en cet instant, trop rapide dans sa conclusion, car son camarade se tût immédiatement. Mince, elle avait sûrement dit une bêtise sans s’en rendre compte. Cela pouvait lui arriver, elle cherchait tant et tant à avoir réponse aux milles questions qui lui traversaient l’esprit que parfois elle se retrouvait à en poser une mauvaise. Mais visiblement, il n’était pas en colère, il avait juste cessé de lui répondre… Alors elle fit les derniers mouvements qui lui permirent de se rapprocher, puis de s’installer sur la même branche que lui, juste à ses côtés. Les pieds dans le vide, les mains posées sur les branches proches qui lui permettaient de garder son équilibre et sa posture, elle regarda son compagnon des hauteurs avec un air curieux, mais surtout soucieux. Elle ne l’avait jamais vu comme ça, normalement il est même plus enjoué et espiègle qu’elle ne l’est elle-même ! Alors c’est vrai que de l’observer dans un tel état lui faisait aussi de la peine, elle voulait le voir sourire à nouveau. Il était beau quand il souriait, quand ses joues rondes se gonflaient et que ses yeux pétillaient. Mais là non, rien de cela. Il avait le regard fuyant et humide, alors elle cherchait à sécher ses larmes par les meilleures de ses paroles, sans réussir à trouver le bon mot. Les adultes sont forts pour ça, ils trouvent toujours les bons mots pour elle… Alors qu’elle, elle peinait pour les sortir, même avec ceux qu’elle aimait bien. En tout cas, elle eut de la chance, parce qu’il finit par sortir de son mutisme, reprenant l’échange là où ils l’avaient laissé :

« J’ai peur … snirfl… peur d’avoir fait une grosse bêtise.
- Que… Qu’est-ce-qu’il s’est passé ? »

Le garçon pleurait et elle était déroutée. Elle ne l’avait jamais vu réellement pleurer jusqu’ici, comme elle n’avait jamais eu l’occasion de le voir se sentir mal pour une bêtise ! C’est normal de faire des bêtises quand on est un enfant ! Alors qu’est-ce qui avait bien pu se produire quand il avait quitté l’enceinte du village et s’était aventuré au-delà ? Elle n’eut pas de réponse pendant quelques secondes, le temps que Josshua se calme, puis qu’il relève ses yeux sur elle, ses beaux yeux bleus emplis de crainte désormais. Et là, tout de suite, elle se sentit tout aussi apeurée que lui :

« J’ai vu des hommes en armure, et ils m’ont vu. Ils m’ont demandé de dire où se trouvait le village. Je … Je … J’ai pas pu leur mentir, ils … ils ont voulu me couper les doigts avec leurs armes… Et j’ai tout expliqué, ils m’ont même… snirfl ils m’ont… snirfl suivi quand je suis rentré. Je sais pas ce qu’ils veulent… J’ai pas osé le dire à papa et maman. J’ai eu si peur … J’ai encore si peur …
- Josshua… Du calme, ça va all... »

Comme si l’aveu avait été le point final de l’histoire du garçon, Belphégor fut coupée dans sa tentative de consolation par le bruit des cloches de garde de la cité. Soudaines, rythmées, au bruit aigu et entêtant, elles furent sonnées à l’unisson depuis l’entrée Sud de la ville, à leur exact opposé. Belphégor blêmit de peur, tout comme son compagnon, et ils ne manquèrent pas de chercher du regard ce qu’il se passait, s’étant redressés sur la branche un peu en panique. Ils ne voyaient rien de précis comme ça, mais il y avait de l’agitation. Et rapidement la peur s’empara du coeur de la jeune fille, imaginant sa maman encore dans la maison. Elle était sûrement en danger s'il s’agissait des vilains messieurs qui s’en étaient pris à Josshua ! Oh non oh non elle ne pouvait pas rester là, elle devait rejoindre sa maman ! Elle regarda son coupable ami à côté d’elle, mais le garçon était tout simplement paralysé, incapable de bouger alors que d’épaisses et lourdes larmes roulaient sur ses joues. Elle aurait voulu l’emporter avec elle… Mais la peur d’imaginer sa maman en danger, et l’idée qu’elle puisse aussi l’inquiéter fut bien plus fort que son attachement pour le jeune homme… Alors elle partit sans finir sa phrase et se mit à descendre de l’arbre à toute vitesse. Elle se griffait sur les branches les plus fines, se râpait les genoux sur l’écorce inégale, mais n’en avait cure : seul comptait son besoin de retrouver sa mère.

Les deux derniers mètres, elle les fit en sautant. Intrépide et paniquée, elle roula dans l’herbe après un bond bien mal maîtrisé, mais elle parvint à se relever immédiatement pour courir de ses petites jambes en direction de la grande majorité du village. Maintenant qu’elle était au sol, elle les voyait bien, ces grands messieurs vêtus de lourdes armures, qui commençaient à envahir le village tout en faisant de grands arcs de cercle avec leurs armes. Il y en avait un à l’entrée qui hurlait des choses dans une langue qu’elle ne comprenait pas, mais de toutes manières, à cette distance elle ne pouvait tout simplement pas discerner les mots. En revanche, elle entendait d’autres choses : les cris, la panique, les gens qui courent et ceux qui, de rage, s’étaient munis de ce qu’ils pouvaient pour défendre leurs familles. Elle avait peur, si peur d’un coup, comment pouvait-on avoir aussi peur. Elle vit les soldat s’enfoncer au coeur du petit village et occuper la place principale, l’obligeant à faire le grand tour pour aller retrouver sa mère en toute hâte. Longeant l’enceinte, elle atteignit rapidement la butte sur laquelle elle s’installait le soir avec son père, monta maladroitement cette pente soudaine, glissant un peu dans sa hâte. Sa maman, elle avait besoin de sa maman, c’est tout ce qui importait à ses yeux.

Mais quelle horreur la cueillit en cet instant. A peine eut-elle atteint les hauteurs de la butte, ce poste privilégié de son bonheur, qu’elle vit sa mère sortir par l’arrière de la maison en titubant, la tunique couverte de sang. Belphégor se figea immédiatement. Sa maman était blessée ? Non ce n’était pas possible, on ne pouvait pas lui faire de mal ! La jeune appela sa mère, en panique, mais quand cette dernière tourna la tête vers elle, ce fut pour lui offrir un regard faible, épuisé. Un homme en armure apparut dans l’encadrement de la porte. La petite hurla. Edell n’eut ni le temps de réagir, ni celui de dire quelque chose à sa fille. La lame lourde et à l’extrémité crochue se planta dans le dos de la femme, s’accompagnant d’une giclée de sang qui vint zébrer la façade de la maison. Belphégor hurla à nouveau, de manière incontrôlée :

« MAMAAAAAAAAAAAAN ! »

Une réaction parfaitement logique et instinctive, mais qui attira inexorablement l’attention. Surélevée, à la vue de celui qui venait de tuer sa mère sous ses yeux, Belphégor venait tout bonnement de dévoiler sa présence juvénile à tous ceux qui avait encore une ouïe dans les environs. Et quand la tête casquée de l’ignoble personnage encore tâché du sang d’Edell se tourna vers elle, la jeune fille eut à faire un choix instinctif : la colère ou la peur.

La peur l’emporta dès que le soldat sanguinolent fit un pas en sa direction. Les yeux embués par les larmes et le souffle court de sa course première, la petite fille fit marche-arrière, s’élançant pour aller le plus vite possible quelque part, n’importe où, loin de ce qu’elle venait de voir. Et elle pleurait, pleurait encore et encore, l’image du visage de sa mère ancré dans son esprit alors qu’elle apercevait la lame s’abattre cruellement dans sa chair. Les cris devenaient de plus en plus nombreux dans l’enceinte du village, et l’odeur âcre de la fumée envahissait les lieux à mesure que les maisons étaient incendiées pour faire sortir les riverains de leurs cachettes. Belphégor, petite forme craintive d’à peine quatre années, ravageait ses joues de chaudes larmes en s’enfuyant, perdue au milieu des maisons calcinées, des troupes en pleine extermination, des corps mutilés qu’elle franchissait avec encore un peu plus de terreur. Elle voyait à peine devant elle, incapable de se calmer, de tarir ses larmes, de taire sa voix. Elle se glissa entre deux maisons, courut encore, déboucha vers l’arrière de la cité…

Puis elle eut mal. Odieusement mal. Quelque chose perça le haut de son corps, traversa ses chairs, ressortit de l’autre côté sans la moindre difficulté. Une flèche, qui n’avait eu aucun mal à passer l’omoplate de la jeune fille, embrocha à la fois son poumon et son foie, plus bas. Arrêtée nette dans son élan, l’enfant s’écroula au sol en hoquetant, le goût du sang envahissait sa bouche, une toux terrible et incontrôlable l’amenant à cracher le liquide ferreux qui emplissait ses poumons. Elle n’entendit pas les bruits métalliques qui s’approchèrent d’elle, ces pas lourds qui venaient pour récupérer l’instrument de mort qui avait cueilli la jeune fille dans sa course. Elle sentait sa conscience partir, la douleur seule, vibrante, lui rappelant qu’elle était en train de mourir. La petite perçut le poids du pied armuré qui écrasa son torse contre le sol, mais n’en ressentit pas plus de douleur… Si proche déjà de sa fin, qu’on lui arrache la flèche de son petit corps ne provoqua même pas une plainte de sa part. Elle ne put que hoqueter quelques mots faibles, ses larmes abreuvant le sol de terre battue :

« Pa… pa… Papa... »

Et ses yeux s’éteignirent.

*
*   *

Quels rêves obstruèrent la conscience de la fillette ? Quelles songeries occupèrent son froid repos avant que la lumière n’apporte sa superbe sur son être et l’emporte au loin, vers quelques autres rivages ? De certains pourraient dire que le monde n’est pas si simple, qu’une mort ne s’occupe guère de ce genre de facéties, que l’instant où sa conscience s’échappa de son être, ce fut pour les ténèbres abyssales du vide. Pourtant, la jeune fille crû voir certaines choses tandis que son esprit s’éloignait vers de ténébreuses destinées…

Alors que nulle douleur n’était encore présente en elle, que ses yeux à la vie absente restaient ouverts sur un spectacle de mort, quelque chose, quelqu’un peut-être, se glissa à son chevet. Elle perçut une voix, ou peut-être l’imagina-t-elle, réconfort d’un instant face à l’inéluctable. Des mots de tendresse, un soupçon d’amour. Sûrement était-ce la fin, sans même qu’elle n’ait jamais eu à s’y préparer, face aux événements si soudains, si violents, qui la cueillirent dans sa pleine innocence. Pourtant, quelque chose lutta pour sa vie. Était-ce cela ? Est-ce que ces images qu’elle percevait sans les comprendre n’étaient rien d’autre que le résumé de quelque volonté de vivre ? L’ombre grandiose qui planait dans son champ de vision pouvait tout aussi bien être la mort, venue chercher son tribut, et si elle devait l’emporter, ce serait avec la peine de soulever une âme si jeune au creux de ses doigts. Mais à la place, quelque chose palpa son flanc, un poids se fit sur sa chair juvénile. Quelque chose de froid, de lourd. Quelque chose de si odieux que cela fit frémir son corps endormi par une mort certaine.

L’horreur dans la peau. Le dégoût de l’âme. L’instant où cette chose fit contact avec son être, c’est un sursaut de la conscience qui naquit au creux de l’être enfantin qui gisait dans son propre fluide de vie. Le sang autour d’elle, lit de velours pourtant déjà bu par le sol, sembla chercher à s’éloigner. Elle était rappelée au monde par une force aussi violente qu’écœurante. Son esprit hurlait, arraché à la torpeur de la mort. Sa vie, pourtant si précieuse, ne sembla pas faire le même chemin. L’incohérence créait un inconfort frôlant lentement les portes de la folie. La lumière des dernières heures semblait faire écho à la clarté du soleil de midi, tandis qu’une grande partie de son corps glissait encore vers les tréfonds de l’oubli. L’envie de vomir, de recracher cette chose qui s’infiltrait en elle, qui guerroyait contre ses derniers instants. L’enfant mort qui ne parvenait pas à atteindre le styx, qui chutait aux portes du paradis, qui ne pouvait prendre le même bateau que les dieux pour s’éloigner loin, très loin de la violence qui l’avait happée dans ce monde sans merci.

Et soudainement, la confusion devint réalité. Ce qui n’était que sensation emplit l’âme, désarçonna le corps froid d’une enfant pour le faire convulser. Les muscles se tendirent, les nerfs se rappelèrent leur fonctionnement premier. La douleur comme seul écho de ce retour à l’existence, celui d’une chair tant et tant malheureuse de ce qu’elle vivait qu’elle cherchait par tous les moyens à ne plus être, à retourner à son précédent domaine, celui du calme, celui du repos. Belphégor vivait à nouveau, c’était désormais une certitude, ses yeux rougissant avec la peine, avec l’affliction que subissait son corps, et elle roula sur elle-même tandis que ses membres faibles accomplissaient un bal macabre, celui d’un rappel à l’être après mille souffrances. Elle ouvrit la bouche, pas le moindre son n’en sortit, pas la plus petite forme de plainte, mais tout son être exprimait cette dernière. Les pleurs roulèrent sur ses joues, ses yeux s’exorbitèrent, elle ferma ses paupières et se roula en boule, tandis qu’elle était parcourue de sursauts. Elle parvint à avaler une bouffée d’air, et elle hurla. Elle hurla encore, et encore, et encore, cacophonie d’une souffrance atroce qu’elle put enfin exprimer, envahissant les lieux de sa présence miraculeuse, mais effroyable. Elle hurla et tout son corps hurla avec elle, son esprit manquant presque de saturer sous l’effet de ce chaos. Puis, lentement, cela se calma. Son corps cessa de se tordre sous l’effet du contact odieux qu’il avait ressenti. Son esprit cessa d’être saturé par la douleur infâme qui l’avait habité, et appela au repos. Son âme, elle, n’était plus là. Elle était loin, elle avait trouvé autre chose. Un nouvel écueil, un autre repos.

La fillette n’eut qu’un instant pour observer les ruines autour d’elle et s’effondra à nouveau au milieu des cendres du village. À peine à quelques mètres d’elle, quelque chose l’observait, un fin sourire sur les lèvres. Mais cette forme sombre s’éloigna alors lentement et disparut, laissant le village et ses ruines tomber dans un ultime oubli. La raison de sa présence et ce qu’il venait de se produire ne saurait encore être dits, et ce pour les nombreuses années à venir.

- - - - -

Quand elle s’éveilla à nouveau, Belphégor n’était plus chez elle. Ni village ne l’environnait, ni soldats, et les épaisses racines qui s’étaient formées sur son corps encore juvénile ne firent guère barrière à son mouvement, craquant doucement à mesure que la jeune fille appuya sur ses bras pour se redresser. Son coeur battait, lent, lourd, comme s'il s’était invité dans sa chair sans prévenir, parasite immoral qui aurait profité de sa torpeur et de ses blessures pour s’inviter en elle et lui donner un second souffle. Mais la jeune fille ne pouvait pas le comprendre, ne pouvait pas se l’expliquer. Elle se tira faiblement de son cocon végétal, et observa les lieux avec une certaine curiosité. Où se trouvait-elle ? Qui l’avait donc amenée ici ? Tout en s’asseyant, elle projeta sur cette végétation nouvelle un œil encore hasardeux, comme si le sommeil avait tant voilé sa vue que seul le flou, l’absence de réalité, pouvait encore lui être accordée. Mais lentement elle retrouva la netteté du monde. L’humidité de la rosée matinale la percuta au moins tout autant que le retour aux contours clairs et marqués de l’herbe et des feuillages. Elle était en pleine forêt, dans un lieu où sûrement nul ne s’était aventuré depuis des années, et elle était seule. Extrêmement et absolument seule. Elle eut soudainement peur, et la peur se mua tout aussitôt en tristesse. Les larmes coulèrent d’elle-même le long de ses joues, et ses mains s’écrasèrent sur son visage pour venir en étaler les traces, comme pour tenter de s’en débarrasser. Cela n’aida en rien. Toutefois, la panique finit par lui passer, et se redressant enfin, elle manqua partir en arrière, avant de se stabiliser maladroitement, cherchant un appui salutaire avant que le tronc d’un arbre ne se présente à ses doigts, longs et fins.

Elle était … non ce n’était pas normal. En fait, elle eut cru à quelques illusions, à quelques formes de perturbations dans sa façon de voir les choses si ses yeux n’avaient pas commencé à constater de vive vue ce qu’il s’était passé durant son inconscience. Elle avait grandi. Point comme l’on grandit de jours en jours, mais plutôt d’années en années. Désormais, elle était suffisamment haute pour pouvoir observer le monde d’un tout autre angle, et ses bras comme ses jambes s’étaient tant allongé qu’elle avait la désagréable impression d’être montée sur des béquilles. Perturbée, confuse, mais surtout désireuse de comprendre, elle se tenta au hasard de quelques pas, s’avança plus ou moins dans les fourrés et les hautes herbes, passa en faisant craquer feuilles et brindilles de son poids si … différent. Elle se glissa sous les branches, obligée de plier son corps pour les éviter quand, jeune, elle n’avait point cette nécessité, celle-ci étant toujours si haute par rapport à sa faible forme. Quelques mètres d’errances furent ainsi parcourus, tandis qu’elle reprenait lentement les rênes de sa chair, qu’elle redécouvrait sa vie, et son existence. Elle n’avait toujours aucune piste quant à ce qu’il s’était passé, quant à ses souvenirs, quant à sa présence ici et à la forme de son corps… Mais c’est au détour du lourd tronc d’un pin ancestral qu’elle les vit :

Au coeur de quelques fourrés sauvages, abandonné depuis tant d’années, elle aperçut la forme haute et en ruine d’une maison de bois. Les fenêtres d’autrefois n’étaient désormais qu’ouvertures béantes laissant la végétation s’y glisser avec langueur, lierres et autres pousses vivaces s’y étant invitées en nouvelles hôtes. Les quelques draps pendant encore au derrière de ces plaies de la civilisation étaient dévorés par l’humidité et les champignons, larges traces brunâtres qui avaient pris le dessus sur la couleur chatoyante de ces tissus d’autrefois. Plus de portes non plus, et le toit s’était depuis longtemps effondré, laissant à ce lieu une impression terrible de ruine d’un temps ancien. Combien d’années ? Combien d’années s’étaient-elles écoulées tandis que la jeune fille avait sommeillé, avait dormi, avait rêvé, avait souffert de ces derniers instants pour renaître sous cette forme aussi nouvelle qu’inconfortable ? Inexorablement attirée par l’endroit, elle se faufila comme elle put dans sa tenue d’Eve, laissant lentement sa peau lui révéler les irritations de la vie, les griffures de la végétation, la fraîcheur humide de la forêt d’automne, chaque pas devenant un apprentissage qu’elle n’avait jamais eu de toute son existence. Un esprit perturbé, trop développé pour les pensées encore juvéniles qui occupaient son égo et sa conscience. Elle n’avait plus quatre ans. Mais son esprit ne parvenait pas à atteindre cet état de fait dans la confusion, il manquait un déclencheur, et celui-ci se laissa attendre jusqu’à ce qu’elle parvienne aux abords de la ruine.

Là, dans le bois aussi ancien qu’abîmé, elle vit l’ultime preuve de sa déchéance. Ce ne fut pas grand-chose pourtant, car elle gravit les marches sans encore le remarquer. Ce ne fut qu’une fois sur le plancher vermoulu, ses pieds tâtonnant prudemment le bois pour s’assurer qu’il ne faillisse pas sous son poids, qu’elle put enfin s’approcher de ce qui allait enfin lui ouvrir les yeux. A la porte se trouvait quelques inscriptions, de celles qu’elle aurait eu bien du mal à lire si elle ne les connaissait pas par coeur, et n’avait ainsi pas besoin de pouvoir en faire la lecture pour les comprendre. Elle partit en arrière à leur vue, la terrible réalisation lui sautant à l’esprit comme la flèche d’autrefois lui perça le flanc. C’était vrai alors. La destruction du village. Sa vie perdue sous le tir argenté. Mais comment ? Et pourquoi ? Écrasée par le poids de la découverte, la fille s’écroula sur le bois vermoulu, et de sa gorge inutilisée depuis des lustres, se furent des gargouillis maladroits qui s’échappèrent, suffisants pourtant pour lui griffer la gorge. Elle s’appelait Belphégor. Elle était l’ultime survivante d’un carnage, et sans qu’elle ne puisse le comprendre, elle n’avait pas comme les autres perdu la vie dans ce massacre. Elle avait dormi, elle s’était … régénérée, tandis que la végétation avait pris le dessus sur la ville inoccupée, et avait même fini par recouvrir son corps en pleine croissance. Rien n’expliquait comment elle avait pu survivre, sans manger, sans boire. Mais se trouvait devant elle la preuve de cette réalité.

Dans les restes du mur se trouvait gravé « Hermant, père, mère et enfants ».
« Modifié: dimanche 24 septembre 2023, 18:35:19 par Belphy Mueller »

Belphy Mueller

Créature

Re : La longue histoire d'une catastrophe

Réponse 1 lundi 02 août 2021, 02:43:41

Chapitre 2 : Le retour à la vie.


Des mois d’errances s’ensuivirent pour la jeune femme à l’esprit encore enfantin. Belphégor, dénuée de but, d’identité, de logis, traversa lentement la forêt de ses montagnes natales, puis quitta les hauts et terribles monts pour progresser sur une terre dont elle n’avait jamais connu le sol. Les plaines d’abords, les plaines ensuite. La femme progressait avec une grande lenteur, principalement due à la perte totale de repères, et le manque crucial d’information. Elle prit peu à peu l’habitude de ce nouveau corps qu’elle possédait, même si elle n’en comprenait pas le fonctionnement, que celui-ci la perturbait tant et si bien qu’elle dut à plusieurs reprises s’arrêter, un soir, dans la fraîcheur nocturne, et alors essayer de bouger ses membres pour en comprendre la force et l’élasticité. Ni la faim ni la soif ne la taraudait, son voyage ne se résumant qu’au besoin élémentaire d’avancer, sans jamais faillir, mettre un pas devant l’autre tout en observant ce nouveau monde. Rien n’avait d’attrait à ses yeux, ni les bêtes qu’elle rencontrait, ni les biomes qu’elle traversait. Elle n’avait dans l’âme que l’incompréhension et la peine, celle d’avoir perdu tant de temps, et d’avoir été séparée de son père et de sa mère, encore si précieux à son coeur en cet état étrange qui l’affectait.

Et elle avançait. Que la nuit et sa chape d’obscurité se soient écroulées sur son dos frêle, que le jour et sa radiance cuisante la fassent haleter, elle avançait. Dans sa tête ne se trouvait qu’un étrange et cruel fouillis de pensées chaotiques, mélange logique de valeurs enfantines mêlées aux nouveaux concepts qui lentement s’y ajoutaient, comme autant de résultats des nouvelles expériences qu’elle faisait. Dans le monde extérieur, il y avait quelque chose qu’elle ne comprenait pas d’ailleurs, et qui ne semblait guère avoir de sens à ses yeux : l’agressivité. Qu’elle rencontre un chien, un cerf, ou une autre bête traversant les landes sans forme et éternelles qu’elle parcourait, Belphégor les voyait toujours s’agiter, puis l’attaquer. La première fois elle prit peur, chercha à fuir, mais elle n’eut d’autre choix que de se défendre au final. Elle se rappelait l’état de la chair sous ses doigts. Cette bouillie chaude et inégale, parsemée de quelques fourrures, de quelques morceaux d’os presque réduits à l’état de poudre. C’est là qu’elle comprit qu’elle avait changé, qu’elle n’avait plus cette faiblesse enfantine qui l’avait empêché d’agir. Mais cela apparaissait bien trop tard. D’où une telle puissance saurait servir, désormais que tout ce qu’elle avait connu autrefois s’était échappé vers quelques autres mondes où les morts attendent un renouveau lointain ? Ce simple constat lui serrait encore le coeur, l’aigrissait, et elle reprenait toujours sa marche en serrant les dents, la boule au ventre. Elle donnerait tout au monde pour pouvoir à nouveau serrer entre ses bras ceux qu’elle avait aimé de tout son être dans son innocente jeunesse.

Les jours passèrent d’abord comme autant de sable traversant un sablier, de manière limpide et sereine, presque trop rapide. Puis ce furent des semaines que la jeune femme connut avec cette nouvelle chair qui était la sienne, sans besoin d’entretien ou de protections quelconques. Une sauvage, se baladant nue, appréciant tous les temps et toutes les intempéries, dont la marche hasardeuse se mua lentement en une allure vive et sereine, même si toujours dénuée de but. Belphégor errait, suffisamment d’ailleurs pour que quelques badauds de lointaines oraisons parviennent à la remarquer, traversant une route, nageant dans un lac, ou s’éloignant d’un village sans s’en rapprocher. Quelques médisances traînèrent pendant un temps qu’une entité étrange parcourait ce monde, qu’elle pouvait apparaître à ceux qui, maudits dans leurs voyages, devaient obligatoirement retourner à leurs pénates pour retrouver leurs familles avant de connaître une fin funeste. Si la jeune femme à la tenue d’Eve n’avait jamais attaqué le moindre être humain, ce qui rendait ces dires particulièrement étranges, elle n’avait pour autant jamais cherché le contact, tout simplement trop occupée à remettre de l’ordre dans son esprit gagné par la maladie. En revanche, les cadavres d’animaux sauvages qu’elle laissait dans son sillage eurent tôt fait d’aider les légendes à gagner l’inconscient collectif, tant et si bien que de nombreux villages paysans commencèrent à la surnommer la Vive Rouge, sorte d’esprit local servant à coucher plus rapidement les enfants tard le soir, et permettant de prévenir les voyageurs de passer leur chemin quand ils atteignaient le dernier lieu de passage de cette âme en peine.

C’est à ce rythme étrange, où elle ne croisa que de moins en moins de formes de vie, que la jeune femme finit par quitter les plaines, reprenant sa marche sempiternelle dans de nouvelles montagnes, traversant parfois quelques cavernes aux chemins sinueux, s’avançant parfois dans des neiges tellement denses que chaque pas avait le pouvoir de drainer drastiquement ses réserves de force. Pourtant elle ne sut s’arrêter. Comme si elle devait rattraper les années d’inactivité de son être, elle ne parvenait pas à s’accorder le moindre arrêt. Sa peau avait pris par endroit quelques reflets bleutés, ses yeux eux s’étaient creusés d’une lueur misérable et terne. Elle agissait par instinct, tandis que son esprit faisait la part de la réalité et de l’illusion, cherchait à ordonner l’ensemble de ses découvertes et de leur offrir un semblant de logique. Jamais elle n’y parvint, même une fois que la nouvelle façade montagneuse se trouva derrière elle, rien n’avait encore de sens à son esprit. Elle approchait d’un nouvel univers, tout aussi étrange que les précédents, et ne fit rien d’autre que d’avancer, sans la moindre prudence. Des mois de marche, et tout ce qu’elle parvenait à faire était de découvrir de nouvelles choses sans même réussir à les comprendre. Les bêtes l’attaquaient, elle les tuait. Les monstres l’attaquaient, et elle les tuait. Les gens la fuyaient, et elle les évitait à tout prix. Elle ne voulait pas rencontrer quelqu’un, elle ne voulait pas avoir à parler, de peur que ses mots ne soient rien d’autre que l’écho de sa peine. De peur que sa voix ne soit plus celle qu’elle avait autrefois connue, et qu’elle ne puisse même plus se croire elle-même exister. Pourtant, elle n’eut plus le choix, un matin lourd d’une brume poisseuse et se retrouva … Nez-à-nez avec sa pire crainte.

Deux saisons s’étaient écoulées depuis son départ, et elle quittait une énième nuit sans repos, inexpugnable dans sa volonté de progresser encore un peu plus sur le chemin qu’elle accomplissait sans grâce. Ayant les pieds ancrés dans une terre acide et blême, elle traversait en ce temps cette étrange milieu naturel appelé marais. Elle n’en connaissait ni les dangers, ni les effets sur n’importe quel être humain normalement constitué, y respirait sans le moindre problème et avançait sans se poser la moindre question sur le manque d’activité humaine. Finalement, cela lui était même profitable, elle ne craignait pas de rencontrer quelques formes d’existences humanoïdes, alors elle pouvait même par moment presser le pas, quand elle en avait envie, courant sans entraves au travers des marécages toxiques et des bains nauséabonds à la chaleur infâme. C’est le moment où elle entendit du bruit pour la première fois dans ces lieux étrangement vides de vie. Bien sûr, l’on parlait là de quelque chose de différent que les bruits mous et flasques de la boue en ébullition, quelque chose qui, à l’oreille de la sauvage jeune femme, résonnait comme les multiples batailles qu’elle avait connu lors de sa fuite en avant. Des cris accompagnés du grondement de rage que quelques monstruosités seules pouvaient faire. Elle voulut s’éloigner. Elle n’avait ni l’envie, ni la force de faire face à quelques personnes en danger. Mais quelque chose l’en empêcha. Les cris l’en empêchèrent. Il y avait là-dedans quelques souffrances, quelques paniques… Et rien que de les ouïr avait le don de la rendre folle de chagrin. Non, il fallait qu’ils arrêtent, elle ne pourrait supporter de quitter ces lieux en continuant de les entendre !

Alors Belphégor fit un détour… Pour la première fois depuis le début de sa progression, elle fit volontairement le choix de se détourner de sa sempiternelle marche vers l’oubli. Elle s’élança en direction du chaos militaire qu’elle avait capté de son ouïe nouvelle, faisant tous les efforts du monde pour ne pas chercher à comprendre les voix humaines qu’elle y percevait. Elle ne voulait pas comprendre, plus de questions encore et sa tête allait exploser. Mais en revanche, quand elle perça les brumes toxiques qui voilaient sa vision des événements, ce fut pour observer un véritable champ de bataille. Gardes, marchands et familles s’agitaient dans tout les sens, cherchant tant bien que mal à protéger cargaisons et parents de l’assaut d’une bête monstrueuse. Cette dernière, dont la simple pestilence venait agresser les sens de l’âme en peine, était un immense ver, à la peau lisse et flasque, de couleur sombre et luisante, et dont l’extrémité culminant à quelques six mètres du sol était saillie d’une ouverture ovoïforme où quelques innombrables rangées de dents semblaient s’adonner à un bal macabre. Ce que virent ces pauvres hères en pleine panique n’eut que peu de logique à leurs yeux. Belphégor sauta sur la bête et sa main, son bras, son avant-bras jusqu’à l’épaule vinrent pénétrer la base de la chair informe s’échappant de quelque trou boueux. Puis elle ne fit qu’appliquer une rotation de tout son corps, et devant les yeux ébahis de la caravane, la bête fut emportée dans son mouvement, son corps se tordant avant … de rompre. La peau de la bête claqua comme un fouet, les muscles lâchèrent dans un déchirement à soulever le coeur, puis ce furent les tubes digestifs qui s’arrachèrent, jusqu’à ce que les quelques cinq mètres de la bête hors de sa cachette s’écroulent dans un gargouillis infâme.

La boue jusqu’à mi-cuisse, le corps baigné dans les fluides les plus immondes que la bête pouvait relâcher après sa mise à mort, la jeune femme entendit les cris disparaître, remplacés par un terrible silence. Sous le regard incrédule des marchands et soldats, quelque chose ressemblant à une humaine venait d’éliminer un vieux ver marécageux, ce genre de bêtes dont le nom seul suffisait à faire craindre les quelques audacieux ayant le désir d’user des marais comme d’une route commerciale. Et de voir cette forme féminine, aux traits humains, habillée comme à la naissance du monde, qui était capable de rester immobile dans les bains de souffre brûlant et de ne pas se tordre de douleur alors que le sang acide du ver l’avait aspergée, plus d’un hésitèrent à tourner leurs armes en sa direction. Mais ils ne le firent pas. Tout d’abord parce que tous étaient épuisés par l’affrontement qui avait précédé, mais surtout parce que personne ne pensait réellement que cette chose avait la moindre forme d’agressivité à leur égard, aussi ne souhaitaient-ils pas lui donner la raison d’en avoir. Le silence qui avait envahi les lieux ne sembla guère se briser, le doute habitant tout autant la caravane que la nubile jeune femme aux cheveux de sang. Puis elle fit marche arrière, lentement, commençant à vouloir s’éloigner, quand enfin quelqu’un eut le courage de s’approcher des abords de la mare acide dans laquelle elle baignait et tenta audacieusement … De lui adresser la parole.

« Attends ! … Merci… De ton aide. »

La jeune femme ne sut quoi répondre. En premier lieu elle ne fut même pas sûre que quiconque lui ait parlé, imaginant que quelques conceptions de son propre esprit ait juste produit cela de la plus pure des imagination. Mais elle passa rapidement un coup d’oeil par dessus son épaule, et vit l’homme qui s’était avancé près d’elle pour pouvoir lui parler. Un jeune homme, bien habillé, dont l’air frais laissait presque croire à l’innocence sereine qui devait se cacher dans son esprit. Elle crut un moment ressentir une certaine honte quant à son propre état, les cheveux en bataille, le corps sali, la mine perdue, le défaitisme dans la chair. Elle se retourna légèrement, assez pour croiser ce regard qui s’était originellement posé sur son dos, et hésita longuement. Que pouvait-elle faire ? Lui répondre ? Normalement elle devrait le faire, mais elle était restée silencieuse depuis tant de temps, elle ne savait même pas si … même pas si… Si elle était encore en capacité de s’exprimer. Alors elle s’y essaya, la boule au ventre, et fut mise immédiatement en face de son propre échec, incapable de sortir quelques mots plus intelligibles que cela :

« Hrreeu… Grraiiiis … Huurrr »

La honte empourpra son visage. Non seulement elle n’avait plus du tout la même voix, ce qui la fit se sentir encore un peu moins elle-même, mais elle n’était même plus en capacité d’user de ses cordes vocales, résumant ainsi ses mots en quelques grognements maladroits et autres sons gutturaux sans charme. Ce constat terrible manqua la faire partir, surtout qu’elle imaginait combien n’importe quel être humain se moquerait de ce genre de tare, de cette incapacité à la parole qui était pourtant la base de tous les acquis humains. En panique, elle voulut s’élancer plus loin, quittant le bassin pour retrouver la terre plus ferme et prendre l’ultime impulsion qui lui permettrait de fuir cette rencontre qu’elle n’avait de toutes manières jamais désirée. Mais un énième propos l’arrêta. Dans son dos, encore, l’être juvénile aux beaux habits la rappelait, ou du moins la sommait-il d’attendre, de ne pas s’éloigner d’eux ! Qu’attendait-ils d’elle ? Elle n’avait pas de quoi lui répondre, elle ne pouvait même pas avoir droit à une identité. Elle était une chose seule et sans passé, déjà morte, et personne ne connaissait ni son nom ni son histoire. Alors quoi, si elle ne pouvait même pas dire ce qu’elle était, qu’était-elle réellement ? Paniquée, mais surtout paralysée entre son obédience infantile et son besoin d’un contact qu’elle s’était toujours refusé, elle entendit le damoiseau la rejoindre alors qu’elle s’était roulée en boule, tremblant comme une feuille. Et le contact léger de la main du jeune homme sur son épaule encore encrassée des sucs du vers la fit sursauter, bondir au sol pour s’éloigner, tout en amenant son interlocuteur à faire de même dans le sens opposé, par surprise.

« P-pardon je ne voulais guère te faire peur. Je suis Edwin Horsevent, je travaille à mon compte, sous le mécénat de mon père. Ce sont ses marchandises que tu as sauvées, et nos vies par la même occasion. »

Elle connaissait les marchands, et comprenait ce que le jeune homme disait, mais elle restait bien distante, bien…. Mal à l’aise. Ce n’était pas foncièrement le fait qu’elle soit nue qui pouvait la gêner, elle n’avait pas fondamentalement conscience de son corps, même si les belles tenues bouffantes de son interlocuteur la mettait un peu mal à l’aise au vu de sa condition. Ce n’était pas non plus l’apparente douceur du jeune homme, étrangère certes depuis quelques mois, mais qu’elle avait connue dans son enfance. Peut-être … avait-elle tout simplement peur de revoir quelqu’un mourir ? C’était possible. Elle n’avait pas la capacité de revoir à nouveau les horreurs qu’elle avait contemplées enfant sans risquer d’y perdre la raison, et elle pressentait en son âme la crainte d’une mort certaine. Le fait qu’elle n’était … qu’elle ne se sentait plus humaine n’aidait pas non plus, elle qui n’avait besoin ni d’eau ni de nourriture ni de sommeil, et pouvait désormais massacrer un à un les dangers qu’elle rencontrait. Qu’était-elle, et pouvait-elle d’ailleurs se présenter face à d’autres humains sans que… sans que la monstruosité qu’elle était ne devienne un évident danger pour tous ? De ses incertitudes étaient en train de naître toutes les réponses qu’elle ne parvenaient pas à trouver depuis qu’elle voyageait sans but, loin de toute présence humaine. Mais la jeune fille n’en pouvait plus, au plus profond d’elle. Elle avait vécu avec des humains, avait toujours souhaité vivre avec les siens, et sa solitude à son retour à la vie combinée à son errance solitaire l’amenaient désormais à une extrême détresse. Elle ne pouvait plus. Elle n’avait pas les forces pour continuer seule.

« Est-ce que… Est-ce que tu comprends ce que je dis ? »

Elle hocha la tête, de grosses larmes apparaissant aux coins de ses paupières.

« Est-ce que tu es blessée ? »

Elle fit non de la tête en premier lieu, puis se ravisa, et hocha de la tête à nouveau. Au loin, les gardes s’approchaient respectueusement pour chercher à comprendre ce qu’il était en train de se passer de l’autre côté de la mare acide, et quelques badauds cherchaient aussi à capter les quelques paroles exprimées par leur jeune chef de file à l’attention de leur sauvage sauveuse. Mais ils ne purent comprendre grand chose, tout au plus purent-ils voir la jeune femme fondre en larme, et se jeter de manière relativement hâtive sur le marchand en herbe, détrempant ses belles tenues de ses larmes.

*
*   *

Rejoignant la caravane, la jeune femme fit le voyage en compagnie des marchands dans un silence absolu. Elle ne parvenait pas à communiquer avec eux, mais elle eut le droit à quelques vêtements, et surtout, à la présence chaleureuse de quelques personnes bien-attentionnées. Pour certains, elle était un être sauvage qu’ils avaient rencontré par hasard, pour d’autres, une esprit de la nature qui avait eu le soin de les couvrir de ses soins en un instant difficile. Elle ne put leur expliquer ce qu’elle avait vécu, ni même ses troubles, mais la jeune femme aux cheveux flamboyants put au moins répondre à leurs questions par quelques gestes maladroits, cherchant comme elle put à les approcher de la vérité sans jamais que de réelles informations soient échangées. Elle se sentait… à part. Il y avait dans la joie des campements, dans l’activité de cette caravane, tant de choses qu’elle ne parvenait ni à comprendre, ni à partager. C’est ainsi en tout cas que la rescapée vécut pendant quelques semaines, dans une des carrioles, donnant parfois la main pour transporter les caisses de denrées comestibles, d’autres fois participant à la vente et à la conception de commandes dans un plein silence. Même celui qui l’avait amenée à rejoindre cette troupe restait bien démuni face à son manque d’expression, et s'il chercha par instant à lui trouver quelques soigneurs, ou à défauts quelques onguents devant libérer sa voix emprisonnée par le mutisme, ce ne fut jamais soldé par autre chose que l’échec. La jeune femme n’en fit pas cas, peut-être était-elle juste destinée à ne plus jamais agir autrement que par quelques gestes, de toutes manières elle n’aurait su parvenir à exprimer tout ce qui la peinait.

Ainsi donc, elle parcourut les routes jusqu’à ce que la troupe parvienne enfin à sa destination finale, la grande cité de Jiarna. Phare de civilisation dans le monde d’Aristale, cette immense mégalopole était littéralement le centre d’activité de nombreuses entreprises marchandes, ainsi que le refuge principale de la noblesse du pays, sans parler des consulats des pays voisins. Edwin Horsevent, qui veillait sur elle depuis que Belphégor avait rejoint la caravane, était de ces enfants de la noblesse, et si son père n’avait jamais eu un quelconque pied dans le monde de la vente et du commerce, il avait soutenu son fils dans sa tentative de s’affranchir du passé familiale pour accomplir quelques nouvelles œuvres auprès des différentes populations du continent. Le projet initial ayant bien manqué connaître sa fin dans les marais suite à l’attaque du ver géant, et Belphégor ayant été leur providentielle sauveuse, l’aîné de la famille Horsevent eut la volonté de présenter cette jeune femme à son parent, ce qu’il fit une fois que l’ensemble des participants à l’expédition marchande eut retrouvé leurs pénates. La jeune femme se laissa porter par l’élan de son tuteur auto-proclamé, quittant les routes boueuses et les rues de dalles de pierre rugueuse pour se retrouver dans les hauteurs de Jiarna, campagnarde perdue et affligée au milieu des hautes maisons de la noblesse. Encore une fois elle ne se sentait guère à sa place, mais ne put en faire part à l’homme en sa compagnie, qui la tenait alors par la main pour la guider jusqu’à la demeure familiale. Son inconfort d’ailleurs perdura une fois dans les grands halls aux colonnes de marbres où Edwin et elle-même durent attendre l’arrivée de la figure de proue de cette richissime famille.

Pourtant, à son arrivée, Garbin Horsevent ne lui fit pas mauvaise impression. Cette homme, richement vêtu, dont la quarantaine passée avait alourdi les traits, fit son entrée depuis l’une des portes les plus éloignées de l’entrée, et approcha du duo avec le pas digne de celui qui connaît la place qu’il occupe dans la société. Les cheveux gris, une barbichette taillée en pointe, les yeux légèrement enfoncés par la fatigue et l’oeil scrutateur, Belphégor eut le droit instantanément à une observation qui aurait pu la mettre mal à l’aise, si elle avait encore conscience de ce que ses propres vêtements pouvaient informer sur sa condition. Au moins en avait-elle, prêtés gracieusement par certaines membres féminines de la caravane, mais ceux-ci étant rapiécés et portant encore les traces du voyage, elle se présentait là comme une personne de bien basse extraction. Peut-être que le père se questionna ainsi de ce que son fils pouvait bien avoir à faire avec une dame de si terribles origines, mais ce ne fut pas tant la question que laissait peser son regard. Il se demandait de qui il s’agissait bien avant de se demander ce qu’elle faisait là, et la demoiselle le perçut. Elle ne pouvait y répondre toutefois, malgré toute la bonne foi qui aurait pu l’animer, et se contenta de rendre l’attention méticuleuse qui lui était offerte par le même comportement, celui d’analyser la personne qui lui faisait face. Bien plus grand qu’elle, les épaules larges, le bouffant de sa tenue accroissant la largeur de ses membres, elle eut du mal à ne pas transposer la figure de son père sur cette autre forme parentale. Et quand sa voix basse et calme entreprit d’ouvrir le dialogue familial, elle eut un frisson à y retrouver certaines des intonations que Melphit Fuyne pouvait lui-même avoir. Celles d’un père attentionné :

« Mon enfant. Te voilà de retour. Raconte-moi, comment s’est déroulé ton voyage ?
- Fort bien père. Nous nous sommes dirigés tout d’abord vers les plaines du Grand Klass, puis avons atteint la cité-état de Mélandie. Nous avons poursuivi jusqu’à atteindre les limites du Ferguerond, puis avons entamé notre chemin retour en prenant les flancs des crêtes du Chatoyant. Je n’aurais pu imaginer parvenir à faire pareil cheminement sans votre soutien, et ne puis suffisamment vous remercier.
- Nul besoin mon fils. Ce genre d’expériences ne saurait que te permettre de progresser pour un jour prendre dignement ma place. Toutes mes félicitations.
- Merci infiniment pour vos mots. D’ailleurs, j’aimerais…
- N’hésite point, je t’écoute.
- … J’aimerais vous présenter cette personne. Cette jeune femme est à elle seule la raison pour laquelle notre entreprise est sûrement revenue indemne. Mais vous l’expliquer ici est peut-être un peu maladroit, accepteriez-vous de nous offrir un peu de votre temps pour que je vous conte notre rencontre ?
- Tout de suite je ne peux, j’étais en présence de certains de mes collègues et ceux-ci m’attendent encore. Reposez vous donc, je vais demander à ce que l’on vous apporte de quoi vous sustenter, et je reviens vers vous dès que je le peux.
- B-bien sûr. À plus tard père. »

Ce premier contact, quoique froid d’apparence, ne manqua pas de surprendre et d’intriguer la jeune femme. Ce parent, si distant d’apparence mais si chaleureux dans son ton, dans ses termes, eut le plus grand effet sur la conscience encore peu évoluée de Belphégor. Un père… Une famille… Ce qu’elle n’avait plus…

Même quand ils furent amenés par quelques serviteurs à une tablée pour déjeuner, elle eut bien du mal à se repaître, la tête occupée à quelques autres pensées. Elle revoyait sa propre famille, et s’y juxtaposait encore, et encore, et encore les images du massacre qu’elle avait observé dans sa triste jeunesse, si peu lointaine pour elle. Son père était aussi chaleureux que celui d’Edwin, voire même plus, aussi elle ne pouvait s’ôter de la tête le fait qu’elle ne l’ait jamais revu, qu’elle ne l’ait pas trouvé à son chevet au réveil, ne pouvait que signifier que lui-même était déjà parti pour l’autre monde, comme sa mère. L’idée lui en tordait le coeur, et lui coupait l’appétit. Elle souhaitait les revoir, mais comment pourrait-elle ? Elle ne semblait pas avoir trouvé le repos éternel, et désormais ni la nourriture, ni la boisson, ni les forces ne venaient lui manquer, à tel point qu’elle pouvait se trouver si inépuisable que des lieux de marche et des nuits sans sommeil ne suffisaient à faire plier ses paupières à l’exercice du sommeil réparateur. Encore un point qu’elle ne pouvait même pas expliquer, et encore moins exprimer à celui qui profitait enfin d’un repas de qualité à ses côtés. Dans ses gestes, dans ses attitudes, il restait princier, mais l’expression du jeune homme respirait une innocence qu’elle ne possédait pas, qu’elle avait espéré toujours avoir à son réveil, et dont elle avait lentement constaté l’absence à mesure des longues nuitées de ses errances. Alors, malgré son malaise, malgré son besoin d’exprimer ce qu’elle avait sur le coeur … Elle tût les aigreurs lancinantes dans sa poitrine avec quelques lampées de soupe et se laissa porter par la suite jusqu’au salon des invités, murée dans son mutisme perpétuel.

L’attente fut longue, mais Belphégor n’avait guère de quoi s’en formaliser, se laissant plus porter par les événements qu’y cherchant une forme d’activité personnelle. Quand finalement le père Horsevent les retrouva dans le salon, l’après-midi était tant avancée qu’un thé leur avait déjà été servi comme collation. Une boisson que le jeune Edwin ne s’était privé de consommer avec discrétion tout en observant la forme bien peu à l’aise de sa sauveuse dans un coin de la pièce, attendant vainement que les événements se poursuivent. Enfin, Garbin ayant fait une entrée calme et discrète, ce fut presque si son fils ne remarqua pas sa présence en premier lieu, mais il eut une réaction tout à fait instinctive quand il vit Belphégor relever son visage en direction de l’entrée, y portant son regard pour voir son parent se glisser dans la pièce et s’approcher des fauteuils installés de part et d’autre d’une table basse en bois d’excellente facture. La discussion de plus tôt reprit alors avec le même ton calme et respectueux, et la seule personne qui fit un nouveau mouvement fut la roturière sans famille, celle-ci s’approchant du duo dans un silence absolu, avant de finalement se poster debout du côté d’Edwin, imaginant qu’il était plus simple de parler d’elle si elle était présentement visible pour le chef de famille.

« Pardonnez moi donc, ce fut plus long que prévu. Je t’écoute donc mon fils, raconte-moi ton histoire.
- Et bien voyez-vous, père, lors de notre chemin retour, mes comparses et moi-même eurent à faire un choix. Nous manquions de vivres pour emprunter quelques chemins montagneux, peut-être plus sûrs, mais sinueux et longs à parcourir. L’autre possibilité qui se présentait à nous était une traversée par les marais du Pial, que vous savez sûrement être un lieu abandonné que les villages proches targuent d’abriter quelques innombrables dangers. Ce fut avec maintes discussions que nous finîmes par en emprunter les sentiers boueux et étouffants, espérant de grâce que les dires des locaux ne soient qu’exagérations. »

Il fit une pause, comme s'il se devait de laisser en suspens son histoire de manière à en offrir un sens plus dramatique, plus vibrant. Les talents de conteur du jeune homme semblaient, somme toute, assez théâtraux, et si Belphégor n’en faisait pas cas vu qu’elle n’avait pas vraiment conscience de ce que cela pouvait impliquer, la légèreté du propos de ce jeune homme assoiffé d’aventure aurait pu, en d’autres occasions, mettre un brin en colère son auditoire. Le père, quant à lui, n’en fit pas mine en tout cas. Il resta attentif, patienta le temps qu’il fallut à Edwin pour se permettre une gorgée de thé, puis poursuivit son écoute quand ce dernier reprit la parole avec un ton grave, semblant tout aussi surfait que sa première pause :

« Malheureusement nous n’eûmes pas cette chance. Avançant à moitié sur de vieux chemins de terre et l’autre moitié du temps dans la fange la plus handicapante possible, non seulement nous fûmes grandement ralentis, mais après huit jour nous rencontrâmes ce qui manqua être la fin de notre histoire. Tiedrim, l’un de nos gardes, fut le premier à percevoir la supercherie dans laquelle nous nous étions allégrement avancés : près d’un gigantesque bassin d’une eau vaseuse et acide, nous vîmes un chemin si praticable que nous nous sommes empressés de l’emprunter, sans nous rendre compte qu’il s’agissait là d’un appât conçu par l’esprit empoisonné d’une créature monstrueuse. Une fois engagés, Tiedrim nous hurla qu’il ne pouvait y avoir pareil espace, si lisse et pratique, dans un lieu si désolé, mais à peine eut-il porté sa voix que nous fûmes attaqués par un de ces gigantesque vers des marais. La bête avait elle-même nivelé la zone devant son nid pour cueillir la bête épuisée par son triste voyage, et en cet instant, c’était tout un festin qui s’était présenté à elle ! Nous entamâmes de nous défendre, bien entendu, mais les lances ripaient sur son corps huileux et flasque, tandis que nos flèches se plantaient dans son cuir sans même atteindre la chair qui se trouvait par-dessous. Nous crûmes bien finir d’ici peu dans la panse de cette ignoble entité... »

Marquant son histoire d’un second arrêt, le jeune homme tourna la tête en direction de la bien tristement vêtue Belphégor, qui capta bien sûr son regard et n’en fut que plus gênée, détournant alors la tête en direction des épais rideaux qui se trouvaient devant les hautes fenêtres du salon. Donc c’était le moment où il allait parler d’elle ? Peut-être était-ce souhaitable, l’histoire commençant à sincèrement traîner en longueur, même en considérant que le patient père de famille ne manquait pas d’attention, s’étant installé de manière à ce que le dos de ses mains soutiennent son menton, tandis que ses coudes étaient fermement campés sur ses genoux. La femme du peuple était, quant à elle, restée debout, non pas par respect pour les considérations de l’étiquette et du statut social, mais simplement par sa propre incapacité à rester encore assise à atteindre que les événements s’enchaînent sans qu’elle n’y participe. Elle n’en voulait pas au jeune homme de faire traîner les choses en longueur, après tout elle n’avait ni don de parole pour écourter l’histoire, ni ne s’en aurait senti le pouvoir de le faire le cas échéant, Edwin semblant apprécier plus que tout au monde de conter ses aventures à son père. Peut-être cherchait-il une forme de reconnaissance ? Si c’était le cas, la femme aux cheveux de sang ne pouvait guère s’en expliquer la raison, la présence d’esprit avec laquelle Garbin écoutait son fils étant naturellement une preuve suffisante de tout l’intérêt qu’il lui portait. D’ailleurs, elle aurait aimé avoir le droit aux même formes d’amour, et cette simple pensée lui serra le coeur, sans qu’elle n’en fasse physiquement la démonstration.

« … C’est là qu’elle est apparue. Nous nous jugions damnés, bien entendu, la bête nous faisant face étant telle que rien n’aurait su la vaincre. Je vous laisse imaginer notre surprise, père, quand nous vîmes alors cette jeune dame sortir des brumes empoisonnées et qu’elle se retrouva plongée dans le lac acide sans qu’une seule goutte ne vienne ronger sa peau. Nous crûmes d’abord à quelques hallucinations nées du désespoir que nous étions en train de laisser nos coeur gagner, mais elle ne s’arrêta pas là. Son bras tout entier plongea dans la chair de la bête sans même connaître de résistance, là où nos armes ne parvenaient même pas à en effleurer le cuir, puis … Et bien ce fut la fin pour notre monstrueux danger. Je ne sus comprendre ce qu’il s’était passé qu’une fois la moitié du corps de ce ver retombé, car oui, elle en sectionna l’ensemble d’un mouvement, et la puissance de son geste fit s’envoler la chair molle de cette créature haut dans le ciel, plus que les vapeurs nauséabondes du marais nous permirent de le constater de prime abord. Je ne saurais même expliquer si elle comprend elle-même le prodige qu’elle a accompli en cet instant, car juste après, nous la trouvâmes en proie à la panique et à la peine, incapable de faire autre action que de rester prostrée au sol, dévastée. »

Il prit la main de Belphégor, ce qui manqua la faire sursauter, et c’est avec un geste relativement engageant qu’il l’amena à faire un ou deux pas en avant, comme pour qu’elle soit plus visible à son père, ce qui… Et bien finalement ne changeait pas grand chose étant donnée qu’elle était postée originellement à la droite du fauteuil d’Edwin, et que désormais elle était seulement un demi-mètre au devant de celui-ci, les jambes contre la table basse. Elle perçut le regard du quarantenaire avec un certain malaise, y percevant à la fois quelques questionnements mais surtout un doute sévère, celui que la forme frêle et féminine qu’il scrutait n’était nullement conçue de la manière dont sont faits les guerriers et soldats. Il remettait pour la première fois en cause les propos de son fils, et pour être parfaitement honnête, cela ne blessait pas la jeune femme aux cheveux de sang, mais en revanche elle ne s’en sentait pas pour autant plus à l’aise, comme si l’incohérence toute naturelle décelée par l’adulte sensé était en soi une marque de l’illogisme que représentait son existence. Pourtant elle n’en dit rien, comment l’aurait-elle pu ? Elle ne fit pas plus de geste que celui que le jeune homme imprima pour qu’elle se mette en avant, et attendit simplement que la discussion reprenne, que ce soit par les lèvres soulignées d’une moustache grisonnante du paternel, ou celles imberbes du fils. Et encore une fois, ce fut le plus jeune qui s’exprima, mais ce coup-ci avec bien moins de facéties. Il prit un ton plus clair, plus direct, comme si soudain le sérieux avait repris ses droits dans son esprit :

« Père, cette jeune femme nous a sauvés, comme je viens de vous le décrire, et sans que je ne rajoute la moindre duperie dans mon histoire. Elle est seule, elle ne semble pas avoir de foyer, et même si certains de mes collègues l’ont définie comme une sauvage, elle semble avoir eu une éducation : elle a des manières, sait ce que sont des habits, comment fonctionne le commerce aussi et j’en passe. Je ne sais pas ce qu’elle a vécu, mais il est évident à mes yeux qu’elle a dû vivre un choc terrible, ce qui a pu provoquer certaines afflictions chez elle, notamment qu’elle ne peut malheureusement parler. J’aimerais, avec votre bénédiction père, que nous l’aidions, autant qu’elle nous a aidés, cette entreprise, vos investissements, et moi-même. »

La demande pouvait paraître osée, mais la première personne à réagir ne fut pas celle escomptée. Face à cette demande, Belphégor se retourna vers Edwin et se mit à s’agiter, nerveusement, ayant même le malheur d’ouvrir la bouche sans pour autant se permettre le moindre propos, incapable qu’elle était de sortir un son convenable, elle en avait conscience. Elle n’attendait guère ce genre de propos, ni même la moindre forme de réelle sympathie à son égard, elle avait agi sur un coup de tête et conservait à ses yeux la forme d’une monstruosité, d’une entité inhumaine qui n’avait rien à voir désormais avec ce monde qu’elle parcourait vainement encore il y a quelques semaines. L’amitié dont on lui avait fait preuve, les cadeaux qu’elle avait reçus, elle avait en tête de les rendre dès lors qu’elle aurait repris d’elle-même un chemin vain et malheureux vers des destinations inconnues même d’elle, mais maintenant que le jeune homme sortait de manière si évidente ce genre d’argumentaire elle … Elle ne se sentait pas le droit de fuir, pas le droit de repartir. On ne pouvait décemment agir de manière aussi égoïste, les bonnes actions méritant récompenses, elle en avait conscience. Pourtant elle … elle n’avait rien demandé de tout cela, et elle se retourna encore vivement vers le père pour faire de grands gestes, comme pour l’informer qu’elle n’avait aucunement fait acte d’une telle demande, ses joues roses de honte la plaçaient comme figure relativement humble, tout autant que mal à l’aise. Que put en comprendre et en juger Garbin Horsevent ? Rien qu’il n’exprima de vive voix de toute manière, se contentant de répondre aux propos de son aîné :

« Nous le pourrions. Jeune fille, si j’ai bien compris vous ne pouvez nous répondre, mais savez-vous écrire ? Ne serait-ce que votre prénom ? »

La panique passant, elle observa ses mains, de peur de croiser le regard investigateur du quarantenaire. Sûrement oui était-elle capable d’écrire son prénom, mais à part démontrer son manque complet de connaissance de la graphie et de pratique, elle ne voyait pas vraiment où cela allait la mener. Pourtant, elle finit par acquiescer, si bien que le seigneur des lieux fit la demande immédiate à un de ses serviteurs d’apporter un morceau de fuseau et une feuille, afin que la jeune femme puisse y inscrire sa dénomination. Placée devant ce morceau de papier, elle attrapa assez maladroitement l’objet, et se mit à écrire avec grand mal l’ensemble des lettres qui, mises bout à bout, devait permettre de communiquer son identité. Soyons tout à fait honnête, elle eut le plus grand mal à le faire, la jeune femme n’ayant pas produit cet exercice depuis de très longues années, et n’ayant quasiment jamais eu à le faire quant elle était une enfant, ayant tout juste appris à l’accomplir sous les directives de ses propres parents quand les événements du village avait eu lieu. Pourtant, elle parvint, avec une écriture fort enfantine, à marquer ce mot, « Belphégor », sur le papier, en occupant quasiment tout l’espace tant elle avait besoin d’écrire gros pour permettre de bien former ses lettres. L’exercice fut … Au moins difficile pour la femme aux cheveux de sang, mais plus que pratique pour les deux hommes en sa présence, qui purent constater ses difficultés mais surtout pouvoir enfin placer un prénom sur cette étrange demoiselle.

« Belphégor, je ne me trompe pas ? Et bien enchanté, mademoiselle Belphégor. À la demande de mon enfant, je m’assurerai de vous confier une éducation convenable, et je l’espère aussi, un moyen de guérir votre gorge de son mutisme, quelles qu'en soient les origines. Vous résiderez dans un des appartements de ce manoir le temps que nous découvrions l’ensemble de votre situation, et en échange, je vous demande de participer à l’entreprise de mon fils. Si vous êtes aussi capable qu’il le prétend, il serait sot de ne pas faire usage de vos talents. Acceptez-vous ? »

La jeune femme ne sut quoi répondre en premier lieu. Elle n’attendait ni charité ni aide, elle ne se trouvait tout simplement pas à sa place auprès de gens … normaux. Mais pouvait-elle refuser ? La solitude lui pesait tant, le besoin d’affection la taraudait, et l’envie de ne pas vivre comme un monstre restait, au plus profond d’elle, un désir qu’elle ne pouvait taire. Il lui fallut un peu de temps, où elle resta muette, baissant la tête comme n’osant croiser les yeux gris qui s’étaient fixés sur elle en l’attente d’une réponse. Puis elle se redressa lentement, encore une fois au bord des larmes. Si son esprit était en train de lui faire vivre un enfer, la pauvre jeune femme étant tout simplement tiraillée entre ce qu’elle avait vécu et ce qu’elle désirait, la proposition de l’homme fit office de phare dans sa conscience confuse et abîmée par le chagrin et le trouble. Alors, lentement, elle hocha la tête, acceptant enfin ce marché qui lui était proposé.

*
*   *

Près de trois années passèrent ainsi. Belphégor, même si de manière peu officielle, rejoint la famille Horsevent comme pupille du doyen de la famille, et reçut à cette occasion une éducation rarement apportée aux enfants de petite classe. La première épreuve fut de lui apporter le don du langage, nécessaire pour que celle-ci puisse échanger et s’exprimer avec autrui, faire part de ses difficultés et se vanter de ses progrès. Son mutisme, apparemment dû à la simple inutilisation de ses cordes vocales, fut une barrière qui trouva lentement faiblesse face aux efforts multiples de ses tuteurs et tutrices, amenant la jeune fille à lentement retrouver la voix, puis à parvenir à s’exprimer couramment, sans ne plus buter sur chacune des syllabes qu’elle se devait de prononcer. Si elle fut taquinée par son « frère » d’adoption quand elle caquetait encore, ce ne fut plus qu’un lointain souvenir et sujet d’amusement une fois que la femme eut enfin récupéré ses intonations et ses douceurs de langage, remplaçant la voix rauque et trouble par quelques notes chantantes, relativement aiguës malgré son âge. La préservation de la voix sûrement, dont le temps n’avait su entacher la pureté. Le chant devint ainsi une de ses activités favorites, qu’elle appliqua auprès de ses professeurs, mais surtout en compagnie de sa famille bienveillante, auxquels elle livrait une belle partie de son savoir vocal afin de les remercier de lui avoir offert pareille occasion de retrouver un peu d’humanité. Et maintenant que la voix lui était revenue, elle pouvait s’adonner à de réels efforts d’écritures et de progression intellectuelle, entamant la grande partie de son éducation :

 Elle apprit donc un grand nombre de choses. De l’économie à la politique, de l’art à l’héraldique, elle fit de sa tête encore bien jeune et bien peu emplie de savoir une véritable banque du fonctionnement interne de la plus grande des cités d’Aristale, ainsi que de la géographie proche, devenant rapidement une aide de camp aussi convenable qu’Edwin, déjà fort malicieux en ces domaines. La seule chose qu’elle ne pratiqua pas fut le combat, l’art des armes et de la magie. Ce fut un choix personnel, car malgré les bonnes intentions du chef de famille Horsevent, Belphégor ne pouvait se résoudre à mettre en péril la vie d’autres personnes pour sa formation aux connaissances militaires. Le premier et seul formateur qu’elle avait eu avait beau être bon, et avoir été prévenu de la nature tout à fait singulière de son adversaire, il n’avait su avoir suffisamment de réflexes pour prévenir le premier assaut de la jeune femme aux cheveux de sang, et cela avait manqué de lui être fatal. Aussi s’était-elle volontairement réduite à ne pas en apprendre plus de ses capacités au combat, n’osant avoir quelques formes de maladresse risquant de réduire autrui à l’handicape. Elle se contenta de lire les ouvrages les plus divers afin de satisfaire sa curiosité, puis de poser des questions, restant dans une posture perpétuelle d’apprentissage, meilleur moyen qu’elle avait pour remercier le seigneur qui l’avait prise sous son aile sans même se poser de question quand à sa monstrueuse nature. C’est à ce genre d’occasions qu’elle retrouva, dans quelques unes des bibliothèques de son tuteur légal, un ouvrage qui la ramena à son passé, et l’obligea pour la première fois à s’ouvrir un peu envers ses bienfaiteurs, leur racontant enfin ce qu’elle avait vécu dans sa jeunesse.

En passant dans les différents rayons de la grande bibliothèque principale, elle avait su tirer d’une étagère un livre à la reliure de cuir vert, et dont la couverture annonçait avec fierté « De l’Astronomie et ses Légendes, par Adelbert Fuyne ». Il ne lui fallut guère de temps pour y retrouver avec un terrible sentiment de chagrin les textes que son père lui contait oralement dans son innocente époque, et si elle put s’ôter les larmes avant qu’elles ne viennent tremper la délicate texture velouté du papier, ce ne fut pas sans un pincement au coeur qu’elle en contempla les lignes. La voix de Melphit Fuyne lui revenait en mémoire, son père si attentionné, dont elle n’avait jamais revu le visage. Peut-être … Qu’il n’avait pas trouvé la mort dans l’incident du village ? Elle en doutait, très sincèrement, trouvait même cet espoir idiot, mais le soir, elle ne manqua pas d’en parler à sa nouvelle famille, avec grande précaution, ayant au fond d’elle cette peur que ce genre de sujets ne viennent blesser la charité que le grand homme qui avait veillé à son bien-être avait eu grande grâce à lui offrir :

« Monsieur, je … Je crois pouvoir, enfin, je pense être en mesure de parler de mon passé, de mes … origines. »

Tous autour d’une soupe somme toute assez simple, le grand homme appréciant que les repas du soir puissent être stricte afin que personne sous son toit ne s’affadissent par le défaut d’une chair trop bien repue, Edwin leva lentement la tête avec curiosité, tandis que le seigneur des lieux se redressa, droit et fier. Sûrement souhaitait-il cette discussion depuis un long moment, car il ne tarda pas à poser son couvert sur la table avant de s’essuyer les lèvres d’une serviette finement brodée. L’instant d’après, il écarta le repas de manière bien solennelle avant de lui tendre la main, amenant la jeune femme aux cheveux de sang à s’exprimer sur ce sujet si important qu’elle souhaitait engager. De la façon la plus respectueuse, elle imita son bienfaiteur, dans le sens où sa soupe se retrouva bientôt un peu plus éloignée d’elle qu’elle ne le devrait lors d’un repas, et elle se releva de manière à prendre la parole avec clarté, ne souhaitant pas faire honte à son tuteur avec quelques mauvaises manières.

« A l’occasion de mes études, je me suis retrouvée à chercher des lectures dans la bibliothèque familiale. Vous savez que je veux vous faire honneur, ainsi qu’à l’éducation que vous m’avez accordée. C’est ainsi que je suis tombée sur un ouvrage traitant d’astrologie, domaine cher à mon père biologique, et dont il me parlait encore alors que j’étais enfant… M’en souvenir me fit mal au coeur, mais j’ai au moins l’assurance de pouvoir vous parler de ce qu’il s’est passé à l’époque… Ce n’est pas un événement joyeux que je vais vous raconter et s’il vous est désagréable que nous le fassions maintenant, je ne peux que le comprendre.
- Nullement. Je suis prêt à t’écouter Belphégor, avec attention. Mon fils semble lui aussi curieux, si je puis me permettre d’avancer cette observation. »

Effectivement, le jeune homme avait lui-même cessé de consommer son repas pour se tourner en direction de la magnifique jeune femme qu’était devenue Belphégor. Les soins de la famille avait rendu cette beauté sauvage encore plus ravissante, et il y avait, depuis quelques temps, une ambiguïté de sa part qui pouvait la mettre mal à l’aise. Non pas qu’il ne prenne leur relation à la légère, bien loin de là, mais certaines attentes récentes ne savaient pas vraiment connaître de réponse chez Belphégor, et l’impossibilité de mettre une distance claire, ou d’oeuvrer pour un rapprochement honnête, la mettait dans l’embarras. En tout cas, elle avait un auditoire sérieux, et était invitée à poursuivre, si bien qu’elle ne se fit pas attendre plus longtemps :

« Avant toute chose, puis-je vous demander si la mention d’Adelbert Fuyne vous dit quoi que ce soit, Monsieur ?
- Effectivement, même si il ne s’agit pas de quelqu’un que j’eusse côtoyer. Il s’agissait d’un scientifique de la capital, un homme que mon père avait trouvé charmant alors que je n’étais encore qu’un enfant. De ce que j’en sais, il est parti de la capitale pour ses recherches avant de s’installer dans une petite ville de campagne, et nombreux sont ceux qui ne l’ont plus revu depuis. Voilà pour ce que j’en sais.
- Et bien, je… n’ôte pas la possibilité d’une coïncidence, mais… Mon père, passionné d’astronomie, avait tout appris de son propre père, que je n’ai jamais connu. En trouvant cet ouvrage, je me suis rappelée que mon père s’appelait Melphit, Melphit Fuyne, mais aussi … qu’il est la seule personne que je n’ai pas vu disparaître dans les événements que je vais vous raconter… »

Le cœur lourd, elle tentait par tous les moyens de calmer ses larmes, de ne pas se perdre dans ses propos, de permettre à ses auditeurs de comprendre l’ensemble de ce qu’elle s’apprêtait à leur conter. Ils eurent le bel avantage d’être patients et de ne pas la presser, constatant non seulement son émotion, mais surtout le temps dont elle avait besoin pour se reconstituer une posture à peu près digne afin de reprendre ses propos avec calme et clarté. Elle souffla un grand coup, puis reprit ses propos là où elle les avait laissés, espérant qu’elle saurait ne pas se perdre dans son récit, ni de s’exprimer trop grossièrement dans l’évocation de ses tristes souvenirs :

« Je devais … avoir quatre ou cinq ans à ce moment-là, je n’en suis pas certaine. Mon père partait tôt et rentrait tard, je passais mes journées avec ma mère ou les autres enfants du village. Mais ce jour-là, alors que nous, enfants, étions en train de jouer… Des soldats sont apparus, dont je ne saurais me souvenir des bannières. Ils ont commencé à saccager le village, et à tuer tous ceux qui se trouvaient sur leur route. J’ai voulu retrouver ma mère dans ce chaos, mais quand nous nous vîmes enfin, elle s’est faite tuer par l’un de ces monstres, avant qu’il ne me voit et me prenne en chasse avec ses alliés. Enfin, dans ma fuite paniquée d’enfant, je me suis retrouvée à découvert, pour finir au sol, transpercée d’une lance ou d’une flèche, je ne saurais sûrement jamais. Je … Je ne … me suis réveillée que des années plus tard… Je ne sais comment j’ai pu … pu survivre à ça… »

Point de réponse de leur part. La discussion était des plus étranges et de devoir conter ainsi ce qui lui était arrivé commença lentement à lui prendre le cœur, puis la gorge, avant que les larmes ne se mettent finalement à couler. Elle ne pouvait pourtant pas s’arrêter là, et elle renifla autant que possible pour chercher à se maîtriser, à reprendre le dessus comme elle le pouvait, afin d’aboutir son propos. Mais elle n’y parvenait pas, la moindre volonté de s’exprimer se muait en un gargouillis au fond de la gorge, comme si elle avait soudainement perdu de nouveau la parole, que son mutisme la rattrapait comme autant de malédiction dont elle n’aurait eut la conscience. Elle s’efforça de reprendre le contrôle, mais n’y parvenait tout simplement pas. Quand, enfin, les larmes se tarirent, ce fut toujours sans que ni l’un ni l’autre des deux hommes à table ne se soit exprimé, Belphégor commençant à craindre pour sa vie future entre les murs de la famille Horsevent, mais elle se permit d’aboutir son récit, son aveu, comme si elle attendait ensuite qu’un funeste couperet lui tombe sur la nuque pour avoir osé accepter de vivre en ces lieux en dépit de ses origines et de sa nature incompréhensible :

« Je suis désolée je … Je me suis réveillée adulte, seule, en pleine forêt. J’ai voyagé sans but des mois durant avant de rencontrer Edwin dans les marais. Je sais que plus personne ne se trouve au village, qui est désormais… désormais rasé. Envahi par la végétation. La seule personne pour laquelle je ne puis être sûre est mon père, qui est parti au matin sans jamais revenir …
- Très bien. Merci de nous avoir raconté ça, Belphégor. Je ne peux décemment t’exprimer comprendre ta peine mais je peux y être sensible. Je ne sais pas si ton père est encore de ce monde, mais… Nous pourrons peut-être essayer de le retrouver le cas échéant. Edwin ?
- Oui, père ?
- Il est tard, mais peux-tu écrire une missive à Angus Röllson ? Qu’il soit invité à la tablée de demain, j’aurais affaire à discuter avec lui.
- Bien entendu, je ferai cela en sortie de table.
- Parfait, quant à toi Belphégor… Repose-toi mon enfant. Tu n’as pas à craindre quoi que ce soit. Je ne sais ce que nous pourrons découvrir sur cette histoire mais… Je ferai ce qui est en mon pouvoir pour comprendre ce qui a pu se produire, d’accord ? Si encore tu souhaites que je t’en fasse part, n’hésite pas à me le dire.
- Je… Oui, bien sûr Monsieur Horsevent. Pardonnez-moi ce manque de contenance.
- Il n’y a nul pardon à offrir, mange donc, cela te fera le plus grand bien. »

Elle lui obéit, et la soirée put se clore sur cet échange. Elle eut toutefois l’occasion de leur reparler par la suite, et les deux hommes n’eurent qu’affection à lui offrir, ainsi que quelques paroles rassurantes qui  réchauffèrent son coeur blessé. Des réponses ? Elle n’en obtint que bien peu, et ce fut somme toute peu surprenant, mais elle put comprendre que l’invitation envoyée à Monsieur Röllson avait pour but d’envoyer l’homme quérir des personnes capables d’enquêter et de rechercher ce qui s’était déroulé dans son enfance. Ils n’en reparlèrent que bien peu jusque là, mais ce ne fut jamais sans qu’elle ne ressente auprès de ses hôtes et bienfaiteurs un réel intérêt, une réelle douceur dans la manière d’engager les événements, Edwin comme son père restant avant tout de grands gentilshommes, l’un comme l’autre par leur éducation d’abord, et leurs valeurs ensuite. Finalement, quand Edwin monta sa seconde virée au travers des différents pays de ce continent, Belphégor y trouva la possibilité de découvrir un peu ce monde qu’elle n’avait qu’à peine parcouru, et fidèle à son engagement premier, elle s’engagea dans les pas de l’aîné de la famille, assurant par là aux marchands et autres participants une défense sereine et une promesse de voyage sans difficulté. Ils partirent en saluant le chef de famille respectueusement, et se lancèrent sur les routes avec beaucoup d’assurance, les carrioles de cette caravane étant si nombreuses qu’ils manquaient parfois d’acuité visuelle pour toutes les compter, mais les vérifications matinales permettaient de s’éviter de mauvaises surprises.

Ce fut à cette occasion que deux choses changèrent dans la vie de la jeune femme. Tout d’abord, elle porta pour la première fois une armure, offerte par le chef de famille lui-même. Cette tenue, qui semblait pourtant si lourde quand d’autres la manipulaient, lui allait non seulement comme un gant, mais surtout lui paraissait si légère qu’elle en affectionna la proximité en tout temps qu’il soit. Elle se mit à la porter régulièrement, profitant de son temps libre lors des déplacements pour faire des rondes au niveau de la caravane, dans ce solide harnois clinquant. La fierté au cœur, elle y trouva le plaisir de se sentir utile, de pouvoir enfin repayer une dette colossale qu’elle avait accumulée au fur du temps. La seconde chose qui changea pour elle fut la proximité qu’elle put enfin engager avec les membres de cette caravane. Certains parmi eux étaient déjà des partenaires de la première expédition, et de pouvoir enfin les saluer, s’enquérir de leurs problèmes, mais aussi leur offrir enfin un peu d’explication quant à sa mystérieuse personne fut l’occasion de tisser des liens solides, et elle apprécia lentement, de plus en plus, de passer par une caravane ou une autre à l’heure du repas, ou lors d’une pause, afin d’échanger sur le trajet. Puis, lentement, elle s’intéressa aux nouveaux venus, qu’elle salua d’abord en une occasion propice, puis qu’elle se permit d’aborder un autre jour, afin de s’enquérir de leurs doléances et de leurs besoins, dans un souci de bon fonctionnement de cette virée étrange au travers des contrées. Finalement, elle prit une place d’importance dans le bon déroulement des événements de cette expédition, tant et si bien qu’un jour, alors qu’elle profitait d’un fruit frais cueilli par les enfants d’un couple de marchands, les Oradons, ils se permirent de lui prodiguer quelques étrangetés dont ils avaient été les témoins :

« Peut-être sommes-nous un peu alarmistes madame, mais nous sommes beaucoup à avoir un peu de mal avec l’homme qui se trouve dans l’avant-dernière carriole. Pas qu’il soit méchant, ou agressif, point de ce genre de choses, mais … dès que nous l’apercevons, ou nous approchons de son transport, c’est comme si … Vous allez nous trouver idiots, mais comme si nous risquions nos vies. Vous savez, cette impression étrange que quelque chose ne tourne pas rond. Nous ne pouvons dûment vous demander de couper les ponts avec cet énergumène mais … Si vous pourriez avoir l’amabilité de vous enquérir de ses fonctions, que nous puissions comprendre un peu mieux ? Cela nous rassurerait énormément ! »

Curiosité et utilité firent la bonne paire dans cette histoire, et qu’on puisse lui accorder ce genre de confiance ne manqua pas de forcer chez la jeune Belphégor quelques sentiments de fierté, l’amenant à prendre immédiatement à coeur ce nouveau devoir. Elle prit durant les jours suivants le temps de s’enquérir des avis d’autres membres de la caravane, afin de mieux envisager son entrevue avec l’étrange personnage qu’on lui décrivait, et il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre que les avis de la famille Oradon étaient partagés par bien d’autres. On prêtait à cet homme en bout de fil des particularités qui ne manquèrent pas de l’intriguer : les animaux n’aimaient pas s’approcher de sa carriole, les enfants se sentaient mal à l’aise sous la fenêtre de l’homme, et certains soirs, d’épaisses fumées noirâtres ou violacées s’échappaient des fenêtres pour envahir le camp où il se trouvait, amenant souvent ses voisins de travail à quitter ses abords pour rejoindre d’autres flambeaux. En somme, si ce n’était sans ces étrangetés, personne jusqu’ici n’avait de réels griefs envers ce marchand, et pour la simple et bonne raison que nul ne l’avait encore rencontré, ni avait échangé avec ce mystérieux personnage. L’inconfort d’abord, mais le manque de présence de ce dernier aux réunions étant aussi à mettre en cause, le fait qu’il soit un homme n’ayant été décrit que par le dernier de fil, celui-ci l’ayant entraperçu à l’occasion d’un crépuscule, le définissant comme un homme pâle dont la figure lui paraissait étrangement inhumaine. Autant dire que même pour la jeune femme aux cheveux de sang, ce genre de description n’avait pas vraiment lieu à être considérée, et qu’il était désormais bien plus probant d’aller au devant de cette rencontre, maintenant qu’elle avait sous le coude l’ensemble des doléances de ceux qu’elle protégeait.

Elle prit son courage à deux mains un jour d’automne, alors que le groupe passait par les longues routes montagneuses du « passage des Hautes Drestt ». Ayant tous atteint une zone propice au repos, un renfoncement forestier au coeur de ces hautes montagnes où pouvaient être récupérées eaux et denrées, les habituels campements et autres brasiers de réconfort avaient été installés pour que chacun puisse profiter d’un bon jour de repos, avant que la route ne reprenne à l’aube prochaine. D’abord occupée à fournir à chacun l’aide nécessaire pour transporter de lourdes caisses, ou à opérer une surveillance sommaire pour éviter que quelques mauvaises surprises ne puissent survenir dans les environs, Belphégor put à l’approche du crépuscule se libérer de l’ensemble de ses devoirs alors même qu’elle se trouvait relativement proche des dernières caravanes, tout juste installées. C’était le bon moment pour elle, si bien qu’elle respira un grand coup et se dirigea vers les derniers venus d’un pas lent, saluant ceux qui sortaient et commençaient déjà à rejoindre les zones communes pour échanger avec le reste des voyageurs. Puis elle se retrouva seule, devant cette carriole où quelques flammèches semblaient déjà avoir été allumées, libérant depuis l’intérieur du vieux bois une lumière peu rassurante. Sincèrement, si on ne lui avait pas fait la demande de parler avec ce membre de l’expédition, elle ne se serait sûrement pas permise d’aller frapper à l’entrée de cette porte peinte d’une demi-lune macabre, mais elle s’en sentait suffisamment le devoir pour ne plus y échapper désormais. Trois marches, trois petits coups sur la porte, une légère boule dans la gorge. Elle ne se sentait pas mal à l’aise, contrairement à bien d’autre, au contraire :

… Quand on lui ouvrit, elle eut l’impression d’être chez elle.

Belphy Mueller

Créature

Re : La longue histoire d'une catastrophe

Réponse 2 lundi 02 août 2021, 02:56:59

Chapitre 3 : Sur les traces du Mal.

« Bonjour, jeune fille. Ne restez pas à l’extérieur, entrez donc. »

La voix qui l’accueillit était profonde mais délicate, comme si le papier de verre rencontrait la soie au milieu de cette gorge qui émettait ces simples mots. Belphégor ne se fit guère prier, entra lentement dans la petite carriole avant d’entendre la porte se fermer doucement à sa suite, dans un petit claquement qui laissait entendre l’utilisation d’un simple verrou à clapet, passablement peu sérieux pour un marchand itinérant. Mais en cet instant, elle ne se posa pas ce genre de question. A la place, elle se mit à observer les lieux. L’accumulation des babioles les plus étranges et curieuses était là particulièrement surprenante. Des rangées entières, une enfilade qui se répétait quatre à cinq fois par mur, faisant le tour de cette habitacle pour offrir un spectacle ésotérique pouvant faire passer quelques conteurs de bonne aventure pour de simples collectionneurs sans avenir. Belphégor ne voyait en ces lieux ni porte dérobée, ni sortie vers un autre passage permettant d’atteindre une chambre à coucher, si bien qu’elle ne manquait pas de se questionner sur les habitudes de celui qui vivait ici. Dormait-il à même le sol de sa boutique ? Peut-être, mais elle ne pouvait pas l’assumer de manière aussi simple. Après tout, l’ensemble des lieux, si perturbant, pourrait tout aussi bien être complètement incohérent, entaché par une magie griffant et tordant les dimensions qu’elle n’en aurait pas tant été surprise ! Surtout que son entrée dans ce domaine lui avait laissé cette impression étrange, mais malheureusement fugace, d’avoir un temps été chez elle, loin de toutes ses peines et ses doutes, comme si soudainement elle avait été acceptée dans cet univers qui l’avait jusqu’ici mise passablement au défi pour y vivre normalement, sans souffrir de quelques destinés cruelles.

« Curieuse ? Ces outils font partie de ce que je peux vendre, mais je ne crois pas que tu sois ici pour cela, me tromperais-je ? Viens, installe-toi donc. J’ai crû comprendre lors de ces dernières semaines que tu as certaines choses à me dire. »

Ce rappel à l’ordre amena la jeune femme à contempler son interlocuteur. Baissant la tête, elle vit d’abord une large table basse ovale, sur laquelle trônait un matériel à thé, mais surtout se trouvait derrière l’occupant de cette caravane. Il était fin, le teint maladif, comme si le soleil n’avait jamais un jour posé sa marque sur cette peau d’albâtre. Et quand le teint de porcelaine ne suffisait plus, quelques éclats bleus venaient saillir cette chair étrange et anguleuse, lui donnant définitivement cette impression de cadavre doté de vie. Des cheveux d’un blond platine trônaient sur cette tête tellement typée dans les traits que l’on pouvait se demander si son crâne n’avait pas été tirée vers le bas à quelques époques de son enfance, occasionnant alors cette déformation si écoeurante. Mais comme si ce n’était pas suffisant, l’être en face d’elle était fardé de telle manière que chacun de ses aspects les plus curieux était souligné avec soin : les pommettes étaient marquées de quelques points d’un bleu profond, ses yeux étaient étouffés par un aplat d’or trop intense pour ne voir quoi que ce soit d’autre, et ses lèvres fines portaient fièrement un rouge à lèvre bleu électrique, ultime audace qui manquait de tant attirer l’attention que la demoiselle se demanda si elle parviendrait un instant à en détacher le regard. Elle n’allait pas s’attarder plus longtemps sur la tenue de l’être, elle cherchait très clairement à faire la part belle à son excentricité, et quelques heures seraient nécessaires pour en percevoir le moindre détail, mais l’ensemble avait quelque chose d’intemporel tout autant qu’un aspect choquant indescriptible. S'il lui fallait toute raison garder, Belphégor pouvait au moins être certaine d’une de ses observations : elle ne saurait décrire l’homme à qui que ce soit de manière précise, et elle comprit en cet instant pourquoi elle avait eu si peu de détails sur cette personne quand elle avait cherché à quérir le maximum d’informations !

Enfin, obtempérant à l’invitation qui lui était faite, elle s’approcha de cette petite table qui trônait en fond de pièce, et s’y installa à genoux, ne souhaitant guère mimer son interlocuteur qui, lui, y était installé au point opposé au sien, en tailleur. Comment pouvait-elle engager l’échange ? Lui faire part des doléances de ses voisins ? Lui conter avec un peu plus de délicatesse les dires qui traînaient sur les campements disparates de la caravane ? Difficile d’être délicate quand l’ensemble de ce qu’elle avait entendu définissait ces lieux et son occupant comme autant de plaies que seules quelques forces démoniaques auraient su engendrer. Fort heureusement, il ne lui infligea pas la peine d’ouvrir le dialogue : elle le vit prendre sa théière et la tirer à lui pour servir deux tasses d’un mélange à l’odeur … Particulière. Comme quelques infusions d’un pays lointain, elle avait l’impression de voyager à la simple action de humer les délicates notes épicées qui s’échappaient du délicat contenant qui lui fut tendu avec un geste délicat, mesuré. Puis, elle entendit à nouveau les délicates notes chantantes de l’homme :

« J’imagine que tu viens au nom de ton devoir ? Nos compagnons de voyage ne m’apprécient guère, et auraient plein bonheur de me voir quitter cette expédition aux lueurs de l’aube, me tromperais-je ? Allons, faisons vite fuir le trouble-fait, qu’il quitte notre sainte communauté, avec ses vapeurs acides et sa tête à faire peur aux enfants.
- Euh, eh bien c’est que … Je ne crois pas que ce soit si, si … Si virulent que cela monsieuuuur…
- Appelle-moi Sourire. Sourire est ce qui me va le mieux. »

La démonstration qu’il lui fit alors ne pouvait pas lui donner plus tort. L’homme se permettant de soutenir son propos de cette large fente sordide qui barra son visage dérangeant, Belphégor manqua de frissonner d’horreur, remarquant que ses lèvres bleues disparaissaient tandis qu’il ne restait par la suite que la marque aussi incohérente que formidable d’un V sur le visage de cette homme. Elle ne connaissait pas une personne qui n’aurait été profondément troublée par cette vision, et pour seule réponse, elle feint un visage commode, un sourire plus léger que celui grotesque qui lui était offert, avant de hocher délicatement la tête comme pour apporter son approbation à cette affirmation pourtant erronée. Malheureusement, elle avait détourné les yeux, ce qui pouvait très bien avouer l’état d’inconfort dans lequel ce sourire terrible l’avait poussée, mais elle n’entendit aucune remarque à ce propos. Elle préféra reprendre rapidement son propos pour ne pas avoir l’air sotte, ou prise sur le vif d’un malencontreux désarroi, encore une fois provoqué par cette surprenante manière de montrer son contentement. Bien sûr, elle le fit avec le ton le plus cordial du monde. Ce n’était pas parce que son interlocuteur semblait des plus étranges qu’elle allait changer ses bonnes manières, surtout que dans le fond, tant et tant de gens l’avaient autrefois prise pour une monstruosité qu’elle comprenait entièrement que ce n’était pas parce que l’être en face d’elle l’inquiétait qu’il était fondamentalement mauvais.

« Monsieur Sourire écoutez… Je… Je ne sais trop comment bien vous le dire. Je pense effectivement que certains membres de la caravane sont très peu … à l’aise avec vous et… Peut-être que nous pourrions trouver un moyen pour que tout le monde soit plus à l’aise ? Je ne viens pas pour vous demander de partir, vous faites partie intégrante de cette expédition, mais… Vous ne semblez pas chercher le contact, aussi je peux, si vous acceptez bien sûr, vous placer en bout de ligne ? Vous aurez ainsi votre intimité d’abord, et ensuite pourrez vous déplacer à votre rythme, ce qui permettra aux autres membres de se sentir mieux ? »

Elle même n’était pas du tout assurée à prononcer pareille proposition. Ce n’était pas très diplomate de sa part, elle n’avait rien de mieux à avancer qu’un simple éloignement de l’homme, et ce n’était pas loin de ce que lui-même avait exprimé : on attendait de lui qu’il soit hors du groupe. Il pouvait s’en offusquer et elle l’aurait compris si c’était le cas. A la place, il ne fit rien de plus que cesser de sourire, l’observant alors avec un air relativement neutre. Sourire lui répondit l’instant d’après d’un ton neutre :

« Donc je serais en solitaire, en bout de fil, et nul ne viendra me voir ? Je ne saurait me sentir plus mal à cette proposition, mais peut-être … que je pourrais quémander un arrangement supplémentaire quant à mon … « éloignement » n’est-ce-pas ?
- Que… Comment donc ? Qu’avez-vous en tête ?
- Eh bien… Si je suis en arrière, je risque d’être une cible facile pour toute forme de vie hostile qui souhaiterait me faire du mal. Je ne souhaite pas voir ma vie ou mes affaires être prises par le premier esprit malin qui s’attaquerait à moi. Tu viens me proposer cela, et je serais prêt à accepter, sincèrement, mais peut-être qu’un geste supplémentaire de ta part, ou de la famille Horsevent, serait de bon aloi, ne penses-tu pas ?
- Vous… Souhaiteriez une garde personnelle, c’est cela ?
- A la bonne heure, tant de monde pour un simple marchand est de trop. Mais peut-être peux-tu, toi, accepter ma requête. Tu me demandes de m’éloigner, j’en suis fort aise, alors offre-moi la sécurité que je mérite en tant que membre de cette expédition marchande.
- Eh bien je … euh… Je ne puis m’engager sans en parler à monsieur Horsevent et…
- Ne t’en fais pas, vous avez le temps d’en échanger, je n’attendais pas une réponse immédiate de votre part. En revanche, je ne changerais rien tant que je ne puis être certain que ma sécurité restera entière en retour de mon zèle envers cette caravane. Sommes-nous d’accord ? »

Belphégor ne sut dans l’instant comment répondre. Elle observa cet étrange interlocuteur avec autant de questionnements sur les lèvres que de doute… Mais n’eut ni le courage, ni l’envie de reprendre l’échange au vu des manières de son hôte. Elle n’avait qu’à peine pu diriger la discussion dans le sens qu’elle souhaitait, et c’est relativement frustrée qu’elle se retrouvait à jouer avec les règles de cet étrange personnage qu’était Sourire. Tant et si bien que couper court à ce dialogue semblait pour l’instant le plus sage. Elle prit en ses mains la tasse de thé qu’il lui avait servie, et la vida d’une longue traite, profitant de ce remède amer avec autant de déplaisir que le précédent échange, puis se redressa de manière bien vive, ne répondait alors que sèchement, afin de clore cette première rencontre :

« C’est entendu. J’en parlerai avec Monsieur Horsevent. D’ici à ce que j’ai une réponse à donner, nous en resterons là. Merci pour le thé. »

L’instant d’après, elle retrouva la fraîcheur nocturne, la lumière tamisée et inconfortable de la caravane dans son dos.

*
*   *

Quand la jeune femme aux cheveux de sang expliqua à son frère adoptif la situation, celui-ci ne manqua pas de présenter de nombreuses retenues quant à la présence étrange de cet homme. Il ne tarda pas de ressortir l’ensemble des documents qu’ils avaient pu signer, cherchant par là même à retrouver la trace de cet énergumène qui semblait capable de tant d’exigences quant à sa situation. Si finalement il tomba avec joie sur les éléments qu’il cherchait, le noble n’eut pas le bonheur de se sentir rassuré en lisant les détails du contrat : l’homme, présenté comme un apothicaire d’abord, et un vendeur d’artefacts anciens ensuite, ne semblait pas avoir donné plus d’informations sur les motifs de sa participation à la conséquente caravane. Son père semblait avoir géré les discussions avec cet étrange personnage, et cela avait été plus expéditif que prévu. Ce manque d’informations ne manqua pas de perturber les deux jeunes gens, mais ne les empêcha guère de faire quelques choix quant à la situation. Ils se devaient de remplir le contrat comme stipulé dans les dernières pages de leurs documents, cela s’accompagnant de certains engagements, notamment la sécurité de chacun lors de ce long périple qu’ils avaient entamé ensemble. Aussi, il était effectivement nécessaire de s’assurer que l’homme ne soit pas mis en face de quelques terribles situations s'il se retrouvait projeté en bout de fil, loin des autres marchands. Cela fut l’affaire de longues discussions entre les deux jeunes gens, l’un souhaitant que l’une n’ait pas à s’occuper de telle misère, tandis que l’autre souhaitait en prendre la charge, ne trouvant guère juste qu’une situation qu’elle amenait sur la table soit traitée par d’autres qu’elle.

Et elle remporta ces argumentaires avec un brin de dépit. Il fallait dire qu’Edwin parlait là avec le coeur, tandis que sa sœur d’adoption se défendait d’arguments logiques, si bien que la victoire ne fut qu’une affaire de temps. Et elle n’en fut que plus déçue, ayant espéré en un temps que son noble camarade puisse trouver avec elle une quelconque parade qui ne repose pas sur un simple conflit d’intérêt entre le coeur et l’esprit.

Ainsi, en pas moins d’une semaine, ils se retrouvèrent à changer légèrement le comportement des différents corps de protection de cette longue file de carriole. Tandis que Belphégor laissait un trou dans les rondes de chacun, il fallut opérer avec des rondes un peu plus serré. Pendant ce temps-ci, les marchands et autres saltimbanques qui conduisaient leurs chevaux et leurs bœufs purent enfin se sentir un peu plus à l’aise, libérés qu’ils étaient du poids de la présence de l’excentrique qui les avait tous tant mis mal à l’aise. Et enfin, il restait l’ultime duo de cette épopée. En bout de fil, Belphégor se retrouva allouée à la surveillance relativement prudente des environs de la boutique itinérante de Sourire, non sans qu’elle ne lui exprime de manière cordiale qu’il ne s’agissait guère d’un acte de bon coeur. Elle restait polie, bien sûr, son éducation ayant eu bon fond de lui faire connaître la valeur de la bonne langue et des propos mesurés, mais ce n’était pas pour autant qu’elle allait s’adonner au mensonge auprès d’une personne, même des plus désagréables. L’homme lui, bien simple dans sa réponse, lui exprima que si elle avait besoin un matin de se reposer, il saurait lui offrir un coussin confortable et une tasse de son horrible mixture, chose qui à elle seule eut suffi pour retourner à nouveau l’estomac de la jeune femme. Même si elle n’osa pas le mentionner, la consommation du thé une semaine plus tôt lui avait provoqué quelques terribles coliques le jour suivant, si bien qu’elle s’était promis de ne plus jamais y retoucher de sa vie.

C’est ainsi que tous quittèrent les contre-forts montagneux qu’ils arpentaient depuis plus de douze jours, et qu’ils s’aventurèrent dès lors dans les plaines lointaines du Quasant. Des lieux calmes, peu dangereux, et encore moins quand l’on considérait les lieux par lesquels ils venaient de passer. En ce sens, ce fut l’occasion pour tous de baisser un peu leur garde, de cesser d’être sur le qui-vive en permanence, et ce fut aussi le cas pour Belphégor. Même si elle se trouvait désormais bien en arrière, généralement à plus d’une demi-heure du corps principal de la caravane, elle ne manqua pas de se laisser porter au plaisir des doux vents qui balayaient la plaine, et lui permettaient de pester innocemment de ses longs cheveux qui lui battaient les tempes, ou lui bloquaient la vue. C’est dans cette situation qu’elle se reprit pour la première fois à échanger avec l’étrange apothicaire pour lequel elle faisait la garde. Il s’agissait d’un soir assez commun. Ils avaient progressé le long d’une ancienne route entre deux villages pendant quelques lieux, et après une étape obligatoire dans la bourgade la plus proche, s’étaient retrouvés à partir des lieux un peu à rebours de leurs confrères de voyage, occasionnant un arrêt malencontreux dès lors que le crépuscule s’était annoncé, alors qu’ils se trouvaient encore au loin des autres. Rien de plus grave que l’on puisse l’imaginer, Edwin et Belphégor avaient, dès leur premier échange à ce sujet, mis cette éventualité sur le tapis. Aussi, c’est avec un matériel assez restreint que la femme avait établi son camp, aux côtés de la boutique itinérante de l’homme. Et en parlant de ce dernier, c’est lui qui ouvrit la discussion, sortant pour la première fois de sa coquille de bois pour entretenir un échange :

« Je dois avouer que je ne m’attendais pas à ce que cela survienne. En ce sens milles excuses, te voilà séparée des autres par ma faute. J’espère que la jeune guerrière ne s’en trouve pas malheureuse ?
- Nullement. En revanche je pourrais me trouver indisposée s’il se cache derrière vos mots quelques attaques bien sibyllines.
- Que de grands mots, que de grands mots. Bien sûr que non, je ne viens pas m’en prendre à vous. J’ai accepté cet accord de mon plein gré, ni toi ni moi nous attendions à ce que notre départ différé nous amène à ce genre de séparations. »

Elle l’entendit s’approcher à petits pas, et se tourna pour l’observer avec cet air dubitatif qui la caractérisait depuis peu. Ce n’était pas qu’elle eut quelques doutes envers le comportement de cet homme, elle avait bien compris que celui-ci pouvait se trouver aussi tranchant que cordial d’apparence,  mais elle en avait bien plus par rapport à ses propres réactions. Depuis qu’elle voyageait auprès de cette caravane étrange, elle avait eu plus d’une fois l’occasion de remarquer les effets étranges dont lui avaient fait écho les autres membres de la caravane, et pour être parfaitement honnête … Elle s’était trouvée très surprise de ne pas en ressentir les mêmes afflictions, au contraire. Le premier jour lui avait été, évidemment, difficile à vivre… Mais après, de voir les épaisses fumées âcres s’échapper des ouvertures de la caravanes, d’entendre en quelques étranges instants les incompréhensibles psalmodies de cet homme, voire d’observer le halo fugace qui enveloppait parfois l’engin sur roues alors que les contours du bois semblaient se perdre dans l’espace, avaient été autant d’événements qui avaient provoqué en elle la même sensation qu’à sa première approche : elle se sentait en confiance, presque dans une forme de confort instinctif, l’impression terrible d’être chez elle.

Et cela lui trottait en tête en permanence, jouant de sa curiosité, tout autant que de son besoin de réponses depuis plusieurs semaines, même plusieurs mois. Tant d’éléments qui, finalement, l’amenaient autant à douter d’elle que de sa manière d’accomplir sa mission de digne garde d’ailleurs : elle avait bien trop souvent la tête ailleurs, et même si les plaines l’avaient apaisée, elles n’avaient pour autant pas eu raison de ses turpitudes. C’est ce qui la poussa … à tenter une nouvelle approche.

« Sourire, écoutez… Enfin, déjà, puis-je me permettre de vous appeler simplement Sourire ?
- Ça me convient.
- Très bien, donc… Sourire, je dois vous avouer que notre premier échange ne m’a pas laissée dans les meilleures prédispositions. À part vous accorder le fait que je n’ai que rarement traité avec une personne d’une telle assurance, ou arrogance si je puis dire, votre présence ne manque pas de me poser quelques questions. J’aimerais vous les poser.
- Eh bien, nous sommes seuls, loin derrière… Cela semble effectivement être le meilleur des moments si tu souhaites des réponses honnêtes.
- Parfait, alors je vais commencer par le point le plus … évident à mon goût. Avez-vous conscience du dégoût que vous provoquez chez autrui ? Ah, avant que vous ne répondiez, comprenez que je ne parle guère de quoi que ce soit en rapport avec votre physique, je parle plus de vos… étrangetés, de… certaines incohérences, ou forces mystiques autour de vous et votre … habitacle. »

Peut être un peu trop direct ? Au moins se le demanda-t-elle quand elle vit que l’homme ne sembla pas lui répondre immédiatement, figé un instant dans une posture grotesque. Voûté, l’oeil en partie fermé tandis que son sourcil s’élevait si haut sur son front que l’on pouvait se demander s'il n’avait pas emporté l’arcade sourcilière à laquelle il était rattaché, l’homme l’observa un court instant avant de ricaner, et de répondre avec un ton somme toute cordial. Encore une fois, la véracité de ce ton était à prouver, car rien ne semblait bien véritable dans le comportement de cette énergumène, encore plus aux yeux de Belphégor, mais la femme se permit toutefois d’y croire, pour l’instant. Encore plus au vu de ce qu’il était en train de lui répondre :

« Oh oui, bien évidemment que j’en ai conscience. Comprends bien, petite guerrière, que ce ne sont guère les premières personnes que je rencontre, ni les dernières, je l’imagine bien, et je sais fort bien quelle forme de réaction je produis : le rejet, la fuite, le dégoût, la peur. Je n’en ai cure. Ce ne sont que des réactions instinctives, alors même que je suis proprement inoffensif, mais l’être humain réagit avec ses propres petites perceptions, aussi futiles puissent-elles être. Dans le fond, seuls les plus … méritants parviennent à aller au-delà de ces si primitives réactions. »

Au moins ce dernier avait eu une réponse relativement claire. Relativement seulement car la clôture de son explication laissa Belphégor songeuse. Suffisamment pour qu’elle cherche à rebondir, suffisamment finement pour ne pas avoir à se mouiller dans cette situation. Il ne pourrait y avoir pire à ses yeux que cet être qu’elle n’appréciait pas fondamentalement l’assimile à une « semblable ». Elle préférait encore faire partie de ces « humains primitifs » que d’éventuels méritants.

« Et bien, l’orgueil ne vous étouffe pas Sourire. Pardonnez donc aux quelques personnes habitant ce monde de ne pas se trouver aussi fins et sensibles que vous ne pourriez l’être.
- Oh mais là n’est pas la question, jeune femme. Nous ne parlons pas de sensibilité, ni même de ce monde d’ailleurs. Et cette défense pitoyable ne m’ôtera guère ma vision des choses quant à ta personne. Rares sont ceux qui passent la porte de mon échoppe... »

Un ton grave, un ton qui voulait dire ô combien de choses. Un ton que la guerrière ne voulut pas relever. Ce n’était pas une satisfaction qu’elle voulait lui faire, pas le moins du monde, et elle sentait que si elle allait plus loin dans cette direction, cela ne lui procurerait que plus de frustration, pour bien peu de réelles réponses. Non elle préféra repartir sur un autre sujet, peut-être plus vaste, mais qui allait au moins avoir le don de la dépêtrer du bourbier dans lequel s’enfonçait cet échange.

« D’accord. Et donc, que faites-vous donc ? Vous vendez quoi d’ailleurs ? Non parce que si vous êtes réellement un apothicaire, comme vous l’avez si bien stipulé dans nos contrats, je dois vous avouer que la moindre once de votre thé me fait douter de la véracité de cette déclaration !
- Oh mais je le suis. Remèdes, onguents, je suis bien capable d’en produire et d’en vendre. Même si toutefois, je dois avouer que je suis peut-être plus reconnu pour mon second travail : je vends à qui veut quelques œuvres et objets de tristes ou puissantes origines.
- Soyez plus précis ?
- Le marché des objets de collection est fort important, le savais-tu ? Et il l’est d’autant plus dès lors qu’il y a une question de risques à la clé. Objets d’un autre temps encore gravés de l’horreur d’un passé de guerre et de souffrances, triste substrat de la haine et la douleur. J’acquière et revends ce qu’il y a de plus dramatique aux yeux des êtres sans saveurs : ce qui a été maudit, ce qui abrite les hurlements des défunts, ce qui emprisonne leurs âmes.
- C’est … répugnant.
- Je ne fais que répondre à une demande, tu n’as pas idée de combien de nobliaux boursouflés s’ennuient sur leur beaux trônes d’or, et combien ils ne rêvent que d’une histoire à conter à leurs sujets. Au moins ont-ils la fierté de ne pas être à l’origine des carnages dont je parle. »

Autant dire que le moral de Belphégor n’était pas au beau fixe. La voilà qui imaginait ce type grotesque dans quelques champs de ruines, à se balader avec une pelle pour déterrer les cadavres, et y prendre ce qu’il pouvait afin de le revendre, l’enjolivant de quelques racontars pour se donner un genre, et gagner par là quelques piécettes supplémentaires. Puis, lentement, la dégoût devint une triste rancoeur. Rien, non rien ici, ne lui permettait de ne pas considérer l’éventualité sordide que ce monstre avait pu arpenter les propres ruines de son village natal, qu’il n’y ait pas trouvé quelques extraits de son passé perdu, avant de le marchander au plus offrant. La simple idée de ce comportement lui colla la nausée, et elle eut dès cet instant tout le mal du monde à l’observer, à porter un regard qui ne soit autre chose que haine sur sa carcasse sordide. Une certaine haine s’affairait à lui retourner les entrailles, à la pousser à un emportement qui n’aurait, de toutes manières, aucune retombée positive. Alors elle se mordilla la lèvre, petit rappel innocent de sa part à elle-même, moyen de contenir le vice d’une colère peut-être justifiée, mais sûrement bien mal dirigée. Elle se contenta de quelques mots maladroits, assez pour faire sentir qu’elle n’était pas prête à en entendre plus quant à ce sujet :

« La peste soit des rats qui osent vivre sur le malheur d’autrui… Et donc Sourire, vous pensez trouver sur votre chemin des éventuels acheteurs de vos outils morbides ?
- Qui sait ? On trouve des curieux partout. »

Décevant. Du moins ce fut la perception de la jeune femme quant à ce court échange, qui se termina aussi rapidement qu’il fut amené. La nuit fut aussi bien courte, et ils repartirent dès le lendemain vers quelques nouvelles destinations, suivant le groupe de loin.

Les discussions se multiplièrent toutefois à mesure qu’ils avalèrent les lieux. Quelque chose d’incompréhensible amenait, encore et encore, ces deux êtres à palabrer le soir venu. Sans même qu’elle n’en comprenne les raisons d’ailleurs, Belphégor se trouva peu à peu à engager même leurs échanges, à la recherche de réponses à ses éternelles curiosités quant à son compagnon de voyage. Et à défaut d’obtenir de clairs retours, elle put malgré tout réussir à amasser un petit lot d’informations diverses sur l’étrange Sourire. Non seulement ce dernier ne provenait pas de ces contrées qu’ils traversaient, mais surtout, il semblait présenter une forme de méconnaissance des us et coutumes des citoyens et gens du pays, tant que la guerrière ne manqua pas de se demander comment il était encore capable de marchander avec. De même manière, elle identifia les comportements de l’homme, ses gestes et ses termes, si bien qu’elle se mit lentement à découvrir les moments où le mensonge prenait le pas sur ses habitudes pourtant si directes. L’homme esquivait parfois quelques questions, tout particulièrement sur l’origine de ses marchandises, avec une habilité experte, se permettant bien plus souvent de parler de l’atrocité des champs de bataille, ou des cités emportées par la maladie, plutôt que de mentionner avec précision la manière avec laquelle il avait mis la main sur tel ou tel objet. Par la même elle se mit lentement à découvrir les talents de ce curieux personnage en termes de magie, et de savoirs ésotériques. Cela amena la femme à le questionner sur les quelques apprentissages qu’il avait pu suivre, mais un nouveau mensonge lui ôta la possibilité d’en apprendre plus…

En revanche elle commença à se prévaloir des affres du mauvais temps en trouvant refuge dans la carriole qu’il habitait. Retrouver ces lieux fut étrangement plaisant à ses yeux, comme si elle y respirait un air nouveau, dénué des vices pourtant absents normalement du monde extérieur. C’est notamment lors de ces étranges instants où elle apprit un peu plus des divers objets qu’il accumulait dans ce qui lui servait de boutique. Des ouvrages plus ou moins impies, dont certains qu’elle savait interdits dans plusieurs pays, n’étaient là que les moins illégaux de ses bagages. Elle avait passé les doigts sur une arme rituelle dont la simple vu provoquait un frisson d’angoisse, objet damné que lui confia l’homme, appartenant à un roi dont le passé avait été tâché du meurtre de ses enfants. Un peu plus loin, sur une haute étagère en fond de pièce, elle vit la présence d’un crâne difforme, ayant apparemment appartenu à une espèce si sombre que l’on ne trouve les restes de leur engeance que dans les ténèbres les plus profondes de cette terre. Plus loin alors, à gauche, elle vit les restes météoritiques de ce que Sourire eut le plaisir de définir comme « une charge noire », des corps célestes qui se trouveraient aux confins de leurs univers, en un lieu que nul soleil n’éclaire. Autant d’objets dont la véracité demandaient encore preuves, outre les paroles de son hôte du soir ou de la journée, mais qui restaient, indéniablement, inquiétants par leurs simple existence. En certains instants, les lieux paraissaient le théâtre d’une exposition horrifique, l’étalage de ce que ce monde pouvait posséder de plus infâme… Et le pire fut de prendre conscience, pour Belphégor, qu’elle s’y trouvait à l’aise, comme faisant partie de cette étrange collection aux origines dénaturées.

Il fallut pourtant plus de deux mois pour qu’elle se permette finalement de reconnaître chacun des éléments se trouvant dans cette cabine démoniaque. Autant d’éléments lui demandèrent un certain effort de concentration, mais elle put rapidement en connaître chaque emplacement, et chaque histoire. Elle sut aussi ainsi que certains éléments restaient encore inconnu à ses yeux, questionnant alors les ultimes histoires dont elle n’avait encore eu vent de la voix chuintante, dérangeante, de Sourire. Et elle les obtint, jusqu’à une certaine extension : seul resta un coffret, posé à même le sol, dont elle n’eut jamais l’explication. Ses questions quant à sa présence finirent toujours mises de côtés, ou rejetées au loin par l’être pourtant normalement si prompt à s’extasier de ses trouvailles. Il « n’était pas encore temps d’en parler » qu’il prétexta une fois, occasionnant la sortie de la jeune femme et son bonsoir le plus sec, mais ce fut là tout ce qu’elle en apprit jusqu’à ce qu’ils atteignent, enfin, la moitié de leur périple. Le voyage trouva sa première réelle pause au coeur de Festim, de l’autre côté du continent qu’ils arpentaient depuis des mois, et les lieux scintillants de cette cité somptueuse… Allaient être le théâtre d’un ultime renouveau.

*
*   *

Belphégor retrouva Edwin avec un plaisir sincère. Ce n’était pas parce qu’elle avait su trouver un plaisir dans la compagnie de Sourire qu’elle ne pouvait plus jouir de sa vie en compagnie de son frère d’adoption, et de pouvoir à nouveau échanger avec lui apaisa un peu les nombreuses aigreurs qu’elle avait acquises au fur et à mesure de ces longs mois d’ostracisme forcé. Elle lui raconta nombre de ses observations, passant sur les points les plus troublants, les plus graves, pour conserver le plus grotesque et agaçant, révélant au jeune noble combien il lui avait été complexe de tenir si longtemps loin de tous. Mais pour autant, elle rayonnait. La ville de Festim était, en soi, une grande découverte pour elle, et de pouvoir se balader au milieu des hautes tours d’ivoire de la cité, s’extasier des hauts balcons de la cité, où nombre d’espèces végétales parcouraient les rambardes avec un certain irrespect, sans parler des larges voies de passages aux dalles lustrées et gravées parfois des plus grandes citations des plus estimés savants de ces contrées, était tout autant de merveilles à son regard presque innocent. Et elle vivait cet instant avec un être cher qui lui avait tant manqué durant ces longues traversées de terres sauvages et chaotiques qu’elle n’aurait su avoir les mots pour définir l’état d’absolue félicité dans lequel elle se trouvait. Elle était en proie au plus grand des bonheurs. C’est donc ainsi qu’ils traversèrent la ville, passèrent devant le grand hall marchand sans s’arrêter, se devant d’y revenir d’ici peu, puis allongèrent le pas pour atteindre les belles ambassades du quartier céleste, où se trouvait concentrée la partie ecclésiastique et administrative de cette capitale aux airs de conte de fée. Ce fut d’ailleurs au coeur de cette marche joyeuse qu’Edwin lui prit la main avec délicatesse :

« J’y pense, mais il y a quelque chose que je souhaite te montrer. Viens, suis moi, je suis sûr que ça va te plaire. »

Elle se laissa emporter. Après tout, quel genre de doute pouvait obscurcir sa confiance envers son frère ? Allongeant le pas avec celui d’Edwin, il se mirent à monter marches après marches, suivant les tortueux chemins qui traversaient la ville pour pouvoir lentement se rapprocher d’un objectif que seul le noble connaissait. D’abord se glisser entre deux tours, puis une volée de marches. Parcourir les longueurs de quelques ponts comme autant de damoiseaux avant eux, manquer bousculer des enfants un peu trop pressés d’aller s’échanger quelques passes avec un vieux ballon de cuir tendu, se laisser porter à une euphorie sans sens quand une vieille dame les saluait en les appelant « charmants tourtereaux ». Ah, ses joues cuisirent à ce dernier moment, mais Belphégor ne sut faire autre chose qu’en rire bêtement avec son camarade de fugace folie, comme si le monde avait enfin retrouvé de la couleur après les longues périodes d’occultisme blafard et ténébreux qu’elle avait connues en la compagnie de Sourire. Elle retrouvait sa vingtaine d’année aussi vite qu’elle avait dû la perdre en compagnie de l’étrangeté ambulante et de ses terribles secrets. Cela la ravigotait. Et quand enfin ils s’échappèrent d’une rue étroite, qu’ils montèrent au flanc des grilles d’un somptueux palace, ils débouchèrent enfin sur la fin de leur  marche presque amoureuse, les deux jeunes gens se retrouvant, seul, dans le silence délicat d’un balcon urbain. Ici, seul un petit jardin botanique et un arbre somptueux occupait la paix de ce domaine, ainsi que quelques bancs joliment entretenus.

Mais Edwin l’invita à faire encore une poignée de mètres, l’amenant jusqu’à la limite des rambardes pour lui présenter le fabuleux spectacle qu’il souhaitait lui faire découvrir. Là, devant elle, se trouvait une place titanesque. Ronde, elle devait être de plus d’une centaine de mètres de rayon, et en son coeur se trouvait un édifice tel que la femme manqua ne pas en revenir.

Sur quatre piliers dont elle ne pouvait à cette distance estimer l’épaisseur et la taille, une titanesque sphère d’or trônait. Par au-dessus, une aile solitaire s’élançait à la droite de cette infrastructure, et se repliait pour recouvrir l’orbe scintillant de mille feu. L’ensemble des lieux semblait accessible par un escalier solitaire, montant droit jusqu’au coeur de la sphère, et la place en elle-même était occupée par une foule hétéroclite de fidèles, de toutes origines, de toutes espèces. Ce lieu semblait être l’antichambre même de la paix. Grandiose, sérénissime, inégalée en sa splendeur.

« Belphégor, je te présente l’unique temple de Syon. Personne en ce monde ne sait comment cette croyance est née, mais il y a de cela une petite dizaine d’année, une foule de croyants aurait ressenti un appel, les menant tous à se diriger vers ce domaine. Ici se trouve le berceau d’une foi qui réunit tous les peuples et… C’est en venant ici avec mon père que me vint pour la première fois ce projet de concevoir une caravane marchande s’adressant à tous, sans autre forme de considération que le besoin de chacun de vivre, se nourrir, et pouvoir sainement penser à des lendemains heureux. »

Aussi honnêtes pouvaient être les paroles de son frère, elle n’en doutait pas, la femme aux cheveux de sang ne manqua pas de se demander ce que cela pouvait bien cacher de plus important. Pourquoi ? Parce que même si le jeune homme pouvait très bien parler ici de sa passion, qu’il le fasse spécifiquement en cet instant, en s’étant assuré de l’emporter avec elle jusqu’en cet endroit, n’était pas suffisamment anodin pour qu’elle n’y prête pas attention. Quelque chose se tramait dans l’esprit d’Edwin, et elle pouvait le remarquer, autant dans son regard passionné que dans ses traits qui commençaient lentement, mais sûrement, à devenir plus graves, plus sérieux. Elle manqua un instant le comparer à son père, quand elle vit finalement dans les yeux de cet éternel compagnon cette forme de décision claire,  gravée dans une détermination sans nom. Oh mon dieu qu’allait-il lui dire ? Elle commençait presque à se sentir mal à l’aise, prise par quelques doutes sans fondement. Avait-il découvert des informations quant à son passé, était-il en train de se préparer à lui annoncer un événement solennel, ou à la nature troublante ? Pourtant, et cela même Edwin le savait, elle avait vécu sa part de drames pour ne plus pouvoir être fauchée par quelques terribles nouvelles ! Mais à la place elle le vit se tourner vers elle avec un geste un peu brusque, un peu précipité, de ce brin maladroit qui caractérise si bien le jeune homme qu’elle connaissait depuis quelques années maintenant. Et ce simple détail la rassura, peut-être même un peu trop, ne la préparant pas à ce qui s’ensuivit.

« Belphégor, permets-moi de te garder auprès de moi. Laisse-moi devenir l’écueil de tes sanglots, le bras qui saura te soutenir en toute occasion. Je le fais ici, en cet instant, car si j’eus autrefois la passion d’agir justement envers ce monde, je me suis rendu compte … qu’il y a désormais auprès de moi quelqu’un qui mérite encore bien plus l’ensemble de ma dévotion. Alors je te l’exprime ainsi, avec ce que j’ai de maladroit, d’insignifiant, mais aussi de bon, de tout puissant, d’aussi grandiose que tout ce que nous pouvons avoir sous les yeux. Et si … Si mes sentiments n’ont à tes yeux nulles comparaisons avec ce que j’ai souhaité te faire découvrir, alors comprends que ceux-ci naissant, ils n’ont encore qu’à peine éclos, n’attendant que ta réponse pour grandir, et chercher à supplanter tout ce… Tout ce qui a pu exister, ou existera. Belphégor, je... »

Les feux de l’enfer auraient pu s’être libérés de leurs entraves pour carboniser les terres saintes qu’ils parcouraient alors, que la jeune femme n’aurait pu avoir plus chaud en cet instant. Un brasier mystique, aux origines confuses, avait décidé de la consumer, elle, son coeur, ses joues, et au vu de la situation, elle ne sentait déjà plus ses jambes, les maudites flammes ayant déjà choisi d’en prendre la chair et d’en ôter tout sens. Et si la confusion de cette allusion n’était là que les quelques pensées qu’elle avait pu aligner au creux de son esprit pris au dépourvu, ce n’était rien par rapport à ce qui traversa celui-ci lors de cet instant, cette demi-seconde, peut-être même cette seconde pleine, où la phrase de son frère adoptif resta en suspens, là où le temps et la vie pouvaient mourir à la fuite d’un soupir incontrôlable. Elle, de souffle, elle n’en possédait pas. Les yeux écarquillés, les joues rouges, elle avait tant bien que mal esquissé un recul, comme si elle pouvait craindre l’ultime parole de son compagnon, comme s'il y avait dans ses mots quelque arme qui ne saurait que la priver de son existence. Elle ne craignait pas son verbe, elle ne craignait pas son sentiment, elle craignait l’inconcevable, l’interdit, l’inexistant et l’attente horrible du châtiment qui ne saurait que la foudroyer aux portes du bonheur. Elle, de mots, elle n’en avait pas. Muette, poumons paralysés d’un coeur qui bat trop fort, prend toute la place dans un torse trop fin pour le contenir tout entier. L’avait-elle seulement imaginé, cet instant, cette fatale seconde qui, à elle seule, lui faisait plus craindre pour sa vie que tous les dangers qu’elle n’avait jamais rencontrés ?

« Je t’aime, épouse-moi. »

Surchauffe. Balbutiements incompréhensibles et manque de réponse flagrant, Belphégor ne parvenait même pas à trouver la moindre façon de lui parler en cet instant. Oui ou non ? Je ne sais ou je ne crois ? Quelles étaient les questions qui l’empêchaient de répondre ? Elle ne parvenait pas plus à les former dans son esprit qu’à les laisser glisser sur sa langue et les élancer d’entre ses lèvres. Elle restait là, immobile, coite, les joues cuites et l’esprit brûlant ses mots comme charbon de sa panique. Mais tout cela, elle ne pouvait pas le lui communiquer. Elle restait simplement devant lui, ne cherchait pas la fuite, battait des bras comme une idiote et ouvrait la bouche comme quelque poisson hors de l’eau, à la recherche de la bouffée d’air frais qui saurait calmer ses tourments. Rien ne vint, et de voir le jeune homme devant elle dans l’attente, ce sourire délicat et ce regard décidé, elle ne se sentait que plus maladroite. Mais quand il ne put plus se contenir, qu’elle entendit ce léger souffle amusé, elle ne se sentit plus le courage de rien, baissant les yeux comme une enfant que l’on venait de prendre en flagrant délit. Quelle honte, de ne point pouvoir présenter la moindre forme de retour dans un instant aussi important, aussi crucial. Pourtant le voici, ce tendre jeune homme, cet ardent compagnon, qui s’approche et lui pose délicatement la main sur le sommet de la tête, dans un geste qui se veut pleinement rassurant. Elle ne saurait dire si elle parviendra un jour à se pardonner son mutisme, mais dans l’instant, elle n’est même pas capable de relever la tête. Peut-être se voilait-elle aussi un peu la face, pouvait se dire qu’il s’agissait de sa faute, à lui, de la prendre ainsi de court, mais … Elle avait conscience dans le fond qu’il n’y avait aucune chance que ses mots ne puissent pas provoquer toujours le même impact, terrible et déstabilisant. Et pourtant, Edwin fut la sagesse incarnée en cette occasion :

« Peut-être… Souhaites-tu que je te laisse un peu de temps, Belphégor ?
- … Je… Oui, je t’en prie.
- Accordé. Laisse-moi te demander toutefois… De ne pas trop me faire attendre, d’accord ?
- … Oui. »

Ils quittèrent les lieux un quart d’heure plus tard à peine. L’un plein d’espoir, l’autre perdue dans ses doutes… Et une ultime personne, peu loin, avec un large sourire.

*
*   *

Leur arrêt à Festim devait durer plus d’un mois, le temps de faire les stocks, d’opérer un minimum d‘échanges, de travailler les différents accords commerciaux qui pouvaient en résulter, puis finalement pour produire approvisionnement et préparatifs pour le chemin retour. Pourtant, Belphégor n’avait pas du tout la tête à cela. Non pas qu’elle n’ait pas eu les connaissances pour soutenir ces entreprises, mais le cœur lourd, l’esprit occupé par les récents événements, elle n’eut que le plus grand mal à se concentrer sur les tâches du quotidien. Elle mit plusieurs jours à se sortir de ses torpeurs amoureuses, à considérer entièrement, clairement, les mots de celui qu’elle ne voyait encore jusqu’ici que comme un frère adoptif, un compagnon de vie, certes, mais point une personnalité chez qui elle pouvait trouver un amour autre que celui fraternel. Autant de choses qui la menèrent, tristement, à s’enfermer un temps, au grand damne de certains membres de la caravane qui, appréciant sa présence rassurante, ne manquèrent pas de se questionner sur son isolement, et allèrent chercher réponse quant à ses turpitudes. Autant dire que cela ne fut guère glorieux, ni elle ni Edwin ne parvenant, encore, à en discuter avec autrui, comme si l’ensemble de l’affaire se devait de rester en suspens tant qu’elle n’aurait su y donner la moindre réponse. Toutefois, elle dut trouver les forces de se mettre au travail, de discourir avec les différents maîtres des guildes marchandes de Festim, sans parler des seigneurs qui s’attendaient, parfois, à quelques manœuvres politiques de la part de ce conséquent groupe de marchands étrangers venu subitement envahir leur cité.

Tout cela prit donc un peu plus de temps que prévu, mais plusieurs événements distincts poussèrent la jeune femme aux cheveux de sang à se poser non seulement les bonnes questions, mais surtout d’aller en quérir les réponses, diverses et variées. L’éloignement relatif d’Edwin en fut un : décidant sûrement que la distance était le meilleur des moyens pour que Belphégor parvienne à faire son choix, le jeune homme chercha à ne pas se tenir à ses côtés en toutes circonstances. Elle dut aller faire ses propres travaux, ses propres rendez-vous, et les gérer à sa manière, sans jamais avoir à compter sur les connaissances et les talents de son compagnon. Elle ne s’en sentit nullement entachée, ou mise à l’épreuve, elle en avait les compétences, mais elle put ainsi entrevoir combien la présence du jeune homme lui était devenue à la fois agréable et rassurante au fur et à mesure des années, tant et si bien qu’elle se demanda même si ce n’était pas aussi le cas pour lui. De même manière, elle put échanger avec les membres de leur expédition plus d’une fois, sans que son frère adoptif soit dans les environs, et cette situation lui permit d’en apprendre bien plus quant à l’état du noble quant elle ne se trouvait pas avec eux. Lui, d’un naturel si calme, fut décrit plusieurs fois comme anxieux, maladroit, voire absent lorsqu’elle n’était plus à leur côté, lors de la seconde partie du voyage. Belphégor en fut d’abord amusée de l’imaginer ainsi, mais aussi passablement touchée et attendrie. Elle ne s’était doutée que son absence pouvait provoquer pareils troubles chez Edwin, et de le découvrir en cet instant où elle était aussi confuse, aussi … indisponible pour les tâches du quotidien lui avait permis de relativiser son état. Puis, finalement, de le comprendre.

Elle se sentit prête à lui répondre une bonne semaine avant qu’ils n’atteignent tous la date du nouveau départ, aussi se laissa-t-elle encore un jour, puis deux, afin de préparer sa réponse. Elle voulait bien faire, bien sûr, il n’était pas question de l’abandonner dans son audace, dans son courage, alors qu’elle avait déjà eu le malheur de lui demander un peu de temps pour y réfléchir. Mais elle avait aussi fait la promesse de ne pas le faire trop patienter, et si elle avait connaissance que nombre de bonnes familles pratiquaient les « trois ans du doute », rituel ancien où deux personnes souhaitant se lier devaient attendre que trois années soient passées avant de finaliser leurs épousailles, elle n’avait nullement l’intention de s’y adonner. Elle n’était, de toutes manières, point de famille noble, et le cas de l’adoption relative par le sire de Horsevent n’avait en aucune mesure de valeur quant à ses origines naturelles. Alors elle s’adonna à un simple stratagème. Elle confia à l’une des dames de leur caravane qu’elle souhaitait, de quelques manières que ce soit, retrouver Edwin en une place singulière, et cette dernière lui conseilla avec un malin sourire de lui donner rendez-vous aux « Belles d’Argent », place somptueuse de la grande ville où ils se trouvaient. Elle fit alors bien les choses : écrivant une belle lettre, quoiqu’un peu formelle, elle le convia à cette place aux belles heures du crépuscule, histoire de s’assurer le minimum de présences gênantes, mais assez de luminosité pour qu’il ne la cherche pas pendant quelques longues et malheureuses minutes. La place, quant à elle, elle l’occupa bien deux heures plus tôt, s'affublant d'une tenue qu’elle portait rarement, relativement élégante et soignée, de celles qu’on la forçait plus à porter qu’autre chose. Du moins, normalement.

Puis elle s’installa au cœur de la merveille architecturale ambiante et attendit. Les Belles d’Argent étaient une série de dix pylônes de métaux précieux, chacun positionné sur une large place ovale au cœur de laquelle se trouvait le plus imposant, entouré par un large bassin où poussaient nombres de plantes exotiques. Contre toute attente, les étranges arbres qui s’échappaient de l’eau n’avaient pas poussé comme la nature l’aurait souhaité, si bien qu’au lieu du fouillis logique qu’une telle présence végétale aurait dû provoquer, l’ensemble se trouvait être ordonné, somptueux, comme taillé et entretenu par la main même d’une quelconque divinité. Belphégor s’y sentit calme. Elle s’y sentit apaisée, prête à rencontrer l’instant le plus perturbant de sa nouvelle vie. Alors, assise sur le bord du bassin, elle y attendit la présence de son compagnon de route, comptant parfois les secondes pour faire passer le temps, ou créant un cheminement illusoire entre les pavés pour se distraire. Elle n’avait nul besoin de réfléchir à ce qu’elle allait dire, elle avait déjà suffisamment cogité à ce propos, savait déjà comment elle s’exprimerait une fois Edwin à ses côtés. La robe qu’elle portait, ample, audacieuse selon l’avis de certaines, avec cette épaule nue qu’elle laissait apercevoir, traînait légèrement au sol, suggérant dans ses ondulations les mêmes reflets que ceux qui animaient l’eau derrière elle. Le vent se glissait sur la place, sifflait quelques mots doux, animait la tranquillité d’une ondée curieuse. Et avec la disparition des quelques promeneurs qui s’attardaient en ces lieux magiques, Belphégor se trouva définitivement seule, avec elle-même, ses sentiments pour seul soutien face à l’épreuve qui l’attendait. Et puis, lentement, vint l’heure du rendez-vous…

Elle s’attendait à ce que son cœur bondisse de sa poitrine dès lors que le ponctuel jeune homme apparaîtrait sur la place, mais elle remarqua avec malheur que celui-ci sembla, pour la première fois de sa vie, montrer quelques signes de retard. Du calme, elle passa à la frustration, se redressait pour faire quelques pas sur la place avec un brin d’agacement, qu’elle souhaitait pourtant dissimuler, au risque qu’il l’aperçoive pester à son arrivée. Puis, lentement, alors que les minutes commencèrent à se faire longues, que les secondes prenaient de plus en plus de temps pour s’écouler, elle se mit à s’inquiéter. Rien au monde n’aurait su retenir si longtemps son frère adoptif, alors son futur « époux » ? Cela ne semblait pas possible. Elle se sentit d’abord idiote de juger de la ponctualité d’Edwin, mais désormais, c’était une extrême solitude qu’elle ressentait, une solitude terrible qui ne manqua pas de l’alerter, de lui faire craindre les pires tourments. Parce qu’elle n’avait jamais été aussi seule en cette vie que lorsqu’il n’avait pas été là, et cette dernière révélation lui fit remarquer ce qui clochait réellement : ce jeune noble, qu’elle aimait, qu’elle s’apprêtait à convier auprès d’elle non plus comme un frère, mais comme un amant, il la connaissait tant et si bien qu’il ne lui aurait jamais fait subir une telle attente, si bien… Si bien qu’il ne pouvait que lui être arrivé malheur.

Et comme une réponse à sa prise de conscience, elle entendit le bruit du chaos. Dans la ville originellement calme là où elle se trouvait, ce fut un capharnaüm aussi soudain qu’inexplicable qui résonna. Un son particulier, l’écho d’une véritable catastrophe, la pierre réduite en cendre, puis le gong lourd sonnant l’alerte dans l’entièreté de la cité, se répercuta de murs en murs jusqu’à parvenir à ses oreilles. Soudainement, sans crier gare, quelque chose de gravissime s’était produit, et elle se trouvait trop loin pour y accourir en quelques instants, encore moins dans sa tenue. Mais l’angoisse lui étreignant le cœur, elle fit l’action la plus logique à ses yeux : elle se précipita vers le cœur du danger. Redressant les pans de sa robe, elle quitta la place au pas de course, s’enfonçant dans les allées voisines. Elle descendit les rues le plus rapidement possible, croisant à la dérobée ceux qui fuyaient. Visages apeurés, courses maladroites, genoux écorchés et tenues déchirées… Plus elle s’avançait au devant du danger, plus ceux qu’elle rencontrait se précipitaient pour quitter un enfer qu’elle n’avait pas encore eu l’occasion de percevoir. Et ce simple état de fait la paniquait. Où se trouvait Edwin ? Pitié que rien ne lui soit arrivé ! Elle exprimait ses vœux silencieusement, cherchant à accélérer l’allure malgré l’encombrement induit par sa tenue. Elle ne fit que s’empêtrer les pieds dedans, finissant par chuter au sol, se frappant le visage contre le dallage du sol. Pas une égratignure, mais un mouvement presque providentiel : au même instant, un épais nuage de poussière traversa les lieux, enveloppant ce monde dans un voile sombre, ocre et brun, mer stagnante de restes éparses de bois et de pierres.

Elle se relève, tousse, attrape sa tenue et en déchire rageusement la base. Elle n’avait plus de temps à perdre, ses belles affaires sauraient souffrir de cet outrage. La vue lui manque dans cette nappe opaque de débris volatiles, et son odorat est obnubilé par la cendre et la poussière, lui ôtant toute forme de repère. Son ouïe ne perçoit que cris et craquements, les lieux semblant tomber en ruines autour d’elle, sans même qu’elle ne puisse vraiment le percevoir. Mais elle n’a pas d’autre choix, elle se doit d’avancer, de courir au chevet de celui qu’elle souhaitait accueillir dans sa vie, éternellement. Alors elle reprit sa course éperdue dans ces cendres, elle chercha à trouver la voix, la présence, la fragrance, la main de celui qu’elle se devait de chérir pour le reste de sa vie. Elle ne trouva que poussières, et poussières, et poussières, et poussières encore et encore alors qu’elle naviguait dans le flot distordu de cette catastrophe. Un tremblement de terre, la chute du ciel, le jugement dernier, eut-elle la moindre idée de ce que ce monde subissait qu’elle n’aurait pu le définir. L’horreur et les cris en toutes parts manquèrent un instant de la rendre folle. L’impossibilité de voir, l’incapacité à pleinement respirer, la course éperdue dans le vague, l’indéfini, le vide, c’était à se demander s'il y avait encore un sol sous ses pieds. Les quelques fines lumières qui parvenaient à traverser les volutes lourdes et épaisses de la catastrophe finirent par disparaître, la nuit ayant fini par gagner ces lieux. Ses poumons lui brûlaient. Sa tête tournait. Elle suffoquait tout en continuant sa triste course, appelant avec désespoir le seul nom qui lui tenait à cœur, celui qu’elle avait tant désiré pouvoir retrouver ce soir, et qui n’était jamais venu.

« Edwin ! Edwiiiin ! »

Rien. Lentement, plus de cris, plus de chaos, plus d’effondrements. Le silence et la poussière pour seule compagnie, dans un espace incertain. Elle, épuisée, à peine capable de reprendre son souffle, cherchant encore et encore le moindre signe de vie, la moindre petite forme d’existence autour d’elle. Rien, encore et toujours rien. Elle avance lentement désormais, titubant dans la pénombre, incapable de prendre conscience de ce qui l’environne, de l’éventuelle présence de danger, du plus petit risque environnant. Se trouvait-elle encore dans la ville ? Le silence ne lui en donnait pas l’impression, Belphégor n’ayant plus la moindre possibilité de quérir la plus petite des informations. Désespérée, perdue, confuse, épuisée, elle se sentit lentement perdre ses forces. Puis ses jambes lâchèrent, et elle s’effondra. Accroupie, puis mains au sol, elle sentit les pleurs lui monter aux yeux. Pourquoi ? Où se trouvait-elle ? Qu’est-ce qu’il s’était passé ? Les larmes ne tardèrent pas plus pour rouler sur ses joues alors qu’elle cherchait à reprendre ne serait-ce qu’une once de son souffle. Elle devait respirer, elle devait se remettre en marche, elle devait … Elle devait le trouver, ce jeune homme, si précieux à ses yeux. Elle eut besoin de temps pour se reprendre, elle se remit en marche difficilement, elle se perdit de plus en plus dans cette nuit lourde et épaisse, sans lumière pour la guider, sans vie pour l’appeler. La jeune femme erra, encore et encore, dans un champ de ruines qui se révélait lentement à mesure que la poussière trouvait son repos sur le sol. Elle marchait et appelait, encore, désespérément, en constatant l’étendue du carnage autour d’elle. Point de flammes, point de lames, juste la ruine… et l’absence.

Aux premières lueurs du matin, elle aperçut enfin la vérité. De la grande et belle cité portuaire, il ne restait plus rien. Ni âme qui vive, ni logis, ni fastueuses et grandioses merveilles. Rien que le manque absolu d’existence, comme s'il n’y avait jamais eu en ces terres la plus petite forme de civilisation, comme si ce qui avait été ici n’avait jamais été autre chose que les vastes steppes arides, craquelées et distordues qui se trouvaient à ses pieds. Une couche de poussière infinie sur une terre morte depuis des éons. Et elle, les joues rouges, les yeux à peine ouverts, gonflés, larmoyants, les cheveux en bataille et la tenue en morceaux. Elle qui marchait sur cette épaisse couche de débris microscopiques qui s’échappaient en volutes épaisses mais lourdes à chacun de ses pas. Elle ne pouvait y croire. Elle refusait d’y croire. Elle ne pouvait surtout pas le comprendre, rien de ce qui s’était passé n'avait de sens, quel qu’il puisse être. Elle passa une dune, loupa un de ses mouvements, s’échoua au sol et glissa péniblement le long de cette poudre vide de vie, ni froide, ni chaude, manquant presque de consistance pour être appelée poussière même. Elle se redressa péniblement, recommença à avancer. Pourquoi ? Elle n’avait plus d’espoir, et la simple conscience que son but était désormais inatteignable ne manqua pas de la faire hésiter. Quelles forces la poussaient-elle encore à chercher ? Avait elle besoin de s’assurer de l’évidence, aussi cruelle pouvait-elle être ? Aucune réponse ne lui vint. Elle n’était que peine, désespoir et, lentement mais sûrement, colère. On venait, une nouvelle fois, de lui ôter la source de son possible bonheur. Et même si elle ne s’en rendait pas encore compte, ce sentiment gonflait en elle, attisé par une source qui se rapprochait, sans qu’elle ne le sache.

*
*   *

Quand elle rouvrit les yeux, elle ne sut pas vraiment où elle se trouvait. Elle avait froid. Elle avait mal, l’ensemble de son corps lui exprimant combien elle s’était trouvée dans l’inconfort durant les dernières heures. Observant les alentours, elle remarqua d’abord les lattes du plancher sur lequel elle avait dormi, puis, assez malheureusement, les formes étranges et inquiétantes de quelques babioles sans forme ni utilité qui emplissaient les lieux. Elle comprit alors où elle se trouvait. La caravane de Sourire. Se redressant, encore épuisée, les poumons lui brûlant encore, elle ne put s’empêcher de contempler l’état absolument déplorable de sa tenue, cette belle robe ne ressemblait désormais plus à autre chose que quelques haillons encrassés par les lieux où elle s’était perdue, des heures durant, à la recherche de celui qu’elle aimait. Il y avait, dans l’état de ses vêtements, une évocation assez singulière de son propre état. Désuet, détruit, inutile. Les larmes revinrent, mais se muèrent simplement en sanglots asséchés. Elle n’avait ni la force de pleurer, ni l’hydratation pour. Cadavre avant l’heure, comme aux portes de la mort, elle ne savait même pas ce qui l’avait ainsi tenu en vie en cet instant funeste où Festim, en une nuit, avait été réduite en cendres. Quand elle se redressa, dans un silence absolu, elle chercha comme elle put l’horripilant personnage à qui appartenait cette carriole sordide. Elle ne le trouva pas au premier abord, mais comme répondant à son appel, elle entendit la porte d’entrée grincer, et la figure étrange de cet homme se glisser dans les lieux, son horrible expression sur le visage :

« Bonjour, Belphégor. Comment te sens-tu ? »

Pas de réponse, elle l’observa par dessus son épaule avant d’adresser un regard vide en direction du sol. Comment se sentait-elle ? On venait de lui prendre tout ce dans quoi elle s’était engagée depuis son retour à la vie : celui avec qui elle s’apprêtait à la construire, le projet dans lequel elle s’était investie, la confiance en ses propres capacités. Elle n’avait plus rien, tout cela parce qu’en un seul instant, elle avait constaté la destruction d’une cité, et avec elle, l’annihilation de ce qui lui avait permis de croire qu’elle pouvait vivre comme une humaine. Quoi que ce fut, elle sentit quelque chose lui piquer au cœur, une question, peut-être la seule chose pour laquelle elle parviendrait à entrouvrir ses lèvres, à forcer ses cordes vocales à se mouvoir, et souffler quelques mots. Elle s’y essaya, proférant alors d’une voix rauque, maladroite, cassée, ce qui s’était lentement instillé en elle, ce qu’elle avait besoin de savoir pour ne pas définitivement flancher :

« Que… s’est-il… passé ?
- L’ire. La colère des dieux. Un être qui veut leur mort, et eux, dans leur égoïsme, qui ont cherché à l’arrêter. Quelque chose qui s’est enclenché il y a bien longtemps. Quelque chose dont tu fais toi-même partie.
- … Pourquoi ? »

L’être infâme lui sourit, de ce sourire horrible qui laisse présager les pires horreurs, les plus grandes monstruosités. Peut-être qu’elle aurait pu, un jour, lui arracher ce sourire du visage. Peut-être se serait-elle senti la force de lui bondir à la figure, de lui tordre le cou, de lui écraser le crâne pour qu’il cesse de la narguer de cette fente abominable qui est un affront à toute forme de joie. Mais dans l’instant présent, elle comprenait. Ce n’était pas de l’amusement que ce faciès présentait, ni même une quelconque forme de sentiment positif. Rien de négatif non plus d’ailleurs, adieu la provocation, la misère, ou même la raillerie. Non, ce sourire n’était rien d’autre qu’un gouffre. Ce gouffre béant qui laisse entendre que rien n’a d’importance, pas même les efforts qu’elle avait pu faire face à un destin qui semblait déjà tout tracé. Cet être, en face d’elle, qui semblait toujours en savoir plus qu’il ne le laissait jamais entendre, avait depuis le début toutes les réponses à ses questions. Peut-être même savait-il ce qui allait se passer à Festim alors qu’ils s’étaient retrouvés à voyager ensemble ? Peut-être était-il l’esprit tordu qui se trouvait derrière l’ensemble de ce désastre, derrière la destruction de sa vie comme elle avait voulu la construire, de ses propres mains ? Elle parvint à se lever, péniblement, tandis que l’être en face d’elle se murait dans un mutisme qui ne l’empêchait guère de monter encore d’un cran supplémentaire sur l’échelle de la violence. Elle aurait pu, à une époque, s’y abandonner pour pouvoir contempler de ses propres yeux le corps de Sourire au sol, baignant dans la mare de son propre sang après qu’elle l’ait réduit à l’état de purée.
« Modifié: jeudi 05 août 2021, 17:52:09 par Belphy Mueller »

Belphy Mueller

Créature

Re : La longue histoire d'une catastrophe

Réponse 3 lundi 02 août 2021, 03:08:54

Mais en cet instant, elle n’avait pas besoin de ça, elle avait besoin de réponses :

« Vous ?
- Non, pas moi. Je ne fais qu’observer. J’attends de voir la fin. Et je crois qu’elle approche…
- Put… Je… RÉPONDS-MOI ! »

Forçant sur ses cordes vocales, elle fut prise immédiatement d’une incontrôlable quinte de toux. Belphégor toussa, encore et encore, s’étouffant lentement pour finalement se rendre compte que, dénuée de force, elle s’était retrouvée de nouveau au sol, pliée en deux, ne retrouvant qu’en cet instant le minimum d’oxygène pour pouvoir éviter de peu de s’évanouir. Lui, cette horreur humaine, s’était rapproché d’elle. Il tenait, dans sa main, l’étrange et mystérieux coffret dont il avait toujours refusé de lui montrer le contenu. En cet instant, elle s’en moquait, ne cherchait pas plus à s’y arrêter, tendant une main faible et tremblante pour pouvoir l’attraper au col, et tenter de l’utiliser comme moyen de se tirer du sol, à grands efforts. Elle ne parvint qu’à peine à l’effleurer, posant sa main sur le coffret maladroitement, mais ne cherchant pas plus encore à réitérer sa tentative : un support est un support, et elle s’aida de l’objet tenu par Sourire pour quitter le plancher faiblement. Ses yeux fiévreux, son souffle court, son corps tremblant, tout cela elle ne parvint qu’à peine à le contrôler suffisamment pour trouver une posture plus ou moins droite, le reste de son corps l’ayant définitivement abandonné. Pourtant, elle eut suffisamment de conscience, d’attention, pour pouvoir l’entendre parler à nouveau, et dans ses mots elle perçut ce brin de vérité qui lui manquait depuis bien trop longtemps. Alors elle avala ses paroles, sans se douter des feux qu’il attisait en elle, des brasiers sur lesquels il jetait bois et huiles de manière à produire le plus beau, le plus puissant, le plus destructeur des bûchers.

« Il y a maintenant plus de seize années, je suis passé par un petit village. Tous y était mort, mais je ne sus vraiment pourquoi, j’y ai trouvé un soupçon de vie dans une fillette qui pourtant baignait dans ses propres tripes. Alors je lui ai fais un cadeau. Et ce cadeau … il te revient aujourd’hui de droit. Belphégor, les dieux te haïssent, ils tuent tes pairs, t’ont privée de l’humanité. Avec ceci, tu sauras te rendre justice. Tu prendras leur place. Tu pourras choisir qui doit vivre, et qui doit mourir. Ce présent n’est autre que le cœur même de ce que tu es et doit être. Ouvre le coffret, prends ce qui te revient de droit. Prends-le, Belphégor. »

Hypnose ou faiblesse, au moins fut-il évident que les paroles empoisonnées de l’homme résonnèrent à ses oreilles, et s’ancrèrent en elle comme quelques serres avides. La vengeance, la soif d’un pouvoir plus important. Ne plus être une humaine en haillons qui subit. Ne plus être une faible demoiselle innocente dont on peut voler, encore et encore, le bonheur. Elle-même ne se rendit pas compte de combien son regard, d’abord vide et abattu, était en train de changer à mesure que l’être en face d’elle distillait son poison verbal en ses veines. La haine comme pinacle de son existence, la colère et l’incapacité à pardonner, autant d’éléments terribles qui l’envahirent à mesure qu’elle quitta les lèvres bleues de Sourire pour regarder le faible loquet qui se trouvait devant elle. Un geste simple suffirait seulement à ouvrir cette chose, à en libérer le contenu. Et elle … Elle le sentait, pulser, cet objet qui l’appelait alors qu’il était jusqu’ici voilé, éloigné de sa conscience. Il y avait quelque chose de familier dans cette boîte, un objet qui l’appelait, qui se faisait une place de choix dans sa pensée, dans son cœur. Elle en avait besoin, ne serait-ce que pour être entière. Et en cet instant, elle n’avait pas la force de résister à son attraction, elle le désirait, elle se devait… de le découvrir. Alors elle tendit ses doigts, joua de ceux-ci pour faire glisser l’encoche du cadenas rudimentaire afin de pouvoir séparer le chapeau du corps. Même affaiblie, elle n’eut guère à faire d’efforts pour attraper le sommet de cette boîte, et de le repousser en arrière pour enfin être réunie avec l’outil de son destin.

Au cœur du coffret se trouvait un orbe. Large comme une paume, à la couleur si profonde qu’il avalait la lumière environnante, et manquait disparaître dans quelques ténèbres inconnues. Elle n’eut pas à réfléchir pour savoir ce qu’elle devait en faire … Guidée par quelques forces dont Belphégor ne connaissait pas l’existence, elle le prit en main, et l’amena à ses lèvres. En face d’elle, l’être immonde se laissa encore une fois emporté par un sourire sans chaleur.

« Dévore-le. Dévore tout, ma petite Reine du Néant. »

Dans un état second, tout lui parut clair. Elle approcha l’objet de sa bouche, et en força l’entrée, à s’en déchirer la commissure des lèvres. Sa mâchoire, à elle seule, sembla trop petite pour englober l’orbe, pourtant elle parvint à l’amener au fond de sa gorge, puis l’avala tout rond, à s’en rompre le cou lorsque celui-ci y passa. De la douleur, certes, mais surtout cette impression infâme, enivrante, extatique, d’avoir enfin retrouvé ce qui lui manquait depuis qu’elle s’était réveillée, un matin, dans un corps adulte, et sans la moindre forme de vie humaine autour d’elle. Pourquoi avait-elle cherché à être autre chose ? Pourquoi s’était-elle évertuée à souffrir, encore et encore, les affres de la vie humaine quand elle pouvait posséder tant et tant d’autres choses par la simple acquisition de ce qui lui revenait de droit ? L’orbe, en elle, sembla se diluer comme le poison du verbe de Sourire, se mit à envahir son être. Elle convulsa, vibra de tout son corps, entama de garder le contrôle de sa chair alors que ses ongles rentraient dans sa peau, arrachaient sa propre chair dans un frisson de satisfaction sans équivoque. Enfin…

Enfin… Elle était entière. De corps, d’âme, d’esprit. Ni la peine, ni la douleur, ni les doutes ne l’habitaient désormais. Elle se sentait en paix avec elle-même, dominée par une seule pensée, quelque chose qu’elle avait pressentie autrefois mais qu’elle n’avait pas put accepter, pas put concevoir, manquant alors de cet élément essentiel qu’elle venait d’acquérir. Elle n’était pas humaine. Elle n’appartenait plus à ce monde depuis qu’elle s’était éveillée, après avoir perdu la vie. Elle n’était là que pour une seule fonction, si simple et pourtant si complexe quand elle y réfléchissait : détruire. Et soudainement le reste de son corps abandonna. Plus de chair, plus de sens. Le tout de son être dans la plus parfaite des uniformités. Une conscience flottante qui ne demandait qu’à accomplir son œuvre. Elle se releva, d’un mouvement : elle n’était plus faible. Elle ferma les yeux : elle voyait toujours. Elle se racla la gorge : plus besoin de respirer. En un instant, elle avait atteint ce nouvel état, cette plénitude sans logique, ce besoin enivrant de n’accomplir que la plus évidente des besognes pour son nouvel être, une tâche qu’elle accomplirait désormais avec joie. Elle allait consumer. Elle, les autres, les dieux, le monde, tout. Elle en avait le besoin, l’envie, le devoir et la nature. Se tournant vers Sourire, elle crut un instant pouvoir commencer par lui. Mais immédiatement, elle déchanta : lui-même n’avait rien à offrir. Comme elle, il n’avait rien de ce monde, rien d’humain, rien de matériel. Depuis le début, il n’avait été qu’une ombre, installée dans ce monde, et visiblement… Il venait d’accomplir ce pour quoi il était fait : l’amener elle à se révéler comme étant un pion du Néant, bonne à accomplir ce pour quoi elle est née, et rien d’autre. Quelle déception.

« Allons, ne me regarde pas ainsi, petite Belphégor. Dehors se trouve ton premier mets de choix. Un repas… symbolique. »

Elle fronça les sourcils… Puis sortit de la carriole avec empressement. Là, dans une herbe sèche, se trouvait le corps inerte de quelqu’un qu’elle connaissait parfaitement. Edwin. Dans l’innocence de la jeunesse, dans l’élégance qui l’avait toujours caractérisé. Dans la naïveté délicate et simple qu’il arborait toujours sur le visage. Qu’il était beau. Qu’il était triste. On aurait pu le croire endormi. Aurait-elle vu ce corps quelques instants plus tôt que les événements auraient pu prendre un détour complètement différent. Mais désormais, seul animait la jeune femme son besoin d’accomplir son œuvre. Elle descendit les marches de la caravane de l’horreur avec calme, un pas après l’autre, arracha lentement les lambeaux de sa tenue, ceux-ci l’empêchant de se mouvoir comme elle le désirait. Il était si beau, il avait été si beau. Belphégor, dans le fond, le voyait encore comme cet être si important qu’elle aurait toujours voulu le posséder. Elle aurait voulu vivre éternellement auprès de lui, elle aurait voulu porter en son sein l’ensemble de cet être, de son amour pour lui. Quelques pas seulement la séparaient de ce jeune homme, de ce corps froid rituellement exposé à son regard. Elle les fit sans la moindre hésitation, s’agenouillant à ses côtés, l’observant sous toutes les coutures. Elle devrait peut-être être triste ? Après tout, il était mort, et elle avait tant voulu qu’il vive. Pourtant, elle ne fit rien d’autre que passer doucement sa main dans les cheveux du garçon, avant de sourire. Un sourire tordu, dénué d’affection ou d’amour, un sourire qui acceptait tout en ce monde, des plus grandes fatalités au plus simples vérités.

« Oui Edwin, je t’aime. Marions-nous, et restons ensemble… à tout jamais. »

Elle ouvrit la bouche, s’approcha de son cou… et y planta ses dents, arrachant sa gorge. Il ouvrit les yeux. Elle continua.


Chapitre 4 : La Reine du Néant


« Ce n’est pas vraiment ce que j’aurais cru faire de ma vie… Non pas que je ne le fasse mal, mais je m’étais attendue à … Autre chose.
- Quoi donc ? »

Seule, au milieu de ruines, la femme à la chevelure de sang parlait dans le vide. Elle ne semblait pas avoir d’interlocuteur, mais l’angle de son regard, sa posture, laissait entendre que son discours s’adressait à ce qui trônait justement entre ses doigts. Son compagnon. Son outil. L’arme qu’elle seule pouvait entendre, et avec qui elle entretenait, depuis quelques mois désormais, un dialogue perpétuel, entre-coupé d’événements généralement peu divertissants. En somme, l’entité qui lui permettait de résister, encore un peu, à l’attrait du vide, de l’apathie, de la neutralité absolue :

« J’ai pensé, il fut un temps, que je pourrais vivre normalement, alors que je… savais ne pas être normale. Que je n’avais rien, dans ma chair, dans ma tête, qui ne soit commun à ce monde. Et regarde-moi désormais, si loin de ces espoirs. A avancer lentement sur ce monde, à en rompre les fondations, à réduire en cendres les citadelles et les cathédrales. J’avais espéré être autre chose qu’une brute sans forme qui vivait par la puissance et le meurtre… Il s’est avéré que je suis encore plus que cela.
- Tu dis ça, mais ça… A l’air de te plaire, Belphégor. Comme s'il n’y avait pas meilleur moyen pour toi d’agir. Et puis quelle efficacité ! Regarde-nous, triomphants, indemnes et inarrêtables ! Combien aimeraient purger le monde comme nous le faisons. ?
- C’est trop peu. Nous ne pouvons pas faire que cela… Je ne ferai pas que cela. Sourire est un rat mais … Quand les cieux se sont abattus sur Festim, quand les dieux ont fait le choix d’annihiler ce qu’il s’y trouvait… Je ne peux leur pardonner. Je m’en fous de ce que souhaitait Sourire honnêtement, ni de ce à quoi ressemble ses plans. En revanche, je veux tordre le cou à chacun des misérables qui ont attenté à mes espoirs d’une vie paisible. Raser le panthéon divin. Le réduire à l’état de sable fin, que je pourrais simplement souffler pour l’éparpiller aux quatre vents.
- Oh et donc … Tout ce carnage sert ce but ? »

L’arme sentiente venait de relever quelque chose qui tenait de l’évidence, mais dont les raisons restaient encore à définir. Depuis son éveil, l’instant étrange et confus où Sourire avait confié la vérité à Belphégor, qu’il lui avait tendu ce joyau, cet orbe dont elle avait alors eu l’incompréhensible action de l’ingérer, l’ensemble de sa vie s’était résumé au meurtre. Elle avançait comme elle l’avait fait autrefois, traversant seule les plaines, son arme pour seule compagnie, et chaque rencontre était l’occasion d’une énième élimination. Cela avait commencé par un voyageur solitaire, la moitié de son crâne était restée en suspens sur la pointe de sa lame. Puis elle avait rencontré une caravane, les voyageurs s’y trouvant l’ayant alors saluée, elle avait répondu d’un simple geste, les avait dépassés, et son tranchant avait alors opéré naturellement. Après plusieurs disparitions, et quelques alertes envoyées à droite et à gauche, par coursiers, les pays limitrophes avaient, semble-t-il, choisi de monter une garde routière pour arrêter ceux qui laissaient traîner, dans leur sillage, tant de cadavres. Elle en avait éliminé suffisamment pour qu’elle ne cherche plus à en connaître le nombre initial. Alors, quand elle avait passé le fleuve d’Ova, les choses avaient commencé à se gâter. Ce fut d’abord un bataillon. Puis un régiment, puis une armée. Dans ses traces, il y avait désormais un cimetière, long de plusieurs centaines de kilomètres. C’est à partir de ce moment là qu’elle avait entamé de s’attaquer aux cités comme aux villages. Elle avait comprit que rien ne serait à même de l’arrêter. Rien en tout cas qui ne soit d’origine humaine. Il fallait qu’un être d’une puissance bien supérieure vienne à sa rencontre… Ce genre d’être même qu’elle souhaitait éliminer désormais :

« Si les divinités servent bien de protecteurs et de guides, alors ils feront le choix de m’arrêter. Ainsi je pourrais les tuer. Et s'ils ne le font pas, alors ils n’auront pas de raison de se plaindre quand je viendrai les punir de leur péchés. Car ils auraient eut tout le temps de venir me chercher pour me vaincre avant que je ne sois capable de le faire pour eux. N’est-ce pas tout simplement le plus efficace ? Le plus évident ?
- Je ne trouve rien à répondre, un plan tout simplement parfait. Mais dis-moi, laquelle des multiples divinités de ce monde attends-tu de rencontrer en premier ? Je ne les connais guère je dois t’avouer, et la curiosité me ronge.
- Tobressa, le seigneur des guerres et tourments serait un candidat prévisible. Après tout je ne fais rien d’autre que marcher sur ses plates-bandes. J’imagine que Guid le protecteur des Hommes, ou le saint-père des dieux, Örrund seraient aussi peu surprenants…
- Mais ce ne sont pas ceux que tu aimerais rencontrer n’est-ce-pas ? Allez, ne soit pas prude, raconte-moi donc : qui veux-tu voir pendre au bout de mon acier ? Dans quel corps devrais-je planter ma pointe ? Quel coeur dois-je embrocher ? Quelle tête dois-je faire sauter ? »

Ces questions étaient autant présentes chez l’arme qu’en son propre coeur. Belphégor n’avait pas vraiment encore l’emprise sur l’ensemble de cette situation, sur ce qu’elle était désormais, une forme de vie qui se nourrissait de la destruction, de l’anéantissement de ce qu’elle rencontrait. Par moment, quelques traits de lucidité, quelques réminiscences de son passé cherchaient à ralentir son bras, à mesurer ses actions, mais elle parvenait rapidement à un étrange paradoxe qui la ramenait sur ce chemin qu’elle avait emprunté depuis peu : si elle n’agissait pas ainsi, si elle cessait de faire ce qu’elle se devait de faire pour exister, que resterait-il d’elle ? Sans attache, sans relation, sans vie, sans humanité… Qu’est-ce qu’elle serait ? En un sens, rien, et rien, c’est ce qu’elle était devenue depuis peu. Aussi, entre vacuité et inexistence, elle n’avait pas plus de choix que celui d’agir, encore et encore,  en accord avec ce qui était l’essence même de son être : annihiler, encore et encore, pour le temps où elle serait amenée à agir sans que jamais on ne l’empêche de faire. Oui, elle détruisait pour la simple et unique raison qu’il s’agissait là de la seule chose qui lui permettait d’avoir une raison d’être en ce monde. Edwin n’était plus. Sa vie auprès de la maison Horsevent aussi. Son existence d’enfant heureuse dans son petit village natal n’avait pas plus de sens. Quant à ce qui la poussait, désormais, à parcourir le monde tout en y traçant le sillon sanguinolent de sa fin prématurée… Peut-être une forme de ressentiment, de haine et de désespoir. Quelques notions diffuses qui ne parvenaient vraiment à se révéler à elle que dans les instants les plus désagréables, où quelques échos de son proche passé semblaient subitement refaire surface et la narguer. Qui voulait-elle tuer, réellement ?

« Syon… Cette divinité, je veux que nous l’exécutions.
- Oh bon ? Pourquoi lui tout particulièrement ?
- Edwin voyait en son existence, en son apparition, des symboles de paix, d’unité, de progrès… Je n’ai rien vu de cela lors de la destruction de Festim. Ni bénédiction, ni aide, ni protection. Si ce dieu existe, il est l’antithèse de ce qu’on lui prête … Et je veux le condamner de mes mains.
- Je serai là pour t’aider alors, Belphégor. »

Elle s’arrêta de marcher. Autour d’elle, les restes encore fumant nés de sa destruction s’écroulaient, petits morceaux par petits morceaux, tandis que des corps inconnus jonchaient le sol. Elle ne connaissait absolument personne parmi ceux qu’elle venait de tuer, de prendre la vie, et dans le fond, elle ne voyait pas de problème à cela. Elle y était indifférente. En revanche, quand son arme l’appelait par son prénom, elle ne manquait pas de se sentir un brin gênée, aussi s’apprêta-t-elle à accomplir une action bien banal, mais qui ne manquait pas de symbolique à ses yeux : elle leva son bras armé, redressant la lame affûtée, l’outil de sa vengeance, à hauteur de son regard. Globalement, elle n’avait pas vraiment de forme distincte. La femme à la chevelure de sang l’avait remarquée depuis le temps, mais cette chose, ce compagnon qu’elle avait acquis sans trop savoir comment, avait la fâcheuse tendance à changer de forme selon le besoin qu'elle en avait. Actuellement, l’arme avait la forme d’une épée longue, lourde et large, dont la pointe se terminait par une forme ample, une queue de poisson qui lui permettait d’appliquer encore un peu plus de force à sa fauche. Mais il n’y avait pas deux jours, elle avait prit la forme d’une lance, dont elle s’était d’ailleurs servie habilement comme d’une arme de jet pour transpercer les bataillons ennemis comme premier assaut, provoquant un désordre tel qu’il ne lui fallut pas plus de temps pour ensuite s’adonner à une élimination sommaire de cet obstacle. Ce seul ami, cette unique compagne dans sa vie de tous les jours … à l’observer ainsi, à l’écouter aussi… Elle se dit qu’elle devait lui donner un nom.

« Toi… Je vais t’appeler K’leir. Ça t’ira parfaitement bien, et au moins je pourrais m’adresser à toi comme il le faut. Ça te convient ?
- Parfaitement. Je dois dire merci ?
- Ce serait agréable.
- Merci alors. »

D’un petit muret en ruine, quelque chose profita de cette discussion étrange. Il avait attendu, la rage au ventre, le cœur en peine, que le monstre qui avait réduit en cendre son foyer, éliminé toutes et tous dans la cité, se soit arrêté pour pouvoir s’approcher au plus que possible. Et maintenant que cette inhumaine entité se retrouvait à monologuer comme une furie prise d’un accès de démence suffisant pour l’arrêter dans son cheminement destructeur, il avait apprêté son arme sous son manteau afin de lui fondre dessus dès qu’elle lui tournerait le dos, ou serait suffisamment étourdie pour lui donner le temps de l’atteindre. C’était désormais le cas, et il n’allait pas laissé passer cette chance. Bondissant de son abri, il n’avait que trois pas à fournir pour pouvoir amener sa dague dans le corps de cette horreur à forme humaine. Au premier, puis au second, il eut la crainte qu’elle réagisse, mais elle ne fit pas le moindre geste, et c’est avec la félicité de la vengeance qu’il opéra son troisième élan. Mais l’arme grossière que se trimballait cette femme changea alors immédiatement de place. D’abord devant les yeux de la femme, adressée au ciel, celle-ci se trouvait désormais à la droite du malheureux, la pointe grotesque placée vers le sol. Lentement, l’ultime âme vivante de cette cité s’effondra, coupée au niveau du tronc, et il n’eut pas le temps de proférer une parole, ni de blesser celle qui venait de l’éliminer par un geste que nul n’aurait put voir. De son point de vue, Belphégor n’avait fait que réagir à son approche, et encore une fois, n’avait ainsi fait que ce pour quoi elle était née. Ou du moins, ce pour quoi elle avait été ramenée à la vie. Alors elle regarda l’être choir au sol, puis elle s’accroupit, et posa la main sur cette tête enfoncée dans les gravats de la cité.

« Tu sais K’leir… Je ne sais pas quand les dieux vont se décider à réagir, mais d’ici-là…
- Oui ?
- … Je crois que ça me plaît. »

*
*   *

Belphégor traversa le monde à la recherche de milieux à détruire, à dévaster, à annihiler. Dans le fond, son seul but était de provoquer la colère des quelques divinités qui pouvaient avoir posé leurs yeux sur les populations qu’elle massacrait, mais malgré l’ensemble des horreurs qu’elle accomplissait, elle n’eut jamais l’occasion de voir lui faire face la moindre entité de nature divine. Ce fut là une énorme, une infinie frustration. Elle pouvait tenter, encore et encore, de repousser les limites de sa sauvagerie, elle ne semblait pas atteindre l’ignominie suffisante pour forcer les êtres protecteurs de ce monde à agir contre son pouvoir. Alors elle chercha encore, et encore. Des royaumes s’allièrent en prévision de sa venue, mais ce ne fut pas suffisant pour l’arrêter. Des héros pleins d’un courage sans bornes, des archimages dont le savoir allait de pair avec leur isolement millénaire, des bêtes gardiennes à la forme titanesque se mirent en travers de son chemin, comme si elle était devenue à elle seule la personnification même du mal qui ronge le monde. Mais elle les tua. Pire souvent, elle poussa le bouchon encore un peu plus loin, car elle profita de ces affrontements pour affiner ses dons, découvrir ses talents, parachever son évolution qui était encore très loin d’avoir atteint son plein potentiel. Ces rencontres furent des affrontements dont la description aurait pu suffire à faire naître légendes et mythes… Sauf que malheureusement, le bien ne triomphait pas dans ces histoires. Les héros finissaient en morceaux, ou absorbés par le pouvoir monstrueux de Belphégor. Les archimages voyaient leur cou rompu, et les bêtes gardiennes, dragons ou chimères, titans ou esprits ancestraux, se retrouvaient à servir de repas à l’appétit insatiable de cette créature infâme qu’était devenue la jeune rousse. Rien n’était suffisamment puissant pour lui opposer résistance.

La nouvelle de son approche devint rapidement synonyme d’exode. Les premiers partis pouvaient éventuellement avoir la chance d’une vie sauve, tandis que les retardataires ou les récalcitrants devenaient quelques noms supplémentaires sur la longue liste des meurtres produits par la « Malédiction Rouge ». Belphégor n’avait guère conscience de ce sobriquet, ni même des histoires qui pouvaient exister autour d’elle. Elle ne faisait qu’agir pour ne pas cesser d’exister, après tout. Alors les ruines, les villes fantômes, les champs rongés par la maladie, les forêts silencieuses, tout cela ne fit qu’augmenter. Un sillage de mort laissé par un être qui ne cherchait pas autre chose que l’apparition d’un être capable de l’arrêter, de protéger tout ce qu’elle éliminait si impitoyablement. En plus de cinq années d’errance, l’ensemble des grandes villes du continent avaient cessé d’exister. Les malheureux qui avaient su se tirer du massacre vivaient désormais dans quelques lieux discrets, en petites communautés, cherchant tant bien que mal à survivre sans se faire remarquer de l’entité monstrueuse qui marchait sur leurs terres, à la recherche d’une énième vie à prendre. Ce fut en cette occasion que Belphégor commença à perdre patience. Ses recherches ne menaient à rien, à part quelques imprudents qui avaient le malheur de croiser son chemin, quant à la réaction des êtres divins, elle en attendait encore l’existence. N’avaient-ils fait part de leur pouvoir qu’au moment où elle était encore faible, cherchant à la détruire avant qu’elle ne puisse devenir la représentation même de le mort ? Peut-être, mais cette simple idée la mettait encore un peu plus hors d’elle.

Alors la haine la poussa à une nouvelle recherche. Si elle ne pouvait pas éliminer suffisamment d’êtres humains, si elle ne pouvait pas détruire suffisamment de cités, si elle ne pouvait pas suffisamment ronger les terres et absorber la vie luxuriante de la nature qu’elle traversait, elle se devait de tirer les divinités de leur trou par ses propres moyens. Il ne fallait plus qu’elle attende qu’ils réagissent à ses atrocités, elle se devait de les apporter d’elle-même dans leur propre monde, au milieu même de leur domaine. Elle s’en était rendue compte, depuis le temps, mais sa simple présence suffisait désormais pour influencer ce qui l’entourait, pour le distordre et le consumer. Et si les dieux, dans leur veulerie, ne parvenaient pas à se décider de qui devait l’empêcher d’agir, alors elle n’avait pas d’autre choix que d’apporter cette corruption qu’elle était à l’endroit même où ils se trouvaient. Atteindre le plus sacré des sanctuaires et le détruire. Faire face à tous ces êtres intouchables et les éliminer de ses propres mains, tous à la fois. Une folie des grandeurs qui aurait pu être perçue comme inexcusable, mais … Elle s’en sentait le pouvoir, elle s’en sentait le droit. À dire vrai, elle en jubilait même, dans sa croissante inhumanité. Car si rien de ce que le monde humain pouvait lui opposer de résistance, à quel point les créateurs mêmes de ces choses seraient capables de la confronter ? Ce questionnement seul suffisait à lui donner raison : elle savait en son for intérieur que si elle rencontrait enfin ces divinités, ces êtres qui n’avaient su l’arrêter par crainte, sûrement, elle n’aurait aucun mal à les tuer, les uns après les autres, en toute impunité.

Désormais, quand elle parvenait à trouver un survivant, elle le cuisinait avant de lui apporter la délivrance de son annihilation. Elle le gardait auprès d’elle, le laissait lentement souffrir et perdre forme à cause de sa seule proximité avec son être abject, et quand cela devenait trop insoutenable pour le pauvre être humain, elle récupérait les quelques racontars et légendes que celui-ci possédait sur les divinités avant de l’absorber. Les plus valeureux pouvaient tenir quelques jours, les moins résistants perdaient la tête en moins de quatre heures, mais au moins la monstruosité aux cheveux de sang parvenait à acquérir les savoirs qu’elle convoitait à chaque occasion. Débusquer ces divinités n’était pas chose facile mais elle avait tout le temps nécessaire devant elle, alors elle se permettait le caprice d’y aller lentement, avec assurance. Et elle faisait le tri. Ceux prétendant que les dieux vivaient sous terre, loin de la lumière du jour, étaient de ceux qui étaient les plus inconstants dans leurs histoires, aussi trouva-t-elle rapidement leur raisonnement absurde et inutilisable. Certains eurent quelques légendes à propos de très hautes montagnes, dans la ceinture géologique la plus au Nord de ce monde, et elle fit le détour, même si ce fut finalement en vain. Au moins put-elle par après rejeter ce genre d’histoires. D’autres prétendirent à l’existence d’un continent voilé aux yeux de l’homme, quelques part dans le grand Océan Austral, mais elle put le sillonner durant de longs, très longs mois qu’elle ne perçut pas plus de signe de vie que chez les créatures sous-marines, la majorité de celle-ci se mettant lentement à remonter à la surface, ayant perdu la vie par la simple présence de l’entité à la surface de leurs eaux.

Finalement, même si elle prenait le temps, elle continuait son œuvre de destruction sans efforts. Ses recherches laissaient le monde chaque jour un peu plus vide, un peu moins vivant. Elle rongeait cette Terre comme une tique accrochée au cou d’une mésange, trop mal placée pour être ôtée, trop grosse pour ne pas bientôt apporter la mort à cette bête malheureuse et exsangue. Mais les dieux, dans leur impressionnante constance, restaient absents de ce monde, à en douter de leur existence première. Belphégor fut presque atteinte par une forme de lassitude : et si elle ne parvenait jamais à s’offrir la digne vengeance qu’elle souhaitait ? Cette triste question prit lentement la forme d’une peur viscérale pour l’entité inhumaine. Allait-elle simplement vivre sur un monde mort, à la recherche de la moindre forme de vie encore existante et capable de l’informer de l’habitat divin qu’elle désirait trouver par-dessus tout ? Ce fut à la formulation de cette pensée qu’elle s’arrêta pour la première fois, qu’elle planta K’leir dans le sol, et qu’elle vint s’asseoir, alors, sur une vieille souche proche, afin de réfléchir. Et elle y resta pendant de longues semaines. La nuit, même si elle ne ressentait plus ni froid ni chaleur, elle allumait un feu, toujours vacillant à cause de sa présence proche, et le contemplait tout en cherchant solution à ses craintes. Par moment, l’horrible vérité de son existence tentait de l’appeler à l’abandon de sa quête, qu’elle reste là, immobile, afin de mourir. D’autres fois, elle se redressait soudainement, se dirigeait vers K’leir dans l’idée de le sortir de terre, et de reprendre la marche… Mais elle s’interrompait à mi-chemin, et retournait à son assise, afin de reprendre son effort spirituel.

Puis, une nuit fatidique, l’inconnu vint frapper à la porte de sa conscience torturée. Depuis le temps qu’elle occupait ces lieux, les arbres environnant étaient tombés en poussière, l’herbe avait disparu, la terre s’était asséchée et la souche sur laquelle elle était installée s’était pétrifiée. Un lieu de mort, sans la moindre forme d’attrait pour qui que ce soit souhaitant survivre à ce monde en plein déclin. Pourtant, alors que la calamité à l’origine même de cette décrépitude était là, immobile, yeux clos, le bruit délicat de pas hésitants vint résonner à son oreille. Si elle voulut, de prime abord, ignorer cette approche, et la forme de vie qui s’y rattachait, ce fut les paroles de son arme, plus loin, qui l’intimèrent à se comporter autrement :

« Belphégor, je crois que tu as de la visite… »

Effectivement, les pas s’arrêtèrent seulement une fois les abords du feu atteint. Qui que ce soit, le visiteur impromptu ne venait pas de manière complètement aléatoire, et avait sûrement quelques doléances à présenter, quelles qu’elles soient. Bien obligée de répondre à cette présence, première qu’elle rencontrait depuis longtemps, la femme à la nature monstrueuse ouvrit les yeux pour voir, devant elle, une forme vaguement humaine dont elle ne se serait pas douté de l’existence. Il s’agissait d’un enfant, ou du moins en avait l’apparence, elle ne saurait assumer si rapidement de son âge. Sa peau translucide laissait voir la forme de ses nerfs, de ses vaisseaux sanguins, mais aussi une partie de se muscles et de ses os, l’ensemble étant… bien étrangement organisé. Dans l’idée que rien ne faisait scientifiquement sens. Cette entité se tenait simplement là, à quelques pas d’elle, semblant avoir respecté une certaine forme de distance de sécurité, mais il était clair pour les deux partis que celle-ci serait bien maigre si la Reine du Néant avait eu le désir de porter la main sur cette fragile forme de vie à ses yeux. Mais bien sûr, rien de cela. La femme dénaturée l’observait avec un air neutre, tandis que l’enfant translucide la toisait, visiblement affaibli. Un échange de regard dont la longueur ne fut pas un problème pour chacun, et ce jusqu’à ce que l’être daigne ouvrir la bouche, faisant hausser un sourcil à la destructrice du monde, tant la voix grave qui s’échappa d’entre ces lèvres n’allait clairement pas avec le physique de cette forme de vie :

« Je suis Malkër, seigneur des Sciences et de la Vie en ce monde. Destructrice, je viens vers toi en recherche… de vengeance.
J’ai fini par croire que votre existence n’était qu’un énorme mensonge, mais regardez-moi ça. Un dieu, un vrai, incroyable. Eh bien divin seigneur, vous venez enfin m’arrêter, m’empêcher de finir mon travail ? Je dois avouer qu’en ce cas, je m’attendais à une approche moins simpliste. »

Un court instant de flottement s’ensuivit, où la divinité sembla surprise de ce qu’elle venait d’entendre, tandis que la mortelle ennemie de la matière se redressait lentement, sentant déjà le feu de la destruction s’embraser de nouveau. Elle avait enfin la preuve tangible qu’elle avait un ennemi, quelle excitation ! Malheureusement, alors qu’elle s’apprêtait à tendre la main pour récupérer son outil de meurtre, K’leir ayant même le plaisir de se sentir enfin bouger après quelques longues, très longues semaines à rester parfaitement immobile, la divinité fit elle-même un geste, paume ouverte, comme pour inviter à un certain calme. Et comme soudainement tarie de toute l’énergie qui commençait à bouillonner dans ses vaines, Belphégor arrêta son action, avant de le regarder froidement. Ce n’était … pas du tout ce qu’elle avait prévu.

« Je crois qu’il y a méprise. Je ne suis pas là pour me venger de toi, Destructrice… Mais pour chercher ton aide en mes derniers instants.
Comment ?! »

Là, son bras s’abaissa d’un coup, tombant mollement sur son flanc alors que la stupéfaction se lisait sur ses traits. Son aide ? Demandée par une divinité ? Ceux-là même qu’elle souhaitait étriper, transformer en une purée sanguinolente et grasse pour mieux les carboniser par la suite ? Non, quelque chose n’allait pas du tout. Elle ne voulait pas leur donner la main, elle voulait les voir agonir sous ses propres coups, les massacrer, les uns après les autres alors … Alors pourquoi cette petite chose blafarde se trouvait-elle ici pour lui faire part d’une telle requête ? Etaient-ils assez sots pour croire qu’elle leur pardonnerait ? Ou assez arrogants et hautains pour se sentir tant inatteignables que jamais un être qui n’est pas de la même essence qu’eux ne saurait leur dire non ? Tant de questions, si soudaines, lui faisaient tourner la tête, et elle commençait sincèrement à sentir son sang lui tambouriner violemment au niveau des tempes. Plutôt que de réfléchir, de se perdre en plus encore de questionnements, elle finit par faire un choix immédiat avant que ses nerfs ne lâchent face à l’incongruité du moment : relevant immédiatement son bras et attirant K’leir à elle, la voici qui s’élance en un mouvement fulgurant et fait mine d’abattre la lame en direction de cet être divin. Mais il ne fit pas mine de fuir, ni même de bouger d’ailleurs. L’aplomb avec lequel il fixa l’arme, puis la femme dont le regard brûlait d’une colère insatiable fut suffisant pour l’obliger à reconsidérer son action. A contre-coeur, elle arrêta son coup. Son outil de mort à un pauvre centimètre du corps translucide, elle siffla entre ses dents et rabattit son arme, avant d’attraper cet invité désagréable par le cou, reprenant alors ses propos dans la plus grande franchise personnelle dont elle était capable :

« MON AIDE ? TES DERNIERS INSTANTS ? Bande de ramassis de déjections je vous conspue, toi et  les tiens ! Je pourrais être la source de votre malheur que je ne me sentirais que mieux encore qu’en cet instant ! Pourquoi bougerais-je le plus petit muscle lorsque mon seul objectif est de vous voir traîner dans les fourbes miséreuses dans lesquelles vous m’avez jetée ?
Eh bien … pour cela … il est un peu trop tard. »

Cette réponse n’alla pas le moins du monde à la femme, qui se mit instinctivement à serrer sa poigne autour de la forme fragile du cou de l’être. Mais il ne ripostait pas, comme résolu face à la situation. Un comportement qui ne manqua pas de la rendre d’autant plus aigrie, Belphégor manquant de peu de couper court à la discussion en achevant cet être blafard qui ne semblait de toutes manières plus avoir le moindre attrait pour la vie. Mais elle ne sut ordonner à ses doigts de finir le travail, elle … Elle avait besoin d’en savoir plus !

« Trop tard ? Explique-toi !
Quelqu’un s’en est déjà occupé… Celui qui n’a jamais été un dieu nous a trouvés et massacrés. Je suis bien le seul à avoir pu m’enfuir… Mais regarde-moi, je n’ai plus ni force, ni pouvoir, ni don pour me protéger. Il faut dire que ton travail fut exemplaire. Plus personne n’existe pour nous adresser prières et foi… Vois où cela nous a menés, nous n’avions plus la possibilité de riposter quand il est arrivé…
De qui s’agit-il ? Arrête de me conter ta vie, je veux juste les faits !
Syon. Il s’appelle Syon. Les humains se sont mis à le prier il y a une vingtaine d’années… Et il semble avoir choisi de prendre la direction de ce monde... »

Quelle forme d’ironie avait influencé le destin pour que cela finisse ainsi ? L’énonciation de ce nom ne manqua pas de foudroyer sur place la Reine du Néant, l’amenant à lâcher immédiatement cette forme de vie divine pitoyable entre ses doigts, le laissant tomber mollement en arrière tandis que quelques lueurs folles animaient le regard de Belphégor. Syon. Une forme de vie non-divine, celle qui avait fait le bonheur, la fierté d’Edwin, était un imposteur ? Donc non seulement il n’avait rien à voir avec les espoirs qu’il avait produits chez le genre humain, mais plus encore, il lui avait coupé l’herbe sous le pied, allant jusqu’à arracher la vie des dieux de sa main en profitant de ce qu’ELLE, la Reine du Néant, avait accompli ? L’injustice, l’évidente mascarade qui s’était jouée dans son dos manqua de peu la faire rentrer dans une rage folle, mais elle se défoula avant que sa mauvaise humeur ne lui fasse perdre son seul sujet capable de l’aider dans un très proche futur. Non, à la place, elle resserra sa poigne sur K’leir, et opérant un demi-tour rapide, vint frapper de toutes ses forces le sol devant elle, le fissurant en une longue et abyssale crevasse qui s’ouvrit sur des distances que Belphégor ne pouvait guère estimer. La haine pour principale source de puissance, elle sentait enfin qu’elle reprenait une raison d’agir, de détruire ce monde qui avait perdu tout intérêt à ses yeux il y a peu. Soufflant de toutes ses forces, éliminant de ses poumons l’air vicié de ce monde aux portex de la mort, elle se retourna vers la pauvre forme de Malkër, qui n’avait rien à envier au monde qu’il était sensé protéger autrefois. Il voulait se venger de Syon ? Elle aussi. Cela n’annulait pas du tout son choix de réduire le panthéon initial à un cimetière, mais elle pouvait concevoir l’effort de leur offrir justice envers cet être qui, non-content d’avoir profité de ses efforts, prenait définitivement la forme de la pire engeance existante en ce monde au yeux de la destructrice.

Conservant donc la plus infime partie de calme et de réflectivité dont elle était capable alors, et s’y accrochant, la Reine du Néant s’approcha doucement de l’enfant luminescent au sol, et s’accroupit devant lui, l’observant avec un sourire vicié. Lui, il avait bien une idée de comment atteindre le panthéon divin, n’est-ce-pas ? Il devait même sûrement être venu rien que pour cela : lui présenter la possibilité plus qu’intéressante de l’emporter là-bas afin qu’elle fasse avec ce Syon ce qu’elle avait fait dans le reste du monde : réduire à néant l’existence et la vie, quelque soit sa forme. Alors elle se permit de reprendre avec un ton autrement plus intéressé, autrement plus mielleux, sans cacher ses intentions. Il était, de toutes manières, évident que la pauvre divinité au sol n’en avait plus pour très longtemps, alors pourquoi donc cacherait-elle ses objectifs ?

« Tu veux le voir mourir, et vu que tu n’as plus la force pour lutter, tu me demandes de le faire à ta place, c’est cela ?
Oui. Je ne peux rien faire de plus que venger mes camarades… Même si nous étions faibles par ta faute, il est celui qui nous a apporté la mort. Qui sait, la situation aurait pu être inversée ? Mais c’est ainsi que tout cela s’est produit…
Donc, en échange de l’assurance que je le tue… Tu m’emmènerais dans votre charmant petit coin de dieux veules et renfermés ?
Oui… encore une fois…
Et tu as conscience que cela n’ôte en rien mon propre objectif ?
… Tu as besoin de moi pour y aller.
Certes, mais après, hum ? Je n’en aurais plus le moindre besoin, j’aurais mon boulevard assuré pour aller l’éliminer, aussi que ferais-je de toi et de ta petite carcasse sans pouvoir ? »

L’être divin devant elle resta coi, mais pour autant, elle n’eut pas le plaisir de le voir flancher, ou se perdre dans quelques peurs instinctives. Dommage. Sincèrement, s'il avait pu lui montrer la plus petite forme de crainte, elle aurait été satisfaite, et aurait sûrement décidé d’en rester là pour l’instant. A la place, elle vit ce drôle de personnage au crépuscule de sa vie prendre un appui maladroit sur le sol poussiéreux, puis se mettre de nouveau sur ses jambes, se plaçant le plus dignement possible désormais. Il était amusant de constater qu’il ne faisait pas plus d’une tête de plus que Belphégor, alors qu’elle se trouvait encore accroupie de son côté. Enfin, elle l’observa sans quitter sa position, tandis que la voix caverneuse reprit à nouveau sa place dans les airs.

« Je me doute bien de ce qu’il va m’arriver. Mais je suis venu en connaissance de cause. Je préfère encore choisir par quelle main je vais périr…
Et la mienne t’as semblé plus clémente ? Dieu du savoir, je crois avoir bien du mal à comprendre ta logique. Parce que j’ai plaisir à m’imaginer la manière dont je vais m’assurer que tu m’accompagnes lors de cet affrontement, et je doute que cela te plaise.
Je fais dans le savoir, et non dans la divination… En revanche, je le répète, mais je sais comment notre rencontre se terminera. J’y suis préparé. Respecte simplement ma demande, et je n’aurais aucune raison de lutter en retour.
Je le tuerai, cela te suffit-il ? »

Un instant de doute sembla passer sur le visage de la divinité diminuée… Puis, lentement, il se tourna vers le vide, et adressant sa main aux ténèbres lointaines, il produisit un geste lent, presque souverain, entamant de déchirer la réalité pour ouvrir le passage défendu vers ce qui fut autrefois le domaine des Dieux. S’assurant par ailleurs que celui-ci reste ouvert après sa fin, il vint fixer le passage à cette réalité, produisant immédiatement un déséquilibre qui aurait sûrement le don, avec le temps, de créer en ce monde encore bien d’autres problèmes… Mais il savait qu’il était désormais bien trop tard : ces terres étant définitivement condamnées, il n’avait plus de raison de se retenir, même s’il s’agissait de créer un point de fuite pour toute la magie divine encore stockée au Panthéon. Puis il retrouva sa posture initiale au devant de la Reine du Néant, cette dernière observant cette bouche ouverte sur la réalité avec un mélange d’excitation et d’impatience. Nul besoin de dire que pour la première fois, la lueur folle dans les yeux de Belphégor ne manqua pas de faire frissonner son interlocuteur. Mais il s’était résigné. Ayant obtenu gain de cause, et sachant qu’il envoyait alors les deux monstres qui avaient détruit son monde vers une mort certaine, de l’un ou de l’autre, au mieux des deux, il pouvait partir en paix… Du moins mentalement, car lentement l’attention de Belphégor se retournait vers lui, toute sa monstruosité lui apparaissant de plein fouet à mesure qu’elle se rapprochait de lui, comme le serpent glisse en direction de sa proie :

« Voici ma réponse. Je suis prêt à partir …
Parfait. Tu seras vengé, ne t’en fais pas. Je crois même que… Je vais pouvoir chercher à t’offrir le coup de grâce, tu sais ? »

Le ton était mielleux, les gestes de Belphégor lents et gracieux. S’approchant de cette forme infantile de divinité, elle plaça ses mains sur cette chair translucide, puis en attrapa presque théâtralement certaines zones. Le cou dans la main gauche, la hanche dans la main droites, ses doigts s’y fixant d’abord pour ensuite pénétrer lentement dans la chair. Est-ce que les dieux ressentent la douleur ? Si ce fut le cas, Malkër ne sembla guère en présenter la plus petite once. Une certaine crainte commençait à voiler ses traits, et son regard se faisait lointain. Il n’avait pas d’échappatoire de toutes manières, aussi ne se trouvait-il la capacité que d’accepter cet ultime sacrifice. Immobile, il la vit s’approcher lentement de plus en plus près, s’agglutinant à lui. Il sentit un frisson le parcourir quand l’énergie impie de Belphégor commença à grignoter les quelques restes de son aura divine, mais le pire vint quand le souffle de cet être contre-nature s’échappa d’entre ses lèvres pour venir glisser sur son épaule. C’était là. C’était sa fin.

« À table ! »

Et la Reine du Néant planta ses dents dans la chair de la divinité, entamant de le dévorer comme elle avait pu le faire pour son Edwin bien-aimé. Lui aussi, désormais, allait l’accompagner jusqu’à la fin des temps.

*
*   *

Il fallut du temps à Belphégor pour produire son second outil de destruction, bien plus que lors de son premier repas, mais lorsqu’elle put le tirer de sa chair, elle ne manqua pas de le trouver d’une incroyable efficacité. Elle le nommerait plus tard, à l’instar de K’leir, mais sur l’instant, elle avait d’autres projets en tête. Devant elle se trouvait le couloir divin ouvert par sa pitance, une ouverture particulièrement pratique sur un monde qu’elle avait tant cherché autrefois, et dont elle jubilait intérieurement d’y avoir accès. Et même si bouillonnait encore en son cœur l’affront d’avoir été devancée par l’être même qu’elle souhaitait punir avant tout, l’idée de pouvoir lui faire connaître l’ensemble de sa rage ne manqua pas de la contenir, du moins pour l’instant, à une simple revue sommaire de son état. Physiquement, elle était en pleine forme, et spirituellement, elle avait consommé une partie de son essence pour produire sa nouvelle arme, mais rien qui ne soit suffisamment conséquent pour qu’elle se sente amoindrie. En somme, elle était dans des prédispositions plus que positives afin de mettre en œuvre sa vengeance ! Syon avait su vaincre le panthéon ? Soit, mais elle les avait tant affaiblis que cela avait du se résumer à une courte et terrible blague. Cette chiure de mouche, ce traître, ce menteur éhonté allait payer pour tout ce qu’elle avait subi, et c’est avec cette idée en tête qu’elle prit le manche de ses deux compagnes bien en main pour enfin se diriger vers le portail. Un pas, puis deux, puis trois, et à chacun de ceux-ci, une impatience croissante. Alors, c’est quasiment en pleine course qu’elle parvint à l’orée de ce passage mystique, se jetant au travers de tout son être sans la moindre hésitation.

Elle n’avait jamais connu pareille sensation. Comme flottante au milieu d’un monde qui s’étire et se contracte en permanence, pliant l’espace et le temps à sa volonté. Rapidement, une impression désagréable de nausée lui arriva de plein fouet, et ce fut avec grand mal qu’elle parvint à se tenir tout du long de cet étrange traversée. Mais sa destination apparut bien assez rapidement pour qu’elle n’eut pas à perdre de son panache dans une réaction vulgaire aux énergies magiques l’englobant. Franchissant le nouveau seuil qui lui fit face, elle se rattrapa rapidement au milieu d’une grande plaine fleurie. Quelques bêtes en traversaient encore les lieux, première présence de vie naturelle que Belphégor se retrouvait à contempler depuis de longs mois. Fascinant et vexant à la fois. Les divinités malgré tout avaient réussi à s’échapper de son influence, il y avait là un affront particulièrement difficile à avaler. Mais ce n’était pas le plus important ! Se dressant bien droite, la femme commença à observer les alentours, armes aux poings, à la recherche de la moindre forme de vie divine ou humaine. Mais rien. Tout ce qu’elle put remarquer était le gigantesque manoir se dressant devant elle, titanesque bastion des dieux, dont les fenêtres semblaient laisser entrevoir quelques pièces ténébreuses où nulle vie ne persistait. Autrement, rien.

Maussade, la femme fit un premier pas en maugréant, espérant en son cœur que sa cible n’ait pas fait le choix de quitter les lieux, de s’éloigner avant de se retrouver face à une arrière-garde bien plus puissante que les dieux qu’il avait précédemment affrontés. C’est quand elle manqua glisser sur un sol instable qu’elle ne put s’empêcher de prononcer un juron à plein poumon, avant de se retourner et de contempler la raison de sa maladresse. C’est là qu’elle vit les premières traces du carnage de plus tôt. Des vêtements. Sans la moindre tâche, sans le plus petit signe d’affrontement. Une simple pile de morceaux de tissus laissés là, éparpillés, et les relents terribles qui s’en échappaient. Quelque soit la puissance utilisée pour pouvoir vaincre ce qui se trouvait en cette tenue, Belphégor ne put s’empêcher d’écarquiller les yeux en s’accroupissant, tendant les doigts par-dessus ces atours afin de percevoir et d’apprécier l’énergie impie qui virevoltait encore en leurs alentours. Elle n’osait y croire mais… Se devait de se rendre à l’évidence : ce qui se trouvait là avait fait usage des mêmes dons que les siens. Ces capacités qui réduisent au rien le plus absolu. Cette force qui ne semble pourtant accessible qu’à elle seule, le Destructrice, la Reine du Néant. Alarmée, et désormais bien plus sur la défensive, elle se releva immédiatement afin de pouvoir se préparer, à se mettre en quête d’une explication… Elle n’eut que le temps de l’apercevoir, et pas de réagir : un poing lourd, puissant, envoyé avec une force inouïe vint s’enfoncer au niveau de sa joue. L’impact fut immédiat, Belphégor se sentant décoller du sol alors qu’elle fut envoyée voler dans les airs, la vision troublée et l’esprit flou.

Mais avant qu’elle ne touche le sol, avant qu’elle ne vienne être récupérée à la fin de sa chute après un assaut soudain, elle se secoua immédiatement, procédant à une reprise de contrôle de son vol pour réatterrir sur ses pieds, arme en avant en prévision de la moindre approche. Au lieu de ça, elle constata au loin une forme floue, blanchâtre, et tenta par tous les moyens de récupérer une vision précise. Tandis qu’elle perçut les propos de celui qui venait de la prendre par surprise pour la première fois depuis sa transformation, elle se préparait :

« Je pensais … en avoir fini avec tous ces porcs laxistes et frivoles. Et voilà que quelqu’un débarque de nulle part. D’ailleurs, je ne puis que me trouver … Particulièrement surpris de ne pas vous voir tomber en morceaux.
Va crever !
Au moins voilà une réponse claire. »

La forme se rapprocha d’un coup, obligeant Belphégor à passer sur la défensive, usant de ses armes pour dévier, parer, amortir les chocs produits par les coups fulgurants de celui qui était encore bien trop intangible à ses yeux pour qu’elle définisse ses contours, sa forme, et puisse réagir en fonction. Au moins minimisait-elle les dégâts, se donnant le maximum de temps pour pouvoir récupérer une véritable vision, ce qui arriva deux dizaines de secondes plus tard. C’est là qu’elle entreprit de reconnaître son opposant. Des traits fins, délicats, accompagnant un visage angélique dont les cheveux blonds semblaient flotter dans un vent inexistant. Des yeux scintillants comme l'or dont l’expression permanente semblait être une tristesse vague, indéfinie. Enfin, couvrant son corps, un large et long manteau blanc, dont la seule étrangeté était une couverture de plumes qui en couvrait les épaules et l’arrière du corps. Elle n’avait pas de noms, pas de descriptions correspondantes dans l’ensemble du panthéon connu. Alors la question se posait : de qui s’agissait-il ? La réponse, elle s’en doutait, si bien que la femme aux cheveux de sang banda ses muscles et repoussa soudainement son ennemi enfin identifié, l’obligeant à reculer par une action de pure force brute. Puis, pointant sa lame en sa direction, elle se prononça :

« Tu es Syon, n’est-ce-pas ?
Exactement. Quant à vous, vous n’avez rien d’une divinité, je me trompe ?
Sûrement pas. En revanche, je serais bien assez capable … De massacrer une saloperie dans ton genre ! J’vais te pourrir charogne, te faire bouffer la terre de ces lieux, m’assurer de filer ta carcasse puante aux porcs encore en vie sur ces plaines, si je ne te transforme pas en cendres avant ! J’vais te buter, te dépiauter, t’arracher la peau millimètre par millimètre dans la plus grande souffrance que tu pourras jamais subir. Que ce soit Edwin, ma vie d’autrefois, ou juste pour mon plus grand plaisir désormais… J’vais m’assurer de procéder avec expertise pour t’entendre couiner comme un rat en pleine dissection ! T’es un type mort Syon, et c’est moi qui vais te transformer en bouillie ! »

Perdant la tête, ainsi que toutes formes de retenue, la jeune femme s’élança dans un assaut frontal des plus primitifs, bestiaux, inexpugnables. Toute la haine qu’elle avait accumulée, toute la rancœur qu’elle dirigeait vers une seule personne, celui qui lui faisait face en cet instant, venait d’exploser, faisant disjoncter la destructrice de ce monde, et la forçant à la plus fondamentale des pulsions : l’envie de meurtre. Bondissant pour asséner un puissant coup de ses deux armes, puis repartant en arrière, avant de bondir sur le flanc de son ennemi, puis tentant de le faucher pour ensuite lui bondir à la gorge et le décapiter… Chaque instant de l’affrontement était, dans l’esprit de cette tueuse experte et déterminée, une succession, un enchaînement de coups dont chacun avait le désir de mettre fin à l’affrontement, de porter un coup de grâce. Mais Syon lui glissait entre les doigts. Chaque attaque, chaque feinte, chaque mouvement de Belphégor sembla se mouvoir dans le vide sans jamais ne rencontrer le corps de cet être qu’elle haïssait tant. Elle ne parvenait même pas à toucher son habit, le manteau semblant onduler pour ne jamais se trouver sur le chemin de ses lames. Alors elle chercha à aller toujours plus loin dans la sauvagerie, dans l’incompréhensible et l’imprévu. Si elle ne pouvait l’affecter par ses armes, elle s’essaya à une charge d’épaule. Quand elle passa à côté de lui, elle se laissa tomber en avant pour feinter, et venir lui mettre un violent coup de pied en direction de son menton. Lorsqu’il se décala une nouvelle fois pour s’excuser de cette touche, elle attrapa la terre sous ses mains et la lui projeta à la figure. Mais alors même que cela sembla fondre avant de toucher son faciès, elle était déjà de nouveau sur pied, se jetant à bras le corps pour produire un estoc meurtrier sur cet imperturbable adversaire.

Encore un nouvel échec. Puis un autre, puis un autre, et encore un autre. Elle avait beau se laisser aller à la plus folle de ses rages, elle ne parvenait ni à le toucher, ni à l’affecter, ni même visiblement à l’affaiblir, à l’essouffler. Elle bataillait contre de l’air, faisant grimper en flèche la frustration de cette guerrière-née qui pourtant, jusqu’ici, n’avait jamais rencontré un adversaire d’égale valeur. Alors pourquoi cela devait-il être cette immondice, celle-là même qui n’avait jamais répondu aux appels de ceux qui avaient crû en lui ? Quelle inénarrable injustice avait été mise en œuvre pour que cela se produise ? La femme n’en savait rien, mais s’époumonait, s’épuisait dans sa volonté de pouvoir ne serait-ce que l’atteindre, le blesser de la plus infime des estafilades. Elle ne se rendit pas compte de l’étrangeté de cet instant, des raisons pour lesquelles elle ne parvenait à faire mouche. Elle ne vit pas ce qu’elle avait pourtant observé à son arrivée, à savoir la similitude de leurs talents. La femme enragée, aux cheveux de sang, ne parvint en aucun instant à se rendre compte qu’elle faisait face à un être qui manipulait les mêmes forces qu’elle, mais à un niveau qui n’avait guère la faiblesse du sien. Et lentement, quand la puissance de ses furieuses tentatives s’amenuisa progressivement, le combat prit une tournure des plus déplorables pour Belphégor. Un coup plus lent ouvrit une faille, et l’être qu’elle affrontait y plongea. L’air, le souffle produit par le coup fut le premier à arriver, emportant avec lui l’herbe haute des lieux, le tout se décomposant dans un nuage de cendres crépitantes avant de se consumer. Puis l’impact. Le poing douloureux de cet être dans le flanc de la destructrice. Le souffle coupé, la bile qui lui remonte le long de la gorge. Elle manque vomir quand elle tomba à genoux, et n’eut le temps que de se barricader derrière ses lames quand le coup de pied de son ennemi lui arriva dessus, l’envoyant rouler dans la terre désormais asséchée, exempt de la végétation qui la parcourait un instant plus tôt.

Elle est étourdit. Pas le temps de réfléchir, se protéger. Un nouveau coup la cueille dans son élan, enfonçant son bras et la lame dans sa cuisse. Puis cette impression terrible alors qu’elle tire de sa chair sa propre épée : un danger de mort imminent. Pire encore, quelque chose qu’elle-même a fait subir à bien d’autres, l’annihilation. De toutes ses forces, elle bondit en arrière quand la main de Syon vient s’abattre en sa direction, se refermant à l’emplacement qu’elle occupait. Un vide, puis une détonation, celle de l’air qui reprend place dans un espace où tout avait été détruit. Sol, plantes, bêtes, dans un rayon de plus dix mètres tout venait de mourir en un seul instant. Elle était tout juste hors du champ d’action, et contempla cela avec effroi : elle venait tout juste de s’échapper de sa mise à mort, elle, l’invaincue insouciante.

« Mince, j’eus crû que vous n’étiez plus en capacité de vous en échapper. Mais je peux donc deviner que vous saviez ce qui allait se produire… Ce qui m’intrigue. Hérésie ne m’avait pas parlé d’une autre Néantique en ce monde. Qui êtes-vous jeune femme ? »

Ne lui répondit qu’un silence froid. Belphégor elle-même ne comprenait pas. Qui était cette « Hérésie » ? En quoi pouvait-elle être au courant de ce qu’il se passait pour les « Néantiques » ? Elle manquait d’informations, et visiblement Sourire s’était bien gardé de l’en informer, si bien qu’elle était désormais dans le plus déséquilibré des affrontements. Pourtant elle voulait le tuer. Elle n’avait que ce plus profond désir, transformer cet homme en un tas de gelée de groseilles, morceaux en prime. Mais elle ne savait même pas si elle pourrait éviter le prochain coup, ni quand il arriverait. Plantant ses armes dans le sol, elle se hissa comme elle put hors de sa position de faiblesse évidente, se remettant assez tristement debout, comprenant très bien que sa blessure à la jambe, ainsi que la lourdeur de son corps désormais, n’allait clairement pas aller en sa faveur pour la suite de cette mise à mort à sens unique. Mais elle n’allait pas se permettre de baisser la tête face à cette immonde saloperie qui ne la prenait déjà plus au sérieux. Abattant de toutes ses forces ses armes aux sol, elle provoqua le même coup qu’elle avait fait pour se défouler devant l’enfant divin, et contempla avec ravissement son adversaire qui fit le choix de bondir dans les cieux pour se protéger de la secousse accompagnant la crevasse. Elle bondit à sa poursuite, toute lame en avant… et fut mise au devant de sa propre incapacité à le toucher. Ses deux armes avaient fini entre les mains de cet être écœurant, les lames n’ayant même pas atteint la chair par quelques opérations du Saint-Esprit. L’instant suivant, elle sentit la jambe de son adversaire venir par dessus elle et s’enfoncer dans son épaule, brisant l’ensemble de sa clavicule et une partie de sa cage thoracique par la même occasion. Le retour au sol, violent, fut du même acabit.

« C’est fini. Bon, Néantique faisant, j’imagine que je ne peux guère t’ache... »

Alors qu’elle se trouvait au sol, le corps en partie en miettes, Belphégor contemplait avec haine celui qui venait de la défaire sans le moindre souci, mais surtout… Elle put le voir LUI. Sans un mot, cette étrangeté écœurante et infâme qu’était Sourire s’était retrouvé dans l’ombre de son adversaire, et venait de lui infliger une blessure terrible, Syon se trouvant désormais avec une partie du flanc dévoré par … ce qui semblait être une bouche aux crocs acérés, celle-ci s’étant apparemment ouverte au niveau de l’avant-bras gauche de Sourire. C’était …. trop d’informations d’un coup. Ce … salopard de Sourire savait se battre ? Pire, il pouvait effectivement toucher un être tel que ce Syon, qui l’avait pourtant humiliée en long, en large et en travers ? Elle crut d’ailleurs que ce n’était que le début du cauchemar quand elle vit son détestable ennemi répondre du tac-o-tac face à la blessure infligée, élançant son bras vers l’arrière, le tranchant du membre faisant vibrer l’air avant … de faire sauter la tête de Sourire de ses épaules. Panique, incompréhension, autant de sentiments divers et variés qui l’amenèrent à vouloir se redresser immédiatement, réagir… avant que la douleur infini de ses blessures ne se rappellent à elle. Son corps hurla son état à la conscience de la Reine du Néant. Elle vit sa vision se distordre, son esprit s’embrumer… Rapidement, couleurs et formes se mélangèrent. Tout ce dont elle fut certaine, avant que sa psyché ne glisse vers les ténèbres … C’est que la tête de Sourire, désormais séparée de son corps, se mit à parler.
« Modifié: jeudi 05 août 2021, 17:54:44 par Belphy Mueller »

Belphy Mueller

Créature

Re : La longue histoire d'une catastrophe

Réponse 4 lundi 02 août 2021, 03:29:41

Chapitre 5 : Le bannissement


Belphégor reprit ses esprits avec, en son coeur, la honte de n’avoir pu atteindre son objectif. Blessée, vaincue, la douleur n’était quasiment rien face à la sensation mortifiante d’avoir été battue sur toute la ligne par celui-là même qu’elle s’était promis de réduire en charpie. Puis vint le second coup de massue : elle était faible. Les dieux avaient certes été vaincus, mais elle les avait tant et tant affaiblis qu’il était complètement imaginable qu’il n’aurait, normalement, jamais pu trouver en la Reine du Néant un véritable adversaire digne de ce nom. S’il n’avait pas agi jusqu’ici, qui sait si ce n’était pas pour la raison qui se profilait désormais en son esprit, à savoir que Syon se trouvait quelque part en ce monde et qu’il n’attendait qu’un mouvement de leur part pour les attaquer ? Lentement, la confiance qu’elle s’était forgée s’effondrait, laissait derrière elle de petits morceaux d’estime, de force morale et d’éthique personnelle. Pour autant, elle se rendit compte qu’elle ne se trouvait ni dans le domaine des dieux, ni même dans quelques espaces qu’elle avait pu connaître ou traverser lors de ses errances des années passées. Que faisait-elle là ? Tout autour d’elle ne se trouvaient que roches basaltiques et pierres brutes, certaines semblant même étrangement molles. Se redressant lentement, exceptionnellement lentement, de peur de vivre la même situation qu’avant son sommeil involontaire, elle put même comprendre que la lumière aveuglante des lieux n’était pas due au soleil, mais à une autre source autrement moins compréhensible. C’est quand elle s’assied, qu’elle observa encore une fois son entourage, qu’elle le remarqua enfin, assis dans un coin, l’observant avec ce sourire aussi glaçant qu’inamical. Son mentor… Son sauveur ?

« Sourire…
Alors ma petite Reine, on t’a plumé les ailes ? Je m’attendais à mieux. Mille fois mieux même. Qu’était-ce que cette parodie de meurtre ? Ne voulais-tu pas te venger ? Piètre résultat.
Oh ta gueule ! Il t’a bien décapité lui ! D’ailleurs comment peux-tu…
Être encore en vie ? Parce que contrairement à toi, ma puce, j’ai déjà intégralement fait mienne la source même de notre pouvoir. Tu n’en es qu’aux rudiments. Ce n’est pas grave, j’ai été un mauvais professeur, voilà tout. J’aurais dû commencer par le plus évident. Lève-toi !
Je ne sais pas si je peux…
Lève-toi, mollassonne ! On va faire les choses dans l’ordre. On va te donner les armes pour faire jeu égal. Mieux même, nous allons faire de toi la meilleure des armes pour assouvir ta vengeance ! »

Impérieux, l’ordre ne fit pas moins d’effet que celui de se faire dresser immédiatement la femme aux cheveux de sang. Cela sembla convenir à l’être étrange qui la fixait depuis sa partie de la caverne, celui-ci faisant de même, quittant son assise pour se diriger vers elle, et venant essuyer sa joue avec un mouchoir qu’il sortit d’elle ne savait où !

« C’est mieux. Allez, tu vas me faire le plus grand des plaisirs, nous allons te donner à manger, et j’attends de toi… De bien finir ton assiette. »

Si elle ne comprenait absolument pas où il voulait en venir, elle ne se sentit pas non plus l’audace de répondre à cet être. Dans le fond, elle se sentait misérable. Depuis le début, elle avait eu l’occasion de regarder les gens de haut, de toujours se sentir en capacité de répondre, de combattre, de protéger autrui. Elle se sentait tant et tant supérieure du commun des mortels, et maintenant la voilà, seule chose encore trop faible pour jouer dans la cour des grands, tandis que les autres créatures les plus faibles avaient été détruites par sa main… ou peut-être, malheureusement, celle de Syon. Quand son puissant aîné fit les premiers pas en une direction qui lui sembla pour l’instant bien imprécise, elle ne fit pas non plus de commentaire. Elle ne fit que le suivre, docilement, incapable de remettre en question les propos de cet être, ni ses ordres. Belphégor se préparait simplement au pire, s’attendait presque à ce que cette chose terrible, indéfinie, monstrueuse qu’était Sourire ne choisirait pas, par quelques traits d’humeurs négatives, de la dévorer comme il semblait l’avoir fait avec Syon avant qu’elle ne s’évanouisse. Mais non, rien de cela, à la place elle n’eut qu’à lui emboîter le pas pour qu’elle sente, au fur et à mesure, que les lieux changeaient autour d’eux, et qu’elle même présentait quelques étranges natures dont la découverte commençait à prendre une teinte inquiétante. Elle n’était plus blessée… en tout cas plus gravement, et ce simple constat la rappela à l’anormalité de sa condition. Quand s’était-elle remise, comment aussi ? Visiblement, elle n’allait guère avoir de réponse pour l’instant, alors que le sol sous ses pieds commençait à perdre en solidité, en tenue.

« Le sens-tu, Belphégor, le pouvoir, la source d’énergie la plus violente en ce monde ? »

Elle ne savait quoi répondre, alors elle resta muette. Elle sentait effectivement quelque chose vibrer au plus profond de son être. La faim la taraudait, et plus ils progressaient, plus celle-ci tournait à la voracité la plus évidente. Elle était avide de force, de pouvoir. Elle était avide de matière. À mesure qu’ils progressaient au milieu des boyaux cavernicoles, quelque chose était en train de lui confier sa puissance, et cela lui permettait de poursuivre sa lente avancée, chaque pas étant une possibilité supplémentaire de se renforcer, de pouvoir faire la prochaine enjambée. La femme aux cheveux de sang eut du mal à comprendre, à un moment, qu’elle ne marchait déjà plus sur une surface normalement tangible. Que ce qu’il se trouvait sous ses pieds était déjà bien trop actif, bien trop violent, bien trop chaud normalement pour qu’elle puisse y survivre. Belphégor n’avait absolument aucune idée de l’endroit où elle se trouvait, mais il y avait là quelque chose qu’elle convoitait naturellement, son instinct s’affolant tandis qu’elle continuait de suivre Sourire. Ivre d’énergie, comme si chacun des maux qu’elle avait subi commençait à s’évaporer, comme si chaque échec ne devenait plus qu’une simple et unique tâche sur un tableau si grand qu’elle ne parvenait plus à y faire attention, elle se laissait porter par son instinct. Et d’une oreille inattentive, elle se laissait aller aux mots de son mentor involontaire, ne luttant pas contre le sens de son verbe, laissant celui-ci s’inscrire en elle et se greffer en son cœur.

« Tu as besoin de plus de force. Si tu en possèdes assez, tu sauras user de ton outil du Néant. Tu pourras l’appeler, et consommer encore bien d’autres de ces puits d’énergies. Celui-ci est ton premier, mais ne t’en fais pas, il sera suffisant pour qu’ensuite tu les dévores tous, jusqu’au dernier ! »

Elle ne savait quoi répondre. Pourtant, instinctivement, une question se formula sur ses lèvres, et se laissa porter au travers de cette zone aussi terrible que bouillonnante :

« Comment m’as-tu amenée ici ? Comment… survivons-nous ? »

Belphégor entendit cette monstruosité qui lui servait de guide depuis bien trop longtemps se mettre à rire, son hilarité semblant aussi glaçante que l’énergie leur rôdant autour était brûlante. Un véritable enfer, dans lequel la femme aux cheveux de sang commençait à se sentir légère, gavée de la puissance des lieux sans même avoir encore atteint son fameux repas. Mais elle avançait tout en entendant Sourire s’égosiller au travers d’un amusement malsain. Pourtant, quant il parvint enfin à se contrôler, elle était presque certaine qu'il ne lui répondrait pas. Et à sa grande surprise, Belphégor n’aurait pas pu avoir plus tort qu’en ayant émis cette hypothèse :

« Je te l’ai déjà dis ma chère. Tu n’as rien d’un être humain, arrête de penser comme tel. Tu es une destructrice, une monstruosité aussi anormale que je le suis. Ton rôle est d’annihiler ce que tu rencontres. Aujourd’hui n’est pas différent d’hier, un peu de pouvoir en plus, de force, et te voilà remise sur pied, voilà tout. Quant à comment je t’ai amenée ici… Disons que je me suis assuré que Syon et sa … Supérieure ne mettent pas la main sur toi, qui sait ce qu’ils auraient fait de toi ?
Je … Je ne sais pas. Je n’en sais rien … Je ne comprends plus grand-chose.
Alors ne réfléchis pas. Nous voilà arrivés. Ton repas t’attends désormais. »

Il n’y avait plus rien de compréhensible. Ni forme de vie, ni mur, ni sol. Belphégor baignait dans une lumière et une chaleur qu’elle n’aurait normalement jamais pu contempler. Qui sait même si elle serait capable, un jour, de présenter à nouveau ce qu’était ce monde qu’elle contemplait alors avec un regard absent, comme sous l’hypnose de cette magnifique radiance. Elle sentit quelque chose l’appeler, tandis que Sourire avait disparu de son champ de vision. Alors elle mit un pied devant l’autre, produisant à chaque fois un effort plus intense, mais qui était encore et encore récompensé. Elle devrait mourir, mille fois, pour chacune de ces courtes avancées… Mais elle commençait à comprendre : son festin avait déjà commencé. Si Belphégor ne perdait pas la vie à chaque milliseconde qu’elle passait ici, c’est parce qu’elle absorbait et consommait l’énergie dégagée par ce cœur à la même vitesse, restant alors dans un étrange statut quo. Si elle partait, sûrement perdrait-elle la vie, mais … elle pouvait aussi rester, s’enfoncer à l’épicentre de ce brasier, et le vaincre avant qu’il ne fasse de même. Détruire pour vivre, absorber pour se régénérer. Oui, cela marchait, la Reine du Néant l’intégrait parfaitement en cet instant… Et se laissa aller à la gloutonnerie.

Lentement, dans un monde vide, les effets s’en firent ressentir. L’eau, rapidement, se mit à refroidir, avant de geler sur place. Puis les volcans s’éteignirent, perdant alors toute forme d’activité, avant de se fermer dans un éternel silence. Le ciel se ternit irrémédiablement, et les plantes restantes, celles qui avaient par quelques miracles survécu, se fanèrent toute à l’unisson. Plus rien, toute la diversité, des plus infimes formes de vies aux plus grands spectacles de ce monde ancestral, l’ensemble se retrouva consumé dans l’avidité croissante de celle qui se trouvait au cœur de cette rareté galactique : Belphégor. Et quand la vie ne fut plus suffisante, elle en consomma les minéraux. Et quand les minéraux disparurent, elle assimila la terre et les glaciers. Et alors, en son être, elle ressentit la toute-puissance qu’elle n’aurait jamais crû pouvoir un jour posséder. Elle se sentit si bien. Un instant de plénitude l’emporta loin, très loin de toutes les peurs et les peines qu’elle venait de traverser. Instinctivement, la femme avait fermé les yeux pour savourer chaque élément qu’elle avait absorbé, annihilé, fait sien. Et maintenant qu’elle les rouvrait, dans le grand vide spatial, elle ne pouvait s’empêcher d’en vouloir encore un peu plus. Pourtant, elle n’en fit pas la demande. Elle se rappelait ce que lui avait dit Sourire, celui-là même qui l’avait amenée à se laisser porter par l’avidité : plus d’énergie pour manipuler l’Outil, et l’Outil pour consommer plus d’énergie. Alors elle le chercha du regard, et l’aperçut, peu loin, satisfait.

« Nous avons un long voyage devant nous. Dis-moi ma puce, où te sens-tu appelée ? »

Ses cheveux de sang flottant dans le vide, elle se débattit un court instant avec pour regarder un peu partout et tendre l’oreille… Puis délicatement, dans un geste plein d’assurance, elle pointa du doigt une constellation lointaine, scintillante, et spécifiquement son extrémité.

« Là-bas… Au bout de l’Apogée…
Alors dirigeons-nous-y. Je te suis, ma chère Reine du Néant ! »

*
*   *

Le temps n’avait guère plus d’importance. Seconde, minute, heure ou plus, rien ne faisait réellement sens maintenant que ce duo étrange traversait l’éther, glissait au milieu du vide spatial. Belphégor ne savait encore comment expliquer cela, elle n’avait de toutes façons plus les forces de rationaliser quoi que ce soit. Elle se laissait attirer, lentement, par quelque chose qu’elle avait ressentie à travers des distances qu’elle n’aurait su concevoir. Mais cette chose, cet écho qui traversait les éons pour venir résonner avec son âme, semblait déjà avoir un certain contrôle sur son être. Elle avait besoin de le retrouver, besoin de se sentir entière, besoin d’en acquérir la puissance, pour pouvoir enfin mettre en œuvre sa vengeance. Se venger de quoi ? La femme aux cheveux de sang commençait à se poser la question, sans jamais parvenir à remettre le doigt dessus. Elle voulait tuer Syon, cet être qui l’avait blessée, poussée aux portes de la mort, mais … la Reine du Néant ne parvenait plus à se rappeler des motifs qui avaient mené à leur premier affrontement. De temps à autres, au milieu de ce monde glacé, immuable et sans vie qu’était l’espace, elle cherchait à parler avec Sourire, mais celui-ci ne lui rendait qu’un signe, celui de progresser en direction de leur objectif. Alors, sans un mot de plus, elle reprenait sa lente pérégrination en direction de la constellation de l’Apogée, son instinct pour seul guide, étant donné que les étoiles changeaient graduellement de place à mesure qu’ils avançaient.

Perdue dans l’immensité, ses pensées vagabondaient, traversaient son esprit pour lentement s’échapper dans le vide. L’impression tenace de n’être qu’une coquille vide, aussi creuse que le monde autour d’eux ne manqua pas de se glisser dans la psyché de cette femme, mais la vacuité de cette réflexion rencontra une évidente réponse : elle avait survécu. De la solitude à l’humanité, de l’humanité à la monstruosité, de la monstruosité à la divinité, et plus encore désormais… Même si elle n’avait, visiblement, jamais eu le contrôle sur sa destinée, jamais pu faire un choix dans le grand Ordre de ce monde et de ses exigences incompréhensibles, Belphégor était pourtant parvenue à rester en vie, à lutter, à revenir encore et encore pour progresser en direction de son devoir. Et elle l’accomplirait. Car elle n’avait que ça. Ce devoir étranger, inconnu, que nombreux semblent connaître sans pour autant ne jamais l’avoir explicité en sa présence. Mais tant pis, elle ne comptait pas se perdre, ni en palabres, ni en doutes. Elle allait faire, se rattacher à ce qu’elle se devait d’accomplir, et le mènerait à bout, quelles qu’en soient les conséquences. Une promesse silencieuse qu’elle se fit à elle-même tandis qu’aux alentours passaient les planètes, les étoiles, les comètes… Un choix, son premier à ses yeux, alors que les splendeurs galactiques se présentaient à son regard vide, et qu’elle les traversait passivement, se contentant de laisser ses dons consommer matières et énergies, lui permettant de nourrir toujours un peu plus sa puissance. Elle en aurait besoin, elle le savait.

« Belphégor … ? Tu ne …. devrais pas... »

Au coeur de son voyage, elle entendit cette petite voix, plus d’une fois, nouvelle forme de vie qui semblait vouloir l’empêcher de s’accorder à sa première tentative de prendre en main son destin. Elle savait pertinemment d’où celle-ci provenait, et même si elle ne pouvait réellement l’ignorer, elle fit le choix de ne jamais lui répondre, ne faisant que tiquer un court instant avant de reprendre son cheminement toujours plus vite. K’leir, qui jusqu’ici ne lui répondait que passivement, semblait lentement prendre conscience d’elle-même. Quant à son autre arme, prénommée Ter’er, elle apprenait surprenamment vite de son homologue, tant et si bien que ces deux sœurs semblaient s’entraider involontairement, développant l’une et l’autre une conscience humaine qui se formait avec un indélicat libre arbitre. Mais elle ne voulait ni les écouter, ni faire l’effort de les comprendre. Peut-être que cela aurait pu être pour le meilleur, pourtant Belphégor ne se sentait pas de s’y risquer. Prendre en compte l’avis de ces choses naissantes était de pouvoir s’accorder un doute, une réflexion, ce qu’elle avait banni désormais. Seul comptait l’objectif final, absolu, et celui se faisait de plus en plus envahissant dans son esprit à mesure qu’elle progressait. Ce qui l’appelait prenait une part d’elle-même, et la remplaçait par autre chose. Un autre chose enivrant, puissant, aussi sauvage qu’elle pouvait l’être, mais autrement plus dangereux. C’est ce qu’elle voulait être, car c’est ce qu’elle devait être !

La constellation de l’Apogée disparut lentement à mesure qu’elle s’en approchait, mais la distance était telle désormais qu’elle n’avait plus besoin de ce repère visuel pour avoir à trouver ce qui l’appelait. D’ailleurs, Belphégor avait aussi capté tant et tant d’énergie lors de ce voyage, laissant dans sa traînée la poussière primaire de monde graduellement privé de toute matière naturelle, qu’elle ne s’était même pas rendue compte de combien elle avait accéléré au fur et à mesure de leur progression. Désormais, elle filait au travers de l’espace comme si elle ne faisait qu’un avec la lumière environnante, et l’ensemble du monde semblait glisser sous ses pas avec une facilité aussi déconcertante qu’hypnotisante. Dire qu’elle n’avait pas encore fini son évolution, qu’elle n’avait pas encore parachevé sa toute puissance…

Mais bien au-delà de ce frisson qui l’envahissait, celui du pouvoir, ce lien qui l’attirait par delà les étoiles envahissait lentement chacune des fibres de son être. Elle ne pensait plus qu’à trouver ce qui l’appelait. Infatigable, inexpugnable, elle traversait les ultimes espaces galactiques qui la séparaient de son objectif, filant droit vers l’étoile … qui portait son nom. Ce qu’elle y trouva, en premier lieu, ne fut rien d’autre que quelques masses sombres, dénuées de vie, flottant tristement au milieu de champs d’astéroïdes et de vagues nuages de poussières stellaires, le tout baigné dans la lumière bleutée d’une étoile à la taille colossale. En revanche, elle perçut lentement, parmi les décombres, la source de son attirance, et se laissa ainsi glisser parmi les titanesques obstacles, quand elle ne vint pas simplement détruire ce qui lui barrait la route. C’était désormais si facile. Elle tendait la main, et ce qui se trouvait face à elle disparaissait, comme si jamais cela n’avait existé. La destruction la plus pure, la plus grisante. Elle aimait cela. Alors elle finit par s’y diriger en ligne droite, laissant derrière elle les traces de son passage, inconsciente de ceux qui pouvaient la chercher, qui avait à cœur de faire cesser la folie qui s’annonçait. Mais qu’en savait-elle ? Rien, absolument rien, elle avait même oublié la présence de Sourire, quelques distances improbables derrière elle. À la place, elle arrivait enfin sur la surface lunaire d’un morceau de planète, dont les anciennes camarades avaient depuis longtemps réduit en de bien plus petites unités, virevoltantes désormais bien plus loin. Elle s’y rattrapa dans un mouvement qui fit doucement flancher cette forme en précaire équilibre dans le vide spatial, puis observa autour d’elle, cherchant de visu le moindre indice quant à l’appel qu’elle y percevait.

C’est là qu’elle l’aperçut, une faille, sombre, à quelques dizaines de centimètres au dessus du sol. Elle fit d’abord quelques pas lents en sa direction, puis ne tint plus, et s’y précipita. Son esprit se trouvait lentement saturé par une foule de pensées confuses et aléatoires. Images, bruits, mots, un capharnaüm qui prenait le dessus sur toute l’humanité de la femme, et attisait ses penchants les plus chaotiques. Elle la percevait et l’acceptait, cette envie de mettre fin à ce qu’elle haïssait, de détruire ce monde qui ne l’avait pas acceptée, ne lui avait rendu ni ses efforts, ni ses tentatives de le venger. Elle voulait forger sa propre fin, son propre destin… Et le briser ! Qu’il n’y ait plus ni règle, ni autre qu’elle. La solitude absolue dans la destruction totale. Que ce soit l’influence d’une autre partie qu’elle, ou de ce qu’elle se devait de devenir, elle n’en avait cure. Tout ce qui fut important en l’instant était cette faille dans la réalité, dont s’échappait une énergie en tout point identique à la sienne. Alors elle s’agenouilla devant, et tandis lentement la main, cherchant à en forcer le seuil, à en tirer ce qui se trouvait de l’autre côté. Mais le tissu de la matière résista quand elle en attrapa les bords. Elle tira dessus, sèchement, cherchant à en rompre la matrice, à en déchirer les contours… Mais qui que ce soit étant déjà passé par ici, il avait veillé à en renforcer les limites. Pestant, elle s’apprêtait à tirer ses armes pour en finir rapidement, avant de voir la forme de Sourire se glisser auprès d’elle, sa voix suintante devenant désormais de plus en plus grotesque, comme un rire étouffé en perpétuel gargouillement à mesure que les mots s’échappaient d’entre ses lèvres.

« La voilà. Tu sais Belphégor, je crois que j’ai surestimé cette vieille bique d’Hérésie. Aurais-je su qu’elle aurait caché l’Arche en un endroit portant le même nom, je me serais empressé de venir la chercher pour toi. Laisse-moi faire, tu auras besoin de toutes tes forces pour ce qui suivra.
Fais vite. Plus vite ... »

L’impatience la gagnait. Elle ne pouvait voir le lien qui l’attirait à ce qui se trouvait par-delà cette faille dans la réalité, mais tout son corps était parcouru de frissons, de décharges, comme si déjà elle communiquait avec cette autre partie de son être. Elle la voulait, immédiatement. Alors quand elle vit l’homme entamer la même gestuelle qu’elle, semblant attraper un recoin de cette minime ouverture sur un lieu dont elle n’avait pas la capacité de le nommer, elle manqua objecter avec rage que s’il souhaitait se moquer d’elle en la mimant, il pouvait tout aussi bien la laisser faire. Elle n’en eut pas le temps. L’instant d’après, elle ne vit que les liens d’une magie terriblement ancienne sauter les uns après les autres, se délier et vibrant dans l’air en déclenchant quelques terribles déflagrations dans le vide spatiale. Puis une secousse. Comme si soudainement le vide s’était rempli d’atmosphère, simplement pour laisser entrevoir les vibrations provoquées par la soudaine ouverture de ce passage. Bouche-bée malgré sa transe, la femme aux cheveux de sang vit ses cheveux battre en tout sens, baignés dans le flot des vents du néant, glissant sur la source de cette énergie contre-nature. Elle jubila, observant alors le passage titanesque qui se révélait à ses yeux, et ce qui entama d’en sortir.

Une machine. Non pas de celles primitives qu’elle avait eu l’occasion de découvrir en sa prime jeunesse, non. Quelque chose qui allait bien au-delà, une ingénierie divine, dont les matériaux ne pouvaient provenir que de l’esprit fou de quelque halluciné, et dont les formes incongrues n’avaient de logique que pour l’illuminé en quête de la preuve que ses croyances sont véritables. Une mécanique dont les mouvements semblaient aussi puissants et fluides que ceux produits par la vie, mais dont la latence étrange, dissonante même, laissait comprendre combien elle manquait encore de pièces maîtresses pour accomplir son œuvre. Il s’agissait d’une création par-delà le réel, de plus de vingt mètres de haut, pour au moins cinq fois plus de long, dont les multiples appendices de déplacement faisaient penser aux membres du basilic, tandis que le buste commençait une lente ascension avant de laisser place à un trou béant au cœur duquel de multiple griffes, engrenages et autres modules semblaient s’activer dans une furie grotesque, occupant une place qui ne leur était pas destinée. L’Arche se trouvait devant eux. Un outil dont Belphégor n’avait ni la connaissance, ni la compréhension, mais qu’elle voyait comme son égale, comme son jumeau, partie d’elle-même qui lui avait toujours manqué. L’émotion lui gonfla le cœur, lui pressa la gorge si durement qu’elle aurait pu croire étouffer si elle avait encore besoin d’oxygène pour vivre. Elle se mit à pleurer, à chaudes larmes, contemplant avec une certaine extase cette beauté suprême, synonyme du parachèvement de son devoir.

« Enfin…
Oui, enfin. Voilà ton outil du Néant, le seul qui puisse te correspondre. Je n’aurais pas l’audace de te dire comment l’utiliser… Simplement de faire vite. Nos ennemis approchent déjà, ils veulent t’arrêter.
Ne t’en fais donc pas. Je ne saurais faillir, pas maintenant. »

Avançant lentement en direction de la titanesque machine, elle fit un bond rapide en direction de la gueule béante se trouvant au milieu du buste. En un instant, l’ensemble de la mécanique impie qui grouillait en cet endroit se rétracta, puis ce fut avec une violence inouïe qu’elle se rétracta sur le corps de la Reine du Néant. Ecrasée, rompue, elle sentit son sang, son énergie, sa chair se mélanger en grande partie avec le reste de son outil. Une fusion inégale et pourtant parfaite. Se tirant comme elle put de la masse agressive et tranchante, elle brisa les couches diverses de métaux et d’engrenages qui s’étaient accumulées sur son corps, puis lentement émergea, retrouvant le vide spatiale, mais désormais pleinement installée à la direction de cet engin de mort et de destruction. Ses bras n’avaient plus rien de semblable à ceux d’un être humain, amas technologiques communiquant avec les appendices caudaux de son nouveau corps d’acier. L’arrière de son corps restait enfoncé au cœur de l’Arche, si encore il existait toujours, la Reine du Néant sentant les pistons, les roues, les tiges et les tuyaux se lier à sa chair à partir de ses hanches. Quand à son buste, pourtant si petit par rapport à la forme massive de son outil du Néant, il trônait désormais fièrement au centre d’une surface lisse et concave, là où se trouvait auparavant un vide et le fourmillement dément de la mécanique en manque. Enfin entière. Enfin capable. Enfin reine de son destin.

« Procédure d’annihilation de l’univers 3 enclenchée. Demande d’autorisation du cerveau secondaire au corps principal envoyée.
Autorisation accordée. Adieu... »

Elle s’arrêta au milieu de sa phrase, cherchant comme un trait de zèle à envoyer à la figure de tout ce qu’elle avait subi jusque là. Mais elle ne trouva rien, aussi se laissa-t-elle aller au plus simple, au plus naturel :

« … Monde de merde. »

*
*   *

Elle ne sut vraiment combien de temps s’était écoulé, entre l’instant où elle avait entamé d’anéantir le monde, et celui où elle entendit pour la première fois l’approche d’une nouvelle présence auprès d’elle et de Sourire. Rouvrant les yeux, contemplant alors l’orbe sombre au dessus de sa tête, gigantesque trou dans la réalité qui appelait le reste de ce monde à lui, l’aspirant à un rythme soutenu pour mieux le consumer, elle chercha peu après du regard ce qui se trouvait sûrement encore bien loin, mais s’apprêtait à rentrer en conflit direct avec le duo d’annihilateurs. Elle ne put les voir, mais le fait de les avoir pressentis lui fut largement suffisant pour qu’elle baisse son visage en direction de la forme grotesque de son mentor et guide, à la recherche d’une réaction de sa part, de sa manière de percevoir et comprendre ce qu’il se passait. Et visiblement, elle n’avait pas été la seule à remarquer ceux qui se dirigeaient en leur direction, l’être inhumain laissant un sourire des plus immondes barrer son visage de part en part, alors même qu’il se mit à se mouvoir, faisant craquer ses jointures, vibrer ses muscles, ainsi que faire bailler les multiples et incohérentes bouches qui balafraient sa chair.

« Je vais aller les ralentir. Accomplis ton œuvre. »

Elle ne lui répondit pas, l’observant simplement disparaître derrière les amas stellaires qui les entouraient. Le silence absolu qui en résultat ne fut que de courte durée. Accompagnées par de vives lumières, les vibrations de l’affrontement lointain parvenaient malgré tout à sa nouvelle conscience, éveillée par-delà les notions de la matière et des règles qui y étaient affiliées. Des chocs, des bris, des coups, des hurlements, le tout souligné par ce que Sourire semblait faire de mieux en ce monde, rire. Un rire qui lui glaçait le sang, même encore maintenant. Belphégor ne fut ni spectatrice, ni actrice de cet instant. Elle restait à sa place, appelant à elle cette univers, le réduisant en charpie au travers de ses pleins pouvoirs. Elle pouvait le sentir, le déséquilibre qu’elle provoquait. La manière dont l’univers se tordait sur lui-même, abolissait lentement ses règles pour mieux répondre à sa fin imminente, provoquée par la concentration d’énergie qu'elle seule, la Reine du Néant, était capable de produire. Il allait encore falloir un peu de temps, puis … Tout ceci basculerait, soudainement, aussi rapidement que ce monde avait pu se créer aux prémices de l’existence matérielle, il allait retourner à son géniteur. La femme aux cheveux de sang contempla son corps, avec une certaine lenteur, ne semblant guère se presser étant donné combien elle se sentait intouchable. Sa chair, son esprit… Elle était finalement la première des choses à avoir accepté sa propre fin. Maintenant, elle se devait simplement de l’apporter au reste de son univers. C’est cela, elle se devait d’être … la dernière encore en vie, avant de disparaître avec tout ce qu’elle aurait détruit.

Mais visiblement, d’autres qu’elle ne voyaient pas cela de la même manière. Si le combat semblait encore faire rage au loin, la toute puissante reine tiqua quant elle ressentit une présence bien plus proche qu’elle n’aurait dû l’être. De toute sa titanesque forme mécanique, elle se déplaça rapidement et pivota, redressant le buste métallique et son visage pour regarder au dessus d’elle, et observer le premier de ses adversaires à l’avoir atteinte malgré les efforts de Sourire. La peau rouge, le corps couvert d’une armure aux proportions tout à fait incongrues, mais surtout des détails corporels lui rappelant les antiques légendes de son peuple humain et ces démons connus pour corrompre le monde et l’âme des vivant, celui qui se trouvait à deux dizaines de mètres au dessus d’elle l’observait avec un regard terrible. Il était dur, plein de reproches. Pire encore, elle y lisait de la déception. Cela l’enragea. Que cet être démoniaque se permette bien tous les jugements, elle ne comptait pas le laisser s’enorgueillir de pouvoir ainsi la traiter.

Elle leva un bras, et l’entièreté de l’Arche accompagna son geste, plusieurs de ses appendices caudaux se dressant pour déverser une décharge monumentale d’énergie en sa direction. Le souffle impie ne laissa rien derrière lui, pire encore le soudain vide provoqué créa immédiatement une distorsion, attirant à elle les débris alentours. Mais le démon ne connut pas le moindre dégât, et déjà celui-ci s’approchait d’elle à toute vitesse, prêt apparemment à entamer un affrontement qui n'était absolument pas désiré de la part de la Reine. Mais soit, il voulait lui donner du fil à retordre ? Elle allait lui en donner en retour.

Le premier coup fut pour ce titan à la peau écarlate. Son poing s’enfonça dans une des pattes mécaniques, la repoussant en arrière, mais ne parvenant qu’à peine à en égratigner la surface, et Belphégor ne manqua pas de profiter de la surprise pour se laisser tomber de tout son nouveau corps sur l’audacieux armuré. L’écraser, le réduire en bouillie, il le méritait bien après le regard qu’il lui avait adressé. Pourtant, rien de cela, non seulement il supporta son poids, mais surtout il souleva l’ensemble de la structure par le biais d’une force que la femme aux cheveux de sang ne sut comprendre, avant de se sentir jetée dans le vide spatiale, perdant le contact avec son sol consacré, celui où elle avait enfin trouvé son outil. Cela l’énerva d’autant plus. Concentrant ses forces, appelant à elle la puissance dont elle était la digne maîtresse, c’est par une pluie d’énergie néantique qu’elle riposta, cherchant à condamner cette chose à une fin certaine. Mais rien. Le démon subissait ses assauts, mais le néant ne le grignotait pas, ni lui, ni son armure, ni l’arme qu’il tira enfin de son dos pour se préparer à raccourcir à nouveau la distance entre eux : un gigantesque marteau. D’abord surprise, Belphégor reprit finalement le contrôle de ses émotions. Cet être … n’était pas différent d’elle, ou de Sourire, même de Syon. Il se trouvait simplement contre elle, encore une fois… et elle ne l’acceptait pas. Ouvrant sa conscience à la batterie militaire qu’était l’Arche, elle en activa chaque partie, chaque arme, chaque fibre de machinerie. Si elle ne pouvait l’annihiler, alors elle allait simplement lui ôter la vie, le plus cruellement possible.

Un choc, puis un autre. Elle qui enfonce l’armure de cet adversaire démoniaque, lui qui fait résonner sa structure quand finalement son marteau s’abat sur le poitrail de cette machine funeste. Pas de douleur, mais une sauvagerie sans commune mesure de la part des deux ennemis. Belphégor chercha toutes les solutions à mesure qu’ils échangeaient leurs coups. L’écraser contre les débris stellaires, le plomber de tirs pénétrants, l’épuiser à grands renforts de déplacements soudains et d’assauts fulgurants. Frapper, trancher, percer, ronger, percuter, briser, carboniser, concasser. Toutes les manières diverses et variées qui lui vinrent en tête, elle les mit en œuvre dans le seul et unique but de tirer la vie de ce colosse qui pourtant, encore, lui faisait face après avoir subi encore et encore ses coups. Lui tenta de viser le corps principal, celui de la femme pourtant si petite par rapport à la titanesque machinerie qu’elle dirigeait, mais il découvrit à son plus grand malheur que l’ensemble de l’Arche était une arme tout autant qu’un bouclier. Le métal se déformait de lui-même, engrenages et pistons s’animant pour toujours se mettre sur le chemin de cet être quand il osait essayer de s’en prendre à la partie charnelle de son ennemie. Et si pour l’instant ni l’un ni l’autre ne parvenait encore à porter un coup fatal, l’issue commençait déjà à se décider : aussi puissant l’être démoniaque pouvait être, il n’avait pas en main les compétences pour arrêter Belphégor, qui ne manqua pas de ponctuer ce constat d’un air triomphant. Et quand cet orgueilleux chercha une nouvelle fois à s’en prendre au cœur de la machine, s’élançant pour abattre son marteau avec l’aplomb d’une planète qui aurait été jetée à la figure de la Reine du Néant, elle ne fit pas mine de se défendre… Mais tira en revanche de sous elle sa précieuse Ter’er, celle-ci cueillant le colosse en plein vol, traversant son armure, portant enfin un premier coup mortel au géant à la peau rouge, le coupant dans son action. C’est dans un gigantesque looping qu’elle finit de le railler, la queue de cette machinerie funeste venant s’écraser contre le corps du géant blessé, le repoussant directement sur la surface plane la plus proche en dessous de lui, l’amenant à s’aplatir de tout son long au milieu de la roche morte.

Victorieuse. Du moins, d’ici peu. Belphégor eut envie de faire durer le plaisir, mais elle avait une tâche plus importante sur laquelle se concentrer. Elle piqua alors en direction de l’être cloué sur la surface immobile s’apprêtant à lui porter le coup de grâce… Et se trouva cueillie peu avant par une déferlante d’énergie mortifère, dont elle se protégea le plus rapidement possible, avant de contempler la source de cette attaque lointaine. Ce n’était pas un, mais deux autres êtres du néant qui venaient d’arriver. L’une lui était inconnue, femme étrange aux cheveux sombres coupés courts … quant à l’autre, elle aurait pu l’identifier parmi l’entièreté de la population galactique. En un instant, son attention passa de sa future victime à Syon, se tenant nonchalamment devant elle, à quelques dizaines de mètres. Sourire avait échoué, et tous venaient de parvenir  jusqu’à elle, prêts à la vaincre, à stopper son ignoble projet. L’injustice la frappa durement, mais sa rage envers le blond aux yeux d’or fut autrement plus vive.

« Toi … Très bien, parfait, fantastique. Je vais pouvoir te tuer avant même de réduire ce monde au silence éternel ! Viens, que je puisse te réduire en charpie !
Visiblement, elle ne semble guère t’aimer, Syon.
Malheureusement, mais c’est un prix à payer. L’Ancien ? Relève-toi, la sieste sera pour plus tard.
Allez-vous donc continuer de vous foutre de ma gueule encore longtemps ?! »

Rage insoupçonnable et infinie puissance, Belphégor munie de l’Arche se jeta sur ses trois adversaires avec une violence qui ne fut encore jamais égalée. Ses assauts, qu’ils soient directs, ou produits d’une distance aléatoire, avaient tous pour seul objectif de réduire en cendres ce trio d’infâmes personnages, ceux qui semblaient avoir à cœur d’aller à l’encontre de sa prise en main du destin. Mais si, individuellement, elle les surclassait désormais tous, elle dut lentement se rendre compte que l’affrontement tournait en sa défaveur. Quand elle cherchait à en atteindre l’un, les autres s’affairaient à l’handicaper, minimisant ses gestes, ou avortant ses assauts par un contre savamment placé. Quand elle laissait la sombre énergie du néant déferler de ses canons, de son armada dorsale, des ouvertures même de sa cuirasse provoquées par leurs assauts, ils trouvaient toujours un endroit pour se dissimuler, une zone pour se protéger, ou un moyen de le lui renvoyer. Quand elle cherchait à achever l’Ancien désormais affaibli par leur précédente rixe, Syon se plaçait sur le chemin et entamait un peu plus la machinerie funeste. Quand elle visait la mystérieuse femme, c’était au tour de l'Ancien de percuter sa masse de son arme, la projetant en arrière. Enfin, si le dépit la menait à ne plus vouloir jouer de finesse, de précision, c’était au tour de cette lâche, toujours bien éloignée, de lui répondre à l’aide de flots de puissance quasiment égaux à ses plus puissants échos du néant. L’affrontement ne se joua pas en un instant, loin de là. Il se prolongea, et se prolongea, tant et si longtemps que tous les partis perdaient lentement la capacité de poursuivre ce combat, chacun atteignant sa limite, même Belphégor percevant lentement les limites de sa sauvagerie.

En revanche, ce que la Reine du Néant remarqua, ce fut son imminente victoire. Pas envers ses adversaire, mais envers le monde pourri qu’elle se devait de détruire. Les confins de ce monde venaient, enfin, de perdre leur forme, de se rompre. En un instant, l’univers se rabattit en sa direction, et l’ensemble de la matière entama d’être consumée par l’orbe néantique qui trônait, encore, au-dessus de la tête de la femme aux cheveux de sang. Incapable de cacher sa joie, elle ne put s’empêcher de leur adresser un sourire terrible, qui laissait entendre combien la femme n’était désormais plus qu’allégresse, ayant accompli son œuvre. C’était sa victoire… Et ce fut aussi la leur.

L’univers rompu, les êtres du Néant n’eurent plus qu’à accepter cet état de fait. En revanche, cela leur ôta toute autre forme de retenue, eux qui jusqu’ici ne pouvaient user de leurs propres outils du Néants, afin de ne pas accélérer le procédé. Ils n’avaient pas su arrêter cette reine démente, mais ils allaient s’assurer … qu’elle ne puisse détruire plus que cet univers-ci. L’une vint agrandir la faille par laquelle était sortie l’Arche, usant de la dimension se trouvant derrière pour faire déferler un flot incommensurable d’énergie pure sur Belphégor et son outil, la coulant sur place. Puis vint la fin. L’un de face, l’autre par le dessus, ce furent les deux autres néantiques qui mirent l’ensemble de leurs forces restantes pour venir briser l’Arche, et avec le corps et la psyché de l’unité qui dirigeaient cette horreur annihilatrice. Incapable de s’en sortir, le Reine du Néant subit  chacune des millisecondes pendant lesquelles le flot de puissance réduisit ses défenses à peau de chagrin, avant que ne se brise son nouveau corps, et elle avec. Quand elle s’écroula, l’univers 3 n’existait plus… mais elle-même s’apprêtait à connaître sa fin.

En morceaux, l’Arche et la femme s’écroulèrent graduellement, venant s’échouer quelque part dans un vide sans fin, sous le regard de trois êtres pour qui ce résultat était synonyme d’amertume… Notamment pour l’un, aux yeux d’or, qui ne sut retenir quelques larmes de pointer aux coins de ses paupières.

*
*   *

« Je ne peux pas faire ça Syon. Ce fiasco, c’est …. en partie ma faute, et je compte bien m’assurer que ça ne se reproduise pas.
Non ! Au contraire, si tu te dois bien de faire quelque chose, c’est de la laisser vivre. Sourire n’aurait jamais dû pouvoir la trouver ! Sans parler de combien TA petite expérience était odieuse dès le départ.
Tu crois quoi ? Que je peux me permettre d’agir sagement, d’attendre que les élus viennent à moi sans provoquer un minimum de remous pour qu’ils existent ! Comment j’aurais pu m’imaginer qu’un mourant puisse confier une partie de l’orbe que je lui avais confié à sa PUTAIN DE FILLE !
Oh je sais pas, l’instinct parental, ça te parle ? Tu ne peux pas la tuer ! Je ne te laisserai pas l’achever, Hérésie ! Tu es douée pour expérimenter et trouver des solutions ? Prouve-le-moi, c’est le moment. »

Un silence… Coupé par un grognement endolori.

« … Je pourrais tout aussi bien l’enfermer ici. Il ne reste de toutes façons plus rien… Sourire a réussi son coup, il lui a retourné l’esprit et fait tout détruire… Quelle horreur.
Et si on passe l’éternité à palabrer ici on perdra sa trace, alors presse-toi !
Putain Syon, c’est toi qui nous fait perdre un temps précieux. Je l’achève, je récupère son essence, l’Arche ne sera plus jamais utilisable, fin du baille ! Arrête de tenter de sauver ton honneur de père, je ne t’aurais pas dis qu’il s’agissait de Belphégor, tu n’aurais jamais tilté et l’aurais tuée à vue ! »

Nouveau silence. Elle essayait de bouger, mais n’y parvenait pas. Son corps refusait, tout simplement, de fonctionner. Rompue, elle n’entendait qu’à peine ce qui se disait, et ne parvenait pas plus à comprendre les mots qui étaient prononcés. Peut-être qu’elle n’était pas si loin que ça de mourir, et ce faisant, ne pouvait plus s’adapter aux propos et actions des vivants ? Cela n’avait pas de sens … Après tout, mourir, elle l’avait déjà connu une fois. Alors deux … Finalement, c’était comme retrouver une personne de confiance, qu’elle connaissait bien. C’était …. réconfortant.

« Elle a droit à autre chose que ce qu’elle a vécu jusqu’ici. Les paroles venimeuses de Sourire, la tromperie et le rejet. Ce n’est pas parce qu’elle est devenue une Néantique et n’a put être guidée que nous devons l’éliminer.
… Je m’en fous. Dégage Sy…
Je suis d’accord avec le blondinet.
Merde, toi aussi ? Vous vous êtes concertés pour me briser les ovaires, c’est pas possible ! Elle doit cre…
Non, Hérésie. Elle a juste passé sa vie à errer, sans jamais pouvoir trouver une place propre à elle. Syon a reçu tes conseils les uns après les autres, quant à moi, ma vie avait déjà touché à sa fin quand tu es venue me trouver. Mais cette pauvre fille, non … Allez, tu as déjà su faire des miracles bien plus complexes que ce que nous te demandons. Fais marcher ton fantastique esprit, tu es capable de trouver une alternative ! »

Le long soupir qui s’échappa des lèvres d’Hérésie ne fut pas pour rassurer ses deux comparses quant à sa volonté de produire le meilleur d’elle-même. En revanche, la femme rangea son arme, s’approchant alors avec calme de la forme stagnante dans le néant. La femme aux cheveux rouges, dont le corps brisé ne faisait pas plus peine à voir que les morceaux disparates de son outil, éparpillés en tout point de cet espace immatériel, semblait encore s’en tenir aux derniers filins de la vie. Peut-être, effectivement, que la première des Néantiques pouvait faire un effort envers cette âme perdue. Elle contempla le métal en stagnation qui les environnait, puis se remua les méninges. Peut-être pouvait-elle chercher à faire usage de ces déchets, et de leur relation avec la Reine, afin de provoquer une … régression ? Au moins, une destruction de l’affinité naturelle de cette fille avec le néant, suffisamment pour qu’elle ne soit plus le danger qu’ils avaient combattu. Elle croisa les bras, balança sa tête de gauche à droite en maugréant quelques insanités, avant de se retourner vers ses deux autres compagnons. Elle allait devoir perdre son temps ici, s’occuper de transformer la formidable machine en une couveuse capable de maintenir en vie cette fille tout en épuisant l’ensemble de ses dons. Un calvaire, mais au vu de l’air fermement décidé de ses compagnons, elle se rendit à l’évidence que le choix ne lui avait jamais appartenu. Pointant l’Ancien du doigt, elle trouva quand même le moyen de se venger de la contrainte qu’ils lui imposaient. Elle allait les faire trimer !

« Soit, je vais le faire. Mais vous allez mettre la main à la pâte. Soyons clairs, nous ne verrons peut-être jamais son retour à la vie, mais je peux au moins vous assurer qu’elle aura le droit à sa propre existence, tranquille, paisible… A moins qu’elle ne vienne d’elle-même y foutre la merde. Nous sommes d’accord ?
Bien sûr.
De même. Par où commençons-nous ?
… Récupérez-moi l’ensemble des morceaux de l’Arche. Nous allons lui créer une prison. Une impénétrable et invincible prison, afin qu’elle puisse traverser mondes et univers sans jamais craindre d’être réveillée trop tôt. Dedans, elle se régénérera, redeviendra l’enfant qu’elle aurait dû être. Par contre ... »

Elle regarda autour d’elle, avant de signaler quelque chose, au sol, plus loin.

« … Nous allons devoir régler une partie du problème dès maintenant. Syon, peux-tu me récupérer ses armes ? Je vais devoir m’entretenir un peu avec elles. »

Elle devait s’assurer que jamais ne soit compté à la nouvelle Belphégor ce qu’elle avait été. Et si elle ne pouvait sûrement pas séparer la jeune fille de ses deux « amies » à l’apparence d’épées, il fallait qu’elle leur fasse faire la promesse que jamais elles ne reviendraient sur ce passé, tout en précisant… Les éons qu’elles allaient traverser en compagnie de la jeune femme. Syon n’eut aucun mal à récupérer les armes, même si la décharge d’insultes qu’il reçut en les prenant en main ne fut guère pour lui plaire. Il ne fit rien pour les contraindre au silence, mais ignora promptement leurs vociférations avant de les mener aux abords de la première des Néantiques, jetant ces dames effilées à ses pieds avant de rejoindre l’Ancien pour récupérer les morceaux de l’Arche, multiples et divers, morceaux sans âme qui ne parvenaient plus à se mouvoir ou s’activer, malgré leur conscience propre. Du côté d’Hérésie, elle attrapa la hampe de ces deux objets si particuliers, percevant immédiatement l’état relativement belliqueux de ces demoiselles, mais prit la parole d’un ton souverain, les intimant au silence, afin de leur préciser leur proche futur :

« Toutes les deux, taisez-vous. Sachez que nous allons faire ce qu’il nous est possible pour que votre maîtresse puisse retrouver la vie, mais si elle entrera sûrement dans un état de stase profond, ce ne sera guère votre cas. Belphégor devra récupérer ses forces des éons durant, et vous, mes pauvres, serez sûrement prisonnières avec elle, en attendant son éveil. Vous seriez de simples armes, je ne me serais pas posé de questions, mais par des procédés qui me sont obscures, cette folle vous a donné vie en vous confiant une âme, une conscience, et cela … m’oblige à vous offrir le choix : souhaitez-vous l’accompagner dans sa pénitence ? Ou dois-je vous offrir le repos ?
Je ne connais pas Belphégor depuis bien longtemps, mais je ne veux pas la laisser seule. Je resterai avec elle, sorcière.
La même. Cette petite aura besoin de moi. De nous, même. Nous nous devons de rester à ses côtés. Même si j’avoue que vos arguments sont … délicieusement attrayants.
… Je vais ignorer ce dernier propos. Si vous la suivez, très bien, peu m’en chaut, mais assurez-moi de conserver pour vous l’ensemble de cette histoire. Même si les âges vous font perdre l’esprit, que vous ne parvenez plus à vous souvenir que de certains détails, ceux-ci devront rester bien gardés au fond de votre mémoire. Est-ce clair ? Faites-en la promesse.
Je le promets, si c’est tout ce que je dois faire pour l’accompagner.
Moi aussi. De toutes façons je n’étais pas d’accord avec tout ça dès le début. »

Souriante, Hérésie vint à graver dans ces êtres cette promesse par le biais de ses terrifiants pouvoirs, puis ne se permit plus un mot supplémentaire. Elle ne fit que les amener à leur porteuse naturelle, et les installa délicatement au devant de ses mains, avant de se reculer. Désormais, elle allait avoir un travail ô combien plus compliqué, mais… Elle le prenait désormais comme l’ultime cadeau qu’elle offrirait à cette néantique qu’elle n’avait pu superviser. Le présent d’une vie simple comme ultime au revoir.

« Courage pour ton retour au monde matériel ma petite. J’espère que tu sauras trouver ton bonheur. »

*
*   *

Perdue dans le temps et l’espace, elle rêvait. Incapable de comprendre pourquoi elle se trouvait là, où elle se trouvait par ailleurs, Belphégor se sentait voyager au travers de mondes et d’univers qu’elle ne connaîtrait jamais, incapable de quitter le cœur de la nouvelle construction d’Hérésie. Dans ses instants de conscience, elle pouvait parfois entendre les discussions diffuses, maladroites, de ses deux armes, celles-ci semblant, lentement, se découvrir, et développer des personnalités à part entière. Elle, elle se reposait. Son corps ne supportait pas ses éveils de toutes manières. Comme si toute l’énergie qu’elle avait absorbée en dévorant l’entièreté d’un monde se retournait désormais contre elle. Ce qui n’était pas faux, sans qu’elle n’ait la science ou l’instinct de le comprendre. Si, alors qu’elle était liée à l’Arche, elle avait pu produire cette funeste action, ce n’était pas pour autant que son être charnel seul pouvait le supporter sans le soutien de l’Outil du Néant. Alors elle ne pouvait prendre le dessus sur sa douleur quand elle ouvrait péniblement les yeux, se retrouvant immédiatement forcée à un sommeil profond par le biais d’une souffrance si importante qu’elle s’évanouissait au bout de quelques secondes. Un cycle qui se répétait, encore et encore. Et tandis qu’elle rêvait, que les songes tentaient d’effacer ses peines, ses échecs, ainsi que la culpabilité qui commençait à lui tomber sur les épaules, son étrange vaisseau opérait une lente transformation sur le corps de la néantique.

L’Oeuf, du nom que lui avait donné Hérésie une fois qu’elle était parvenue à en produire l’étrange construction, était la résultante du mélange des morceaux encore « actifs » de l’ancienne Arche, tous liés dans un seul objectif : protéger et transformer. Si la structure n’était, à l’origine, pas plus gros qu’une forme ovoïde de deux mètres de hauteur, celle-ci se transformait elle-même, se renforçait, modifiait sa structure au fur et à mesure qu’elle consommait l’énergie bouillonnante qui s’échappait du corps de Belphégor, concevant avec les arabesques, les nids, et les formes de vies nécessaires pour accomplir une mission, une seule : que rien ne vienne troubler le repos nécessaire à la jeune femme pour parachever sa récupération. La Reine du Néant n’en avait pour autant nullement conscience, de ce qu’il se passait autour d’elle comme de la manière dont le surplus d’énergie stockée en sa chair était converti par l’objet même qui la gardait coupée du monde. Elle se laissait porter par cet état, pensant sa pénitence comme éternelle, n’ayant plus à cœur que le triste constat de ce qu’elle avait été, et de ce qu’elle avait fait. Elle voyageait par delà les horizons, certes, mais n’aurait jamais la possibilité d’en contempler les merveilles, car elle était, malheureusement, celle qui avait privée la matière de tout un pan de sa création. Elle l’acceptait, en rêvait, y pensait, tandis que son corps perdait lentement la puissance qu’elle y avait accumulée. À mesure qu’elle rapetissait, qu’elle perdait les traits de sa vie adulte, que ses charmes se lissaient sous les délicats aspects de l’enfance, elle actait de chacune de ses horreurs, et en acceptait le fondement. Ainsi, le poids de ses malheurs s’allégeait. Ainsi, elle progressait en direction de sa nouvelle vie.

L’Oeuf, lui, machine nouvelle et dénuée de la conscience qu’elle avait possédée sous son autre forme, répondait simplement à son devoir instinctif : se déplacer au travers des différents mondes, se déphasant en premier lieu pour ensuite prendre forme dans un nouvel univers. Les galaxies, les vides, les lunes et les abords de quelques planètes ne changeaient en rien les chances qu’il y apparaisse, tant et si bien que son mode de défense naturel fut parfois l’occasion de quelques légendes, de quelques terribles événements, mais ceux-ci étaient bien trop bénins pour que qui que ce soit ne s’occupe de cet astre de métal. Un peuple primitif lui donna le nom de « Dieu Sombre » pendant les quinze générations où l’Oeuf parut dans leurs cieux, un autre peuple galactique lui accorda la dénomination de « Cœur des Pleurs » quand, en s’en approchant, il contemplèrent la concentration d’énergie indéfinissable qui s’écoulait des alcôves se trouvant sur la surface de cette titanesque structure. Mais toujours, ceux qui s’approchaient de trop près de cette prison quasi-éternelle en déclenchaient le système de défense, et rencontraient alors les nuées de bêtes nées des forces de Belphégor, créatures sauvages et sanguinaires qui s’affairaient à dévorer les curieux avant de retrouver leurs dignes places, dans les cavités sombres de cet objet inter-dimensionnel. Ainsi passèrent les millénaires, les millions d’années qui virent péricliter et naître bien d’autres réalités, et tout autant d’univers alternatifs, autant de passages et de lieux qui pouvaient alors accueillir cette existence indéfinissable qu’était l’ancienne Reine du Néant et son bastion. Jusqu’au jour fatidique où il se fixa…

Loin, au plus loin qu’il n’était jamais allé, l’Oeuf se déphasa de son point d’accroche pour ensuite procéder à un nouveau déplacement. Et quelles qu'en furent les raisons, quelque chose l’empêcha de produire une téléportation dimensionnelle complète. Que ce soit par le fait que Belphégor ne délivrait quasiment plus d’énergie néantique, ou qu’il y ait eut la manipulation invraisemblable d’une force supérieure pour modifier la trajectoire de cet astre mystique, le résultat fut le même : l’Oeuf ne put finir son déplacement. Quand il se reforma, celui-ci se piégea de lui-même dans une couche terrestre inconnue. Pétrifié dans la roche solide d’une planète indéfinie, la prison manqua de peu d’activer son protocole d’alarme, libérant l’ensemble des monstruosités qu’il abritait… Mais se ravisa. Nul besoin. Ils étaient loin de tous, enfoncés dans les profondeurs d’un lieu où nul ne les chercherait. Ce fut alors que l’Oeuf, dans tout son zèle initial, calcula qu’il n’avait plus assez d’énergie pour opérer un nouveau départ, et se résolut à opérer, ici, son dernier repos. Lentement, la machine se désactiva, entra dans une veille qu’elle pensait perpétuelle. Si un jour quiconque trouvait ce bastion, alors qui sait, peut-être que son terrible fardeau, sa toute puissante prisonnière se libérerait. Dans quel état ? La machine ne le savait pas, mais elle avait fait son œuvre. Alors, seules les mesures d’urgences furent abreuvées en énergie avant que le cœur ne s’éteigne, définitivement. Ainsi, Belphégor trouva la terre où elle s’éveillerait à nouveau, sans se douter de quand. Pour l’instant, cette jeune occupante terminait sa récupération, paisiblement.

Belphy Mueller

Créature

Re : La longue histoire d'une catastrophe

Réponse 5 lundi 02 août 2021, 03:55:38

Chapitre 6 : La Tekhane.


La première fois qu’elle l’entendit, ce fut dans un sommeil tellement profond qu’elle crut à quelques songes nouveaux. Un choc, infime, traversant la surface extérieure de sa prison, voyageant le long des fibres métalliques pour enfin atteindre le corps principal, et laisser son ouïe si particulière en percevoir l’écho. Sa particularité fut telle qu’il manqua de la tirer de ses rêveries récupératrices, mais cela fut rapidement occulté par l’esprit de la femme, qui lentement retrouva l’absolue torpeur qui ne la quittait plus depuis des éons.

Pourtant, à l’extérieur, quelque chose, une entité humaine simple, avait pour la première fois trouvé l’Oeuf, et avait pu s’en approcher sans déclencher les mortelles défenses de cette prison. La Tekhane qui se trouvait alors en ces lieux pour une simple raison de chantier, l’entreprise à laquelle elle appartenait ayant été engagée pour monter un laboratoire en cette emplacement des terres arides alentours de Tekhos Metropolis, s’en alla immédiatement prévenir sa chef de chantier, qui elle même se gratta un instant le cuir chevelu. Mazette, sur quoi étaient-elles tombées ? L’éclat scintillant, visiblement translucide, fut rapidement assimilé à une forme de cristal, mais pour ce qui était du reste … Elles eurent beau essayer d’utiliser tous les outils à leur disposition pour l’entamer, ce fut peine perdue. Rapidement, l’information remonta aux beaux buildings de l’entreprise, qui elle-même ne manqua pas de transmettre le tout au bureau scientifique principal de Tekhos, alors sous la domination du Haut Conseil aux Sciences globales et au Progrès. Et si l’idée de ne pouvoir bâtir un laboratoire en cet endroit ne manqua pas de faire soupirer ces dames de puissance et d’impatience, il ne fallut que l’annonce de la découverte d’un nouveau minerai inconnu pour remettre tout le monde dans les rangs, la discussion prenant un certain temps, avant que finalement une équipe soit montée pour être envoyée en repérage, puis en observation pour de premières expériences.

Malheureusement, la-dite équipe n’arriva qu’après que les premiers effets de l’excavation, pourtant infime, de l’Oeuf ne se mettent en œuvre. La nuit précédant leur arrivée, le métal constituant ce vaisseau impie vint dégager dans l’air, lentement, l’écho des pensées les plus sombres, du chaos qui avait occupé l’esprit de Belphégor dans les heures les plus douloureuses de son emprisonnement. Autant de vibrations spirituelles abjectes dont la prison s’était gavée et servie pour continuer sa lente amélioration de ses défenses. Cela ne manqua pas d’influencer toutes celles qui se trouvaient encore aux environs du chantier. En pleine nuitée, tirées de leurs repos par des cauchemars et des songes où s’étaient glissés carnages et horreurs, l’ensemble des membres encore sur les lieux entamèrent de se perdre dans les illusions qui leurs étaient infligées même après s’être éveillés. Rapidement les lieux tournèrent au bain de sang, puis les corps furent consumés par l’énergie ambiante. Au petit matin, à l’arrivée de l’équipe scientifique, nul n’était encore présent sur le chantier. Toutefois, ce fut dans le mépris le plus absolu pour ce genre de questionnements triviaux que l’équipe posa ses bagages, les plus hauts rangs supervisant l’installation du campement et des outillages tandis que le reste trimait, mais toutes ayant à l’esprit la possibilité de participer à une future historique découverte scientifique. Tristement pour le coup, ils ne furent pas plus qu’une liste de noms supplémentaire, disparaissant des registres au bout de quelques jours aux abords de la prison de Belphégor, cette dernière s’étant abreuvée de l’infime quantité d’énergie libérée à la mort des tekhanes … et s’éveillant péniblement, cherchant encore un peu plus de cette substance pour continuer sa si cruciale mission.

Alors les tueries se perpétuèrent. Tandis que les tekhanes continuaient, petit mètre par petit mètre, à plonger un peu plus en avant dans les défenses de l’Oeuf, et ce sous les directives plus ou moins claires de la directrice de cette équipe, elles ne parvinrent pas à se rendre compte de l’influence lente et insidieuse de ce qui se trouvait sous leurs pieds. Inconscientes finalement du danger, trop orgueilleuses ou confiantes, toutes se mirent à perdre la tête, commençant à endommager le matériel, à s’agresser les unes les autres, avant de finalement répéter ce qu’il s’était produit quelques temps auparavant avec les membres du chantier. Scientifiques, géologues, manutentionnaires, toutes s’entretuèrent sauvagement, usant de tout ce qu’elles pouvaient trouver pour apporter la mort à leur voisine, qu’elle fut une parfaite étrangère ou une compagne de toute une vie. Pour cette prison, il s’agissait des seules gouttes de pouvoir qu’elle pouvait s’accorder afin de résister à sa totale mise en veille. Pour les tekhanes, il s’agissait d’échecs acceptables, de chaos mineurs sur la route de quelque chose de plus grand, de plus important. Les effets de l’Oeuf furent appelés « syndromes » ou « maux », tandis que sa nature de « porteuse d’une vie » apparut aussi sur les machines de ces femmes imperturbables. Rapidement, elles entamèrent de donner des noms, de rationaliser, de préciser leur angle d’attaque. Le second groupe fut à la fois bien plus prudent, mais aussi bien mieux organisés, tant et si bien que le bastion de Belphégor ne parvint pas à reproduire ses terribles effets, ni à se sustenter. Et pendant ce temps-là, ces dames approchaient enfin de réels progrès.

En désespoir de cause, la prison sentiente de la Reine du néant dut accepter son sort, abandonner sa prime mission de conserver la jeune femme au creux de son être, mais elle n’allait pas retourner à sa veille éternelle sans s’assurer de maintenir son devoir le plus longtemps possible. A mesure que les tekhanes parvenaient à plonger plus profondément dans la terre, que leurs engins de calcul et leurs équipements ultra-sonique analysaient la structure et la forme de l’Oeuf, ce dernier entama de réveiller les bêtes produites par l’essence même de Belphégor. Mélange étrange de loup, de chauve-souris et de rhinocéros, ces chimères à la nature sombre entamèrent alors de s’aventurer dans les galeries creusées par l’équipe scientifique chargée d’excaver l’incroyable structure. Et tandis que la prison y perdit l’ensemble de ses forces, qu’elle tomba enfin dans l’inactivité la plus totale, elle ne manqua pas de laisser aux femmes encore présentes sur le chantier un dernier cadeau malheureux : le métal dont elle était constituée continua de délivrer, même à faible dose, l’ensemble de ses échos psychiques, amenant lentement les plus faibles d’esprits, ou les plus malléables, à perdre la raison. Des changements lents, certes, mais qui ne manquaient pas d’efficacité quand la paranoïa s’installa dans le camps, et que les différents groupes d’activités entamèrent de croire à quelques révoltes des unes et des autres, suite à la disparition de quelques consœurs. Finalement, même involontairement, le secret de Belphégor semblait se perpétuer, encore et encore. Une troisième nuit de chaos s’enclencha au bout de quelques mois, et ce fut alors la fin apparente des recherches autour de cette incroyable structure, jugée alors comme bien trop dangereuse pour être une source de découverte…

Mais tout ceux connaissant Tekhos Metropolis et ses habitantes savent très bien qu’il y aurait toujours une orgueilleuse patentée pour relever le défi avec une pointe de suffisance supplémentaire. Si les mois s’écoulèrent paisiblement, laissant le soin aux bêtes ayant massacré les précédentes équipes de recracher ces dernières sur le sol des steppes arides environnant la toute puissante cité mécanique, ce ne fut pas sans voir soudainement revenir, en plein hiver, un nouveau contingent de curieuses prêtes à tout pour ramener l’Oeuf à la surface. Et si cette mortelle citadelle n’avait plus l’énergie pour s’activer, ce n’était pas le cas des chimères occupant les contre-forts de cet orbe funeste. S’ensuivirent deux mois de discrètes mises à mort, de perte d’effectifs, de prise de risques inconsidérés…. Jusqu’à ce que la première Tekhane jusqu’ici n’atteigne la seconde strate du bastion néantique. Alors, d’un coup de pilon malheureux, d’un nouveau et unique coup de marteau, du grattement répété d’un outil léger, elle produisit un écho qui vint se répercuter au cœur de cette prison endormie, celui-ci se répercutant d’une surface à une autre… Jusqu’à ce qu’il parvienne à l’oreille de la pénitente demoiselle au corps d’enfant. Et elle ouvrit les yeux, finissant de sceller le destin de celles qui venaient, malheureusement, de ramener à la vie une entité dont elles n’avaient jamais douté de l’importance.

*
*   *

Quand elle ouvrit les yeux, Belphégor eut tout le mal du monde à comprendre où elle se trouvait, ainsi que ce qu’elle faisait ici. Les âges et les millénaires passés dans cette position fœtale ne l’avaient guère aidée à entretenir sa mémoire, et nombre de ses précédents souvenirs étaient encore embrumés par les affres du sommeil. Non, c’était même pire que ça… Elle continuait de perdre ses souvenirs. Elle le sentait, son corps était en train d’achever son retour à l’enfance, à un état qui était très, trèèèèès loin de ce qu’elle avait été, et si la douleur n’était plus une question, ses souvenirs eux restaient un danger pour tout ceux qui vivaient en ce monde où elle s’était échouée. Se redressant dans l’oeuf originel, petite forme à peine suffisante pour englober sa forme adulte d’autrefois, la petite Belphégor observa le liquide vert autour d’elle, puis ses deux armes installées là, devant elle, en partie fichées dans la coque. Son état ? Elle l’analysa bien vite, comprenant qu’elle n’avait plus le moindre aspect commun avec sa figure adulte, mais cette nouvelle jeunesse restait relativement négligeable. En revanche, ses dons, ses pouvoirs, l’impression enivrante de toute puissance s’était passablement envolée. Elle ne s’en sentit pas plus mal. Elle n’en avait plus besoin. Tout ce qui lui manquait étaient des détails, des informations qu’elle s’apprêtait à aller chercher, en compagnie de ses deux ancestrales alliées. Sauf qu’à sa grande surprise, elle fut accueillie par quelque chose de bien plus surprenant que tout ce qu’elle aurait pu imaginer :

« Belphyyyyyyy, ma douce petite camarade, comment vas-tu ? Tu as fais une sacrée sieste !
K… K’leir ? C’est quoi cette voix ? Et cette manière de parler ?
Cherche pas ma mignonne, on a eu tout le temps de grandir nous aussi ! Quoique, est-ce que tu as « grandi », on peut se poser la question.
Tes beaux nichons ont disparu, quel malheur !
Euuuuh vous me faites peur là… Et putain parle pas des nichons d’une gosse, c’est …. c’est dégueulasse ! »

Le naturel était revenu au galop, mais Belphégor pouvait déjà sentir son esprit se morceler, se liquéfier, mélanger tout ce qu’elle avait été autrefois pour finalement se confondre dans sa nouvelle existence. Alors, avant de devenir sotte, de …. redevenir une simple enfant sans capacité mentale, elle ne manqua pas l’occasion pour demander le plus sérieusement du monde à ses deux alliées ce qui lui était arrivé. Et elles lui expliquèrent dans les grandes lignes, tout en prévenant qu’elles durent faire la promesse de ne pas donner de détails afin de pouvoir traverser les éons en sa compagnie. Belphégor les attrapa tendrement entre ses bras, et les laissa donc lui conter son voyage tout en finissant de s’éveiller, sans se douter des massacres se déroulant hors de sa coquille. Les deux armes à la forme tout aussi nouvelle que leur manipulatrice lui parlèrent de sa défaite, qu’elle fut enfermée pour avoir une autre vie, autre part, très loin dans le futur. Que ce dans quoi elles sont enfermées est puissant, si bien qu’elles allaient avoir besoin de faire « un peu de ménage » si elles souhaitaient sortir. Mais, et surtout, que cela faisait quelques temps que « quelque chose » ou « quelqu’un » essayait d’atteindre la prison. Et que bien sûr, ces personnes ne devaient en aucun cas apprendre la vérité. L’enfant aux cheveux écarlates ne manqua pas de sourire, imaginant la drôle de rencontre que cela allait produire, puis lentement changea de position, avant de prendre ses deux compagnes en main. K’leir et Ter’er étaient lourdes désormais pour elle, mais ce n’était pas un mal pour autant. Elle acceptait sa condition, et s’était purgée de ses fautes. Désormais, elle devait faire les dernier pas vers sa nouvelle vie, tout simplement.

« K’leir, Ter’er… Merci de m’avoir accompagnée, tout ce temps. Il est temps que nous retrouvions le monde des vivants, et même si je finis par devenir une gamine stupide, surtout, ne me dites rien. Entamons une nouvelle vie, rien que tous les trois…. Et par pitié, quand je serais définitivement une gosse, je vous fais confiance pour me guider dans ce que je peux dire ou non … Je sais que ma mémoire sera bientôt celle d’une crotte de Shräck, alors autant que vous preniez le relais. D’accord ?
Bien sûr ma belle. Allez, allons-y, droit devant !
Et surtout, n’oublie pas, appuie sur la petite gâchette quand tu frappes, sinon on va avoir du mal à trancher dans le tas !
Ça marche les gars. Destination, la surface ! »

L’ascension fut … sanglante, du moins dans le second sens du terme, les chimères environnantes n’ayant guère de fluides à répandre dans la terre environnante. En revanche, elles ne manquèrent pas de se jeter sur l’innocente enfant qu’ils se devaient de garder enfermée, tant et si bien que Belphégor n’eut guère de raisons de se retenir. Une boucherie sans nom survint dès lors qu’elle transperça les premières parois de sa prison, monstruosités et bêtes écœurantes se jetant sur elle pour finir découpées, hachées, massacrées par les armes désormais conscientes de la Reine du Néant. Mais à mesure qu’elle grimpait, quittant les tréfonds rocheux pour lentement atteindre les galeries maladroites des équipes de recherches tekhanes, la jeune fille à la crinière sanglante découvrit combien ses pensées devenaient confuses. Sa régression était en marche, maintenant qu’elle avait quitté son logis de milliers d’années. Tant pis, elle se laissa porter à l’instinct. Finalement les chimères n’étant qu’une once de ses pouvoirs, elle n’eut aucun mal à les réduire en charpie, même une fois que l’ensemble de ces tueuses fondirent sur elle en une dernière attaque, ultime tentative de la conserver en ces lieux. Riant à gorge déployée, la jeune fille n’eut que plaisir à annihiler les dernières traces de son passé, et finalement… atteignit l’extérieur, sous un ciel étoilé.

Elle n’en reconnaissait ni la disposition, ni les étoiles. Cela fut le signe d’un beau départ dans sa nouvelle existence. Achevant le dernier ennemi qui tenta de plonger ses crocs dans sa chair, elle s’arrêta un instant, puis s’assit aux côtés de cette bête désormais inerte, levant les yeux au ciel, respirant à pleins poumons l’air frais et pur de ce monde. Alors, lentement, elle s’endormit paisiblement, détendue, inconsciente de sa nudité ou de l’image qu’elle renverrait à ses futures rencontres. Elle allait simplement profiter de l’instant, et commencer par une sieste à le belle étoile.

*
*   *

Quelques instants plus tard, quand elle retrouva la conscience délicate de la situation l’environnant, Belphégor découvrit qu’elle n’était plus seule. De grandes madames, arme au poing, quadrillaient les environs et s’approchaient prudemment d’elle, avec des intentions difficile à comprendre. Mais elle avait déjà retrouvé l’instinct de l’enfance, et le comportement qui allait avec : se dressant soudainement avec ses précieuses amies en main, elle pointa ses outils de meurtre en leur direction, prête à vendre chèrement sa peau contre ces terribles nouvelles-venues. Mais les mots firent leur office avant le métal : elle les entendit parler, la convaincre d’abaisser ses dangereuses amies, de les accompagner en un lieu plus sûr. La jeune fille aux cheveux rouges hésita un temps, puis ce furent les paroles de K’leir et Ter’er qui la poussèrent à accepter, l’amenant à se rapprocher du groupe armé avant de grimper avec elles dans une drôle de cabine mouvante, et de se diriger vers un lieu qui lui était inconnu, mais qu’elle acceptait de découvrir. Si elle parla, se fut pour répéter, à sa manière, ce que ses deux armes l'invitaient à prononcer. Elle obéissait, charmante jeune fille soucieuse de bien faire, sans se douter des mensonges qu’elle pouvait prononcer dans ces moment-là. Effectivement, les deux armes prenaient déjà à cœur de protéger la jeune fille, notamment de la curiosité maladive de leurs nouvelles hôtes… Car si l’information circulait sur la véritable nature de la jeune fille, les deux tronçonneuses avaient pleine conscience que d’autres, loin, très loin d’ici, apprendraient rapidement le retour à la vie de Belphégor, et qui sait ce qu’ils choisiraient alors de faire !

A la place, les deux armes s’assurèrent de tromper les tekhanes au travers des lèvres de Belphégor, puis restèrent simplement vigilantes tandis que leur petite protégée semblait être amenée à son nouveau lieu de vie. Un laboratoire, certes, mais de ceux qui faisaient encore assez salubre et sérieux pour ne pas être le théâtre de quelque situation saugrenue. Ici, Belphégor fut accueillie par une femme qu’on lui présenta comme la Docteur Mueller, celle-ci semblant avoir le devoir de prendre soin d’elle, ou en tout cas de veiller sur sa petite et innocente personne le temps que le premier contact soit fait avec les adultes qu’elle rencontrerait au fur et à mesure. Quand la femme la prit dans ses bras, ce fut presque comme une décharge émotionnelle chez la toute jeune demoiselle, celle-ci y trouvant immédiatement un réconfort dont elle ne se doutait pas le besoin. Alors elle rendit l’étreinte, tendrement, sans lâcher pourtant ses deux guides métalliques. Puis elle découvrit bien des choses, dirigée par cette grande tekhane qui lui plaisait déjà tant ! Sa nouvelle chambre, les grands couloirs du laboratoire, les pièces essentielles pour pouvoir vivre, comme le réfectoire, où elles mangèrent un bout ensemble dans un silence étrange, mais agréable. Belphégor ne sut vraiment quoi faire pour s’exprimer, alors elle resta muette. Elle se permit de simplement découvrir, puis une fois seule dans sa chambre, dormir, ses deux magnifiques alliées au plus près d’elle, entre ses bras. Ce monde qu’elle ne connaissait pas, ces gens curieux et étranges, cette femme toute douce… Tout cela, elle n’avait qu’une hâte, les découvrir. Et cela ne tarda pas, car dès le lendemain débuta tant et tant de choses qu’elle n’aurait jamais pu s’y préparer.

Cette nouvelle enfance, la jeune femme le vécut comme s’il s’agissait de la première. Elle avait conscience d’avoir déjà vécu, mais son esprit confus ne permettait plus de mettre de l’ordre dans les quelques images terribles du passé qui pouvaient parfois refaire surface. Ce ne fut pas faute de s’évertuer à les reconstituer, les chercheuses tekhanes semblant y mettre une importance capitale, et la questionnant souvent à ce propos, mais la petite demoiselle n’y parvint jamais. Ses armes, parfois, lui donnaient le mot, l’invitaient à s’exprimer à propos d’un sujet en utilisant tel terme, ou telle tournure de phrase ? Et dans ces cas-là, elle le faisait avec gravité, ce qui avait tendance à mettre les membres du laboratoire dans un certain inconfort. Mais malgré cela, elle fut vite bien entretenue et bien nourrie. On lui fit faire des tests et des piqûres, mais rien qui ne la gêna outre-mesure, la jeune fille ayant même parfois grand plaisir à se prêter aux diverses expériences tant qu’elle pouvait se permettre de courir par la suite dans les couloirs, et retrouver la Dr Mueller, avait qui elle construisait, petit à petit, un lien de plus en plus important. Jusqu’à ce que, finalement, sa personnalité d’autrefois disparut définitivement. Devenue simple fillette, malgré la puissance terrible de son corps et son lien toujours aussi important avec ses armes, Belphégor ne fut plus quoi que ce soit d’autre qu’une orpheline, seule, vivant dans un laboratoire dont elle dut redécouvrir tous les aspects. Et si cela fut déstabilisant pour l’équipe de recherche, cela ne fut pas pour autant gênant pour la petite, qui alors pu cesser de se battre entre elle-même et son passé, se concentrant sur sa vie présente et le futur brillant qui se présenterait bientôt à elle.

Passant ses journées entre les différents membres du labos, et ses excursions des plus amusantes dans le bureau de sa référente, Dénève Mueller, Belphégor passait ses journées avec une innocence somme toute remarquable et rafraîchissante. Inconsciente du monde à l’extérieur des murs blancs de son petit refuge clos, elle s’affairait simplement à questionner et découvrir tout ce qui pouvait lui être présenté ou proposé à ses yeux et ses mains. Bien sûr, en de nombreuses occasions, elle fit la rencontre d’autres êtres qui, comme elle, semblaient faire partie de différentes expériences, de différentes recherches, mais la jeune fille ne cherchait à importuner personne, aussi vivait-elle relativement en solitaire, s’accompagnant parfois de ses compagnes métalliques, d’autres fois se baladant simplement dans les couloirs à toute vitesse, occasionnant parfois les soupirs, et surtout l’inquiétude, du reste du personnel. Malheureusement, et même si cette période de pleine enfance, avec son lot de bêtises maladroites et d’inconscience naturelle, fut assez longue pour en offrir un goût savoureux dans l’esprit de la jeune fille aux cheveux de sang, il fallut que ses précédentes histoires la rattrapent, et viennent changer du tout au tout sa vie entre ces murs.

La première occasion fut celle d’une médecin qui vint la voir en pleine nuitée. Peu habituée à ce que d’autres que Dénève Mueller viennent la déranger en pleine nuit, la jeune fille n’eut que de la surprise à démontrer quand elle vit la fébrilité de cette femme, s’approchant avec un mélange de crainte et de reproche dans le regard. Son instinct, quant à lui, appela à la plus extrême des prudences, quelque chose qui ne manqua pas d’être corroboré par K’leir, hurlant dans l’esprit de sa camarade de réagir dès lors que l’arme perçut l’aiguillon dont la médecin était en train de se munir, tout en se préparant à fondre sur la pauvre fillette à l’esprit bien endormie :

« Belphy, DÉFENDS-TOI ! »

Il ne fallut pas plus pour que l’instinct meurtrier de Belphégor refasse surface une première fois. A peine physiquement âgée de sept ans alors, elle quitta son lit dans un fracas terrible, prit appui sur le mur, avant de fondre finalement sur la doctoresse incapable de réagir face aux mouvements de sa cible. Belphégor lui fit sauter une jambe, et n’eut pas la moindre trace de compassion en l’entendant hurler, puis elle plongea les lames scintillantes de Ter’er dans son ventre, et activa sa terrible amie. L’arme vrombit, arracha la chair en surface, jusqu’à ce que Belphégor s’accorda le droit d’achever sa victime, enfonçant plus encore l’objet dans le corps de l’assassin ratée pour faire de la bouillie de ses organes. Il était largement trop tard quand elle vit les membres de la sécurité arriver, mais elle les attendit, debout devant sa victime, avant de lentement retourner se coucher sous leur regards stupéfaits

Peu de temps après, et ce sans qu’elle ne puisse savoir pourquoi, mais les lieux se vidèrent. Belphégor n’apprit que plus tard que la directrice de la structure fut retrouvée morte à l’extérieure du laboratoire, ce qui expliqua cette soudaine disparition du personnel. Au moins, cela allégea ses temps médicaux, tant et si bien qu’elle resta simplement sous la bonne garde de ceux qui acceptèrent de conserver le laboratoire Delta en bon état, ainsi que de veiller sur ceux qui s’y trouvaient encore pour X ou Y raison. Cela prenait en compte la douce présence de Dénève Mueller, et il n’en fallut pas plus pour que la jeune fille, alors en pleine croissance, ne s’adonne à des après-midis entières en compagnie de cette grande femme, l’aidant parfois pour la distribution des repas, ou profitant juste d’un temps de sieste dans le bureau de cette dame si chère à son coeur. Belphégor eut alors le droit à ses meilleurs instants d’une vie normale, n’ayant plus à subir le circuit abominable de la recherche Tekhane, mais ce ne fut pas sans certaines contraintes, les lieux restant sous direction des ministères des Sciences et de la Technologies, sans parler de la surveillance particulièrement importante du bureau de Recherche, qui avait déjà tant mis dans l’observation et l’analyse de la petite qu’ils ne comptaient pas abandonner là leurs petites expériences. C’est ainsi qu’aux dix ans de la fillette apparut une femme, Mme Montreux, celle-ci remplaçant l’assassinée à la direction de la structure, et se décidant à une politique autrement moins délicate que ce qu’avait connu la rousse dans son enfance.

D’abord par des changements bénins, puis par une recrudescence de tests, de vérifications biologiques, de prises de sangs et de restrictions sur sa personne, Belphégor découvrit en cette nouvelle dirigeante du laboratoire une ennemie qui lui mena la vie dure. Elle fut rapidement obligée de rester dans sa chambrée toute la journée, puis lentement on lui ôta les équipements de divertissement qu’elle avait pu recevoir au fur et à mesure de son éveil personnel, afin qu’elle puisse devenir plus tard une véritable Tekhane. Les choses dérapèrent définitivement quand, à l’aube de sa treizième année estimée, Dénève Mueller fut soudainement renvoyée par la directrice, pour des raisons de conflits d’intérêts entre « sa vision de chercheuse et celle personnelle ». Sûrement que cette directrice ne put se rendre compte de ce que cela provoqua en la jeune fille en pleine adolescence alors. Elle s’en moquait, par ailleurs, ayant bien d’autres projets, mais Belphégor n’entendait pas cela de la même façon. Mme Montreux, par son comportement, et quelles qu’en soient les motivations derrière, venait de raviver quelque chose que la jeune fille n’avait plus expérimenté depuis des millénaires : la haine envers autrui. Heureusement pour ces deux femmes, ce sentiment partagé allait très vite clore cette histoire, et plonger le laboratoire avec elles dans une inexistence tacite et entendue de la part de tous ceux qui auraient vécu les événements à venir.

Car la directrice du laboratoire se révéla dans les plus terribles des intentions à l’égard de Belphégor. Ayant trompé, menti et éliminé les obstacles à sa vengeance, cette femme qui avait fait partie, sous un autre nom, de l’une des équipes de recherches affectées à l’Oeuf il y a de ça de longues années, n’était désormais présente au laboratoire Delta que pour une chose, éliminer la jeune fille pour venger ses camarades mortes. La jeune fille aux cheveux de sang n’en savait rien, mais elle n’allait pas pour autant avoir un autre comportement envers cette femme que celui qui grondait dans sa poitrine : l’envie de la voir disparaître. Mme Montreux lui en offrit l’occasion rêvée : provoquant d’elle-même un incendie dans son propre laboratoire, elle s’assura d’appeler secours et pompiers avant de courir en direction de la chambre où se trouvait cloîtrée l’adolescente, se préparant à la faire sauter avec l’ensemble du matériel militaire qu’elle avait pu faire entrer dans les locaux en secret. Malheureusement pour cette femme rongée par la vengeance, elle n’eut guère le temps de prendre par surprise Belphégor, cette dernière ayant rapidement perçu la situation, et n’attendant bien qu’une chose : que son ennemie vienne se jeter d’elle-même à sa portée. Il n’y eut pas d’échange, comme pour l’autre femme qui avait attenté à sa vie dans son enfance. En revanche, l’adolescente se prit à chanter avec amusement quand elle entendit les talons de la directrice claquer dans le couloir menant à sa chambrée, puis… dès que la porte fit mine de s’ouvrir, elle fondit sur sa proie, afin de la massacrer. Nulle pitié pour celle qui s’était tant plu à briser sa petite vie heureuse.

Le laboratoire, lui, brûla pendant une grande partie de la nuit. Et quand, au petit matin, Belphégor fut retrouvée avec le corps de la directrice en triste état, nulles ne firent de commentaires. La jeune femme récupéra ses affaires et suivit l’équipe de sauvetage, le menton fièrement levé : il était temps pour elle de trouver un nouveau lieu où vivre, et de se confectionner son univers au milieu de ce peuple dont il lui restait tant à découvrir.

*
*   *

C’est ainsi qu’en quelques mois, la demoiselle se retrouva auprès de Dénève Mueller. Celle-ci, ayant à la fois découvert l’ensemble de ce qu’il s’était passé dans le laboratoire, mais ayant surtout et l’occasion de s’attacher à la jeune fille, ne manqua pas de faire jouer un peu de ses connaissances et de ses influences pour pouvoir faire naturaliser la jeune fille. Non pas que Belphégor n’aurait pas pu se trouver une place dans les bas fonds de la grande cité technologique, mais Dénève n’avait pas à coeur de laisser cette adolescente aux mains des pires criminelles et des …. des quelques hommes-esclaves qui se trouvaient dans les profondeurs de la cité de Tekhos Metropolis. Aussi, il fallut non seulement s’assurer qu’elle adopte la demoiselle aux cheveux de sang, puis qu’elle fasse les nombreuses démarches pour qu’elle passe du statut « d’expérience scientifique avérée » à « citoyenne Tekhane », ce qui ne fut pas une mince affaire au vu de son passif. Mais cela aboutit, les choses devinrent vite bien plus faciles. Non seulement Belphégor avait un vrai amour filiale pour Dénève, mais cette dernière le rendait sous la forme d’un amour maternel inconditionnel, le duo découvrant par là-même un véritable plaisir de vie en se côtoyant, jour après jour, mois après mois, années après années. Oh bien sûr, tout n’était pas toujours tout beau sous le soleil, mais cela n’empêchait pas que les deux femmes savaient se parler, et se comprendre dès lors qu’elles se donnaient le temps d’expliquer les états d’âme de chacune. Toutefois, il fut rapidement admis par la nouvelle Tekhane que la vie sous la tutelle de quelqu’un avait …. ses défauts qu’elle ne parvenait pas à accepter, encore plus après tant de temps à vivre en ne faisant confiance qu’en elle et ses armes.

Cela amena la jeune femme à se documenter, faire des recherches, et commencer à se renseigner sur les activités qu’elle était capable d’entreprendre, en considérant sa sous-éducation et son jeune âge. L’avantage de ses exceptionnelles capacités physiques, encore plus après d’avoir eu les gains notoires de l’âge, était aussi une constante particulièrement cruciale. Ce qui l’amena, par ailleurs, à découvrir au bout de quelques semaines l’existence du Bureau Général du Mercenariat Tekhan. Une force armée indépendante, relativement semblable à ce que pouvaient faire les peuplades moins évoluées quand elles montaient maladroitement des « Guildes d’Aventuriers », et dont les seules conditions pour y demander embauche étaient de pouvoir se défendre contre les éventuels dangers que ce monde abrite, notamment afin de pouvoir assurer que les travaux confiés puissent être menés à bien. La seule étape fut de convaincre Dénève, une situation qui ne manqua pas de mettre passablement en alerte la jeune femme d’alors seize années, surtout quant elle mit le sujet sur le tapis :

« Maman… ?
… Oh toi, tu as quelque chose à me dire. Ou à me demander, au choix.
Plutôt à te dire maman. J’ai décidé de travailler.
Oh parfait mon poussin, c’est une bonne chose. Tu as déjà trouvé quelque chose ? J’imagine que ce n’est pas pour t’enfermer dans des bureaux, je t’y vois mal. Oh, je sais, plutôt dans le physique, est-ce que tu as choisis un métier agricole ? De chantier peut-être ?
… Euh … non maman… Rien de tout ça. »

La mine inquiète de Dénève ne manqua pas de mettre Belphégor dans une situation encore plus désagréable qu’à l’origine. La jeune femme ne se sentait pas, ni de faire du mal à la précieuse femme qui avait choisi de l’adopter, de la tirer du risque des bas-fonds, ni de sacrifier son besoin de liberté, de vivre par elle-même, en considérant bien que cela ne changerait en rien sa relation avec sa mère adoptive. Mais là, elle avait peur de cela, et c’était dur, pour cette jeune femme, de sentir qu’elle pouvait faire du mal à quelqu’un alors qu’elle n’en avait pas l’intention initiale. Encore plus en considérant qu’il ne s’agissait pas de blesser par l’arme, mais par les mots, quelque chose dont elle n’avait clairement pas le même contrôle, et qui encore à ce moment risquait en tout instant de la mettre dans un embarras dont elle pouvait s’en vouloir toute une vie.

« Eh bien parle ! Allez mon poussin, je commence à m’inquiéter là !
Je… Je pensais rejoindre le BGMT…
Hein ? Qu’est-ce que c’est ?
Eh bien … tu vois… le …. enfin …. Le Bureau Général du Mercenariat Tekhan ! »

Le prononçant à toute vitesse, la jeune fille espérait pouvoir se décharger du poids qu’elle avait sur les épaules… Mais malheureusement, quand elle vit le visage de sa mère adoptive prendre la teinte d’un linge que l’on aurait blanchi à l’eau de javel, la pauvre comprit le choc qu’elle venait de provoquer chez sa mère. En revanche, alors qu’elle s’apprêtait à reprendre ses propos, à les modérer, à s’expliquer, à lui détailler pourquoi elle avait fait ce choix, et avec quels motifs à la clé… Elle n’eut pas le temps de s’approcher de la tekhane pure souche que celle-ci se redressa d’un coup, et entama une mise au clair suffisamment violente pour que les deux femmes soient parties pour des heures de prise de tête :

« Non mais tu es sérieuse !? Tu as passée ta vie en danger, tu as évitée deux tentatives de meurtre alors que tu étais haute comme trois pommes ! On a essayé de te droguer, de te tuer, de te cloner, de te torturer ! Tu as fini dans des incendies, au milieu d’intrigues scientifiques et militaires, as été au centre de trois tueries majeures, quatre même, bon sang de bois ! ET QUOI !? Tu veux remettre le couvert, retourner vivre dans la violence et le risque chaque jour de périr !? Quoi, c’est ça, tu veux te foutre en l’air !? Mais bon sang as-tu au moins réfléchi, franchement !?
- Je…. Oh oui j’ai réfléchi, MADAME MUELLER ! Putain, je me suis pris la tête pendant des jours avant de te l’annoncer ! C’est quoi le problème ? Je sais faire que ça, me battre, j’ai pas de talent, pas d’éducation, et non je vais pas aller me foutre sur un banc pour écouter une compatriote me raconter des conneries qui m’endormiront en deux secondes ! Je suis ce que je suis ! Je sais faire ça, me battre, me défendre, et efficacement BORDEL DE MERDE !
Arrête de parler aussi grossièrement, MERDE !
J’fais bien ce que je veux, maman ! »

Et outre le fait que la discussion dura plusieurs heures, à un rythme croissant d’insanités entre les deux femmes, cela se termina effectivement comme le voulait Belphégor. Non pas que sa mère adoptive ne resta pas inquiète, mais elle-même eut l’occasion de comprendre qu’elle n’avait pas les capacités de retenir sa fille de faire ce choix, encore plus quand la pauvre commençait déjà à tourner en rond dans le grand appartement en plein centre-ville de Tekhos. C’est ainsi que la jeune femme débarqua, sous le regard circonspect de conseillères et d’autres membres du bureau, pour s’enregistrer comme une nouvelle collaboratrice du mercenariat tekhan. D’abord taquinée pour son jeune âge et son apparent manque de forme physique, il ne fallut guère de temps pour que la jeune femme entame de prouver sa valeur en de nombreux égards, se permettant déjà de mettre à l’amende une bonne partie de ses camarades de bas rang, avant de continuellement monter en grade durant les années qui suivirent. Elle ne fut pas simplement une jeune mercenaire compétente, non. Bien au-delà de cette première observation, elle se révéla en trois ans comme l’une des meilleures en la matière, même si la jeune femme fut toujours relativement évasive sur ses comptes-rendus de mission. Quelle importance, de toutes manières ? Elle revenait triomphante, et c’est tout ce qui devait rester dans les documents administratifs stipulant de son efficacité. Ainsi, et avec grande joie, elle obtint le meilleur des grades du Bureau Général à l’âge de 20 ans, avec à son actif un tableau de plus de soixante-dix missions réussies, et un petit pactole qui lui permettait dès lors de vivre une vie de richesse relativement tranquille.

Ce qu’elle ne fit pas. Non seulement parce que la jeune femme, dépensière, entama de s’assurer que sa mère adoptive ait la vie la plus fastueuse qui soit, comme une manière de lui montrer qu’elle s’en sortait exceptionnellement bien et surtout qu’elle ne l’oubliait jamais, mais en plus parce qu’elle voulut s’installer dans un nouveau pan de la vie Tekhane. Effectivement, avec le temps, et au fur et à mesure des missions, Belphégor entama de découvrir, par-ci, par-là, en plusieurs lieux et entreprises intra et extra-muros de Tekhos, des groupuscules dont les agissements avaient le don de la mettre de plus en plus en rogne. Il fallait l’avouer, si elle n’était pas née Tekhane, elle en était devenue une exceptionnelle représentation, aussi, le fait de contempler des partenariats menés avec des pays extérieurs, des accords se faire entre des sociétés nationales et des marchands masculins des bas-fonds, non sans parler même de quelques anti-démocrates et agents de l’ombre prônant un retour de la gente masculine … Autant d’êtres, patriotes ou non, qui méritaient à ses yeux d’être punis, châtiés, montrés au grand jour et condamnés. Ainsi, opérant tout autant légalement qu’hors des cadres de la Loi, et souvent en la compagnie de sa tante Luxienne Mueller, les deux femmes entamèrent une épuration plus ou moins rapide de toute la « lie » de cette ville aux nombreux secrets, non sans jamais parvenir malheureusement à les mettre hors d’état de nuire. Tel l’hydre, une tête tranchée en faisait pousser deux autres encore plus voraces, ce qui fut bien déplorable aux yeux de Belphégor, mais lui permit de procéder, encore et encore, à cette digne tâche qu’elle s’était confiée.

C’est ainsi qu’elle rencontra, un beau jour, une demoiselle qui lui rappela étrangement son parcours. Une pauvre fille qui avait fini là sans le vouloir, et subissait quelques malheureux traitements dans un coin bien caché de Tekhos Metropolis, avant de pouvoir être revendue auprès d’êtres exécrables. Violette Füscherkmann, alors de cinq années la cadette de Belphégor, fut ainsi sauvée avec fracas par la mercenaire au travers d’une action musclée que celle-ci avait entamée auprès d’une entreprise fantôme, et la femme aux cheveux de sang entama de l’héberger, de la surveiller, de la soigner, avec l’aide de sa tante et de sa mère. Découvrant tout autant les particularités de la jeune fille, à savoir l’existence de deux identités dans son corps, l’originale et une seconde, sauvage, appelée June, mais aussi ses capacités, la nouvelle tekhane ne manqua pas de transposer son histoire à la sienne, avant de finalement aller plus loin, et même entamer une relation sérieuse avec cette jeune étrangère quand l’âge et les passions le leur permirent. D’ailleurs, cela tourna rapidement à un trio amoureux et réciproque entre les deux mentalités dans le corps de Violette, mais si Belphégor ne se trouvait déjà pas bien conventionnelle par rapport à la société l’environnant, ce ne fut pas une histoire d’amour un peu particulière qui allait la limiter de quelque manière que ce soit. Elles établirent cet idylle dans le calme et le secret tout relatif, dans le sens où la famille fut mise au courant assez rapidement, avec le ton détaché d’une mercenaire au cheveux rouge expliquant que :

« S’il n’y a pas de raison que je ne puisse pas être tekhane et vivre ma vie avec une femme que j’aime, alors pourquoi pas deux dans le même corps… Voire deux dans deux corps différents, hein ? Et que les puritaines me lapident, je leur renverrai leurs cailloux à la gueule ! »

Autant dire que tout le monde fut rapidement mis d’accord, d’autant plus que les Mueller étaient, de base, relativement ouvertes à ce genre de nouveautés.

*
*   *

Finalement, la vie calme mais pleine de rebondissements de la mercenaire se perpétua ainsi, les années passant doucement, Belphégor atteignant d’abord quelques vingt-cinq années dans son nouveau corps, puis approcha lentement de la trentaine, avec toujours la même ténacité, et surtout … la même jeunesse sur les traits de son visage, ce qui ne manqua pas de créer quelques jalousies parmi ses concurrentes, dont certaines n’étaient pas, en plus, insensibles à ses charmes. En revanche, eut-elle prévu que son apparence ait un jour l’occasion de la pousser au devant du danger ? Nullement, et ce fut pourtant ce qui arriva.

L’année précédant ses trente ans, la puissante femme commençait à modérément se calmer sur ses activités au cœur de Tekhos. Il faut dire que sa chasse aux sorcières et aux phallocrates du dimanche avaient eu un bel effet, et nombreux étaient ceux qui désormais se sentaient beaucoup moins capable d’agir au grand jour, complexifiant pour beaucoup leurs transactions et leurs présences intra-muros. Aussi, elle entama de former les nouvelles arrivantes au Bureau Général du Mercenariat, assurant à chacune son soutien indéfectible, et par la même occasion, la possibilité pour les employeurs que leurs missions seraient remplies en un rien de temps sans qu’elles n’aient à débourser autant que si elles engageaient directement la mercenaire aux cheveux de sang. Le genre de situation où tous étaient gagnants, mais voilà le hic : Belphégor ne se rendit pas compte de combien certaines voyaient son hégémonie d’un mauvais œil.

Lors d’une mission dans les confins montagneux, la toute puissante mercenaire aux cheveux de sang eut à accompagner deux mercenaire de rang B. À ce niveau, et la femme le savait pertinemment, il y a souvent encore bien du travail à faire, et celles qu’elle était actuellement en train de suivre de près, veillant à leur bonne santé, se trouvaient être en plus de nouvelles venues à ce niveau. Stressées, imprécises et brouillonnes, les deux mercenaires se cramponnaient à leurs armes comme si la moindre rencontre dans ces montagnes leur jouerait un tour funeste, ce qui aurait pourtant grandement étonné Belphégor : les tanières formiennes se trouvaient de l’autre côté du pays, les routes commerciales illégales étaient bien plus loin au Sud, et pour ce qui était des créatures mystiques, notamment celles suffisamment dangereuses pour valoir un titre d’élimination, il ne semblait pas y en avoir eu par ici depuis les vingt dernières années. Autant de raisons donc pour que les deux femmes apprennent à se détendre un peu, car à craindre ainsi pour leur existence, elles n’allaient que finir par s’épuiser. Et malheureusement, elle avait beau le leur dire, cela ne changeait rien à leur comportement. Enfin… Elles se déplacèrent ainsi, toutes les trois, durant une longue semaine où elles commencèrent à remplir la mission qui leur était confiée, à savoir de baliser un passage souterrain pour s’assurer que puisse passer, d’ici quelques mois, un convoi de la plus haute importance en partance de Tekhos Metropolis pour ensuite être véhiculé jusqu’en Ashnard. Les détails ? Elles n’en avaient pas plus, mais lentement Belphégor baissa sa garde, notamment à l’encontre de ses deux pupilles… qui finirent par la piéger, à la toute fin de leur mission de repérage.

Elles traversaient alors une galerie étroite, afin de vérifier que celle-ci ne puisse pas mener au nid de créatures à la nature belliqueuse. Les deux demoiselles ayant pris les devants, il vint alors à la mercenaire aux cheveux de sang de les rejoindre, confiante, avançant à plat ventre dans les ténèbres. Elle n’eut le temps de remarquer l’imminent danger, ni même de pouvoir y réagir quand elle entendit la traîtrise se produire. Une détonation, puis une seconde. La terre gronda, tant et si bien qu’il fut évident pour Belphégor de la teneur de cette tromperie… Mais encore une fois, trop tard. La voûte s’effondra derrière elle, et la galerie se boucha de plus en plus rapidement sous les gravas, la longue fêlure zébrant le plafond de part en part, laissant  de lourds monceaux de roches s’écraser dans un rythme chaotique. L’élite des mercenaires tenta bien de presser le rythme mais dans cette situation, nulle solution ne pouvait se présenter à elle. Soudainement, elle ne put plus progresser. Si le boyau souterrain se poursuivait, elle ne pouvait pour autant y échapper : derrière elle, le plafond venait de céder au plus près de son corps, et la masse colossale de la montagne s’était échoué sur ses jambes, les réduisant en morceaux. La douleur. Intense. Souveraine. Inégalable. La chair en lambeaux, mêlée aux gravats, son sang abreuvant ces monts par flots. Elle ne put hurler, ne put appeler qui que ce soit. Tout en comprenant le piège, elle n’eut que l’instant de jurer en elle-même avant de s’évanouir, sans même rationaliser que sa fin n’était désormais l’affaire que de secondes.

Enterrée dans les monts lointains de Tekhos. Triste fin pour elle. Pourtant, elle rêva alors, même si ce ne fut que pour quelques courts instants.

Elle était au milieu d’un champ de fleurs. Elle n‘y vit personne, de prime abord, mais rapidement elle entrevit, au loin, une large et haute maisonnée, où semblait se trouver une personne, assise près d’une petite table de jardin. Belphégor, à pas lents et prudents, s’en approcha dans une crainte justifiée, son esprit ayant bien du mal à supporter cette étrange situation. Quant elle remarqua qu’il s’agissait d’un homme, elle eut même le mouvement instinctif et immédiat de porter la main à sa ceinture, voulant tirer de son flanc K’leir, ou Ter’er, de manière à pouvoir se défendre si cet inconnu venait à se révéler belliqueux, ou stupide. Ce que, honnêtement, sont tous les hommes de ce monde et des autres, elle le savait. Pourtant, elle ne trouva pas ses armes de prime abord, mais surtout… Elle vit l’être lointain se relever de son assise, et lui faire un signe de la main, l’invitant à se rapprocher. Autant dire que la mercenaire était à un tel degré de défiance qu’elle s’apprêtait à sauter à la gorge de cet homme, eusse-t-elle à se servir de ses poings pour réduire sa tête à l’état de marmelade. Pourtant, elle se résolut à ne rien faire d’un tel degré de violence. Après tout, elle était là, dans un terrain parfaitement inconnu, et sûrement vivait-elle ses heures dernières, au loin, écrasée sous une tonne de gravats. Que pouvait-on lui faire de pire encore, n’est-ce-pas ?

Dans toute sa fierté de tekhane convaincue, Belphégor obtempéra donc à l’invitation qui lui avait été faite : elle entama de couvrir la distance qui les séparait, ne quittant pas le curieux personnage des yeux, et s’approcha de la table de jardin sans s’y installer, dévisageant celui qui lui faisait face. Un homme aux courts cheveux blonds et aux yeux d’or, portant un manteau blanc aux épaules couvertes de plumes…

« Enchanté, Belphégor. Je suis désolé de t’accueillir dans de telles….
On n'a pas élevé les bulliques ensemble. Évitez donc le tutoiement. »

L’homme sembla s’étouffer un court instant à cette réponse relativement grossière, mais surtout particulièrement irrespectueuse étant donné l’étape de la conversation. Mais soit, il reprit donc calmement, sans perdre le moins du monde sa contenance :

« Pardon. Désolé de vous accueillir dans une situation aussi dramatique, mais je n’avais aucun droit de vous contacter en dehors de ce genre de scénario. Voulez-vous boire quelque chose, ou manger ?
Est-ce que ça a vraiment une importance ?
Je dirais que non. À part que vous aurez faim à votre retour. »

Se réinstallant, son interlocuteur posa ses coudes sur la table, allant pour croiser ses mains avant d’observer la femme sous toutes ses coutures. Cela la mit exceptionnellement mal à l’aise. Après tout sa relation avec la gente masculine se résumait, depuis qu’elle travaillait à Tekhos, à des avances immondes en pleine mission par des violeurs récidivistes, et majoritairement à une pluie de sang et de viscères dont elle était la principale cause. Autant dire que de se faire zyeuter ainsi n’était pas à son goût, et elle s’apprêtait à le dire de la manière la plus claire du monde… Sauf que les paroles de l’être en face d’elle eurent plus d’impact que prévu, l’empêchant de se prononcer dans toute la colère qu’elle contenait :

« Votre mère aurait sûrement été heureuse de vous voir. Malheureusement elle n’a pas eut le bonheur de vous voir grandir …
Je… Non mais quoi encore ? Ma mère a veillé sur moi depuis que j’ai six ans, vous allez peut-être éviter de me sortir de telles conneries ?
Je ne parle pas d’elle. Je parle de votre mère biologique. Ma… défunte épouse. »

Coup de massue. La seconde montagne qu’elle prenait de la journée, et sûrement la plus douloureuse des deux pour le coup ! Perdant toute couleur en comprenant le sous-entendu, la femme manqua tomber, titubant sur une courte distance avant de se laisser tomber sur la chaise la plus proche, sous le choc. Elle contempla un instant ses mains, sous le coup de l’émotion, puis … Redressa son visage encore pétrifié dans une expression de surprise absolue, avant de finalement tenter d’ouvrir la bouche, sans parvenir à formuler un mot, ou une question. Ce n’était pas possible, cet homme ne …. il ne pouvait pas …

« Voilà, maintenant permettez-moi mais je vais reprendre le tutoiement, d’accord. Oui, je me doutes qu’au vu de l’endroit où tu as atterri, je ne suis guère ce que tu appellerais un « parent viable ». Maintenant mettons cela de côté, j’ai pas mal de choses à te dire, et peu de temps, avant que tu ne reprennes conscience.
… Ton nom.
Hum ?
Donne-moi ton putain de nom !
Syon. Quoique, quand nous vivions ensemble, je m’appelais Melphit. Longue histoire. »

Pas de souvenir, mais un sévère mal de crâne. Elle n’avait pas envie de causer avec ce type, mais c’était …. La situation était tellement énorme qu’elle ne pouvait s’empêcher de voir se bousculer un millier de questions en son esprit. Tant de choses dont elle avait besoin d’avoir des réponses, tant de souvenirs qui s’animaient devant son regard sans qu’elle ne puisse les comprendre. Au moins, elle put finalement trouver le plus urgent, la question nécessaire à laquelle elle nécessitait le plus rapidement d’obtenir réponse :

« … Est-ce que je viens de clamser ?
Non. Enfin, en tout cas, je me suis assuré que tu ne meurs pas. Il y a très longtemps, nous nous sommes assurés que tu puisses vivre une autre vie que celle que tu avais subi en premier lieu. Ce n’était …. pas vraiment pour que tu te retrouves ensevelie dans un vieux boyau rocheux, trahie par deux coéquipières.
Vous ?
Longue histoire encore. En résumé, tu as été quelque chose de très dangereux autrefois, manipulée par quelqu’un de pire encore. Deux personnes et moi-même t’avons arrêtée, non sans mal.
Ok… Et donc qu’est-ce qui se passe ?
Eh bien, entre la vie et la mort, tu as pu entrer en contact avec moi alors que je te … téléportais à l’hôpital de cette ville où tu habites désormais. Après tout je veille sur toi depuis un moment, mais il s’agit bien de la première fois où je dois influencer ton destin.
Ça m’écorcherais la gueule de te remercier crois-moi.
Je peux imaginer, et tu n’as pas à le faire. Comme ta mère, je n’ai pu veiller sur toi, aussi vois cette action comme… un simple geste de ma part pour sauver une personne qui m’est précieuse. Un geste désintéressé bien entendu.
Tant mieux ... »

Le silence s’installa, et l’un comme l’autre se retrouvèrent à se regarder, droit dans les yeux. Belphégor ne savait pas faire confiance à première vue, alors pour un homme, c’était peine perdue. En revanche, elle savait remarquer un menteur, et celui-ci… semblait dire la vérité, uniquement la vérité… Ce qui lui restait d’autant plus au travers de la gorge. Elle chercha un moyen de s’en assurer, mais n’en avait pas sur le moment… Aussi se permit-elle une question plus simple, mais claire :

« Si tu m’as téléporté, j’imagine que tu fais partie de ces mages étranges qui vivent par-delà Tekhos ? T’es quoi au fait ? Oh et … mes jambes, t’as pu faire quelque chose pour ?
Rapidement : non, un Néantique, non. De manière plus développée… Je proviens d’un autre monde, et fait partie de quelques très rares personnes qui n’ont plus rien à voir avec l’univers comme tu le connais. Je sais ça a rarement du sens. En revanche, pour tes jambes… Elles sont actuellement soignées par vos médecins, mais ne te fais pas de surprise, elles ne marcheront plus jamais. Et au vu de mes pouvoirs, je n’ai rien pour pouvoir t’aider en ce sens.
Génial, je vais être estropiée à vie… La joie…
Je doute que cela finisse ainsi. La société dans laquelle tu te trouves est évoluée. Notre entrevue touche à sa fin, aussi je vais te donner une solution facile dès maintenant. À ton réveil, demande à ce que soit fouillé l’ancienne station 27, dans le quartier Pormethuss au Nord de Tekhos. S’y trouvera ce qui te permettra de marcher à nouveau. »

Se redressant, l’homme se rapprocha de la femme aux cheveux de sang, celle-ci se redressant tout de go, comme pour prévenir à un assaut de sa part. À la place, elle n’eut le temps de réagir qu’il était devant elle, la dépassant d’une bonne tête, et elle n’eut pas l’occasion de le repousser… Qu’elle sentit l’homme passer une main légère dans ses cheveux.

« Déteste-moi si tu le souhaites, Belphégor, je le comprendrais. Mais saches que je te souhaite de vivre heureuse. Tu es en droit de le mériter. Adieu mon enfant, j’espère que nous saurons nous revoir un jour. »

*
*   *

Elle se réveilla dans un lit d’hôpital, encore sous le choc de ce qu’elle venait de traverser. La douleur ayant beau être présente, cela ne l’empêcha pas de se redresser sur ses fesses comme un pantin sortant de sa boîte, contemplant dès lors avec stupéfaction les deux morceaux manquants de son corps. Gauche comme droite, ses deux jambes avaient décidé de se faire la malle. L’épuisement revint alors aussi vite que son soudain regain d’énergie, la femme s’écroulant dans ses draps, péniblement. Quelle tristesse. Pourtant, immédiatement, les souvenirs de ses songeries lui revinrent, et avec, le besoin d’obtenir quelques réponses immédiates. Elle appuya sur le bouton près de son lit, appelant les infirmières, pour finalement se retrouver devant un lot particulièrement impressionnant d’intervenantes en médecine, accompagnées de la présence plus professionnelle d’une médecin aux airs patibulaires, passablement désagréable avant même d’avoir ouvert la bouche, mais qui s’exprima malgré tout avec le ton le plus nasillard et désobligeant possible :

« Aloooors, madame a bien dormiiii ? Boooon je vais pas vous surprendre, mais vos jambes sont mortes, on ne peut rien faire pour elles, pas besoin de nous demander. Les miracles ça ne marche que quand les nerfs n’ont pas été réduits en purée.
Vous savez comment je suis arrivée là ?
Pas le moins du monde, on vous a trouvée dans le hall, en train de repeindre le sol de vos fluides sanguins. Un plaisir à faire nettoyer …
J’peux… passer un appel ?
Vous avez un téléphone sur vous ?
Euh je crois pas.
Ouais bah de toutes façons ça attendra que je vous ai fait votre check-up … Maintenant soyez gentille, taisez-vous que je fasse mon travaiiiil. »

Il fallut deux heures pour qu’elle passe un coup de téléphone, deux mois pour qu’elle ait une réponse à sa demande téléphonique. Durant ce laps de temps, Belphégor retrouva Violette, profitant de leur temps ensemble, ainsi que sa mère, qui ne fut qu’horreur en voyant l’état de ses jambes, mais qui ne manqua pas de mettre sa sœur, Luxienne, sur le coup de cette fameuse station 27. Y fut trouvée, de manière surprenante, une grande quantité de métaux cristallins, dont l’origine curieuse ne manqua pas de plaire tout particulièrement à la tante de Belphégor, dans tous ses états, celle-ci œuvrant dès lors avec une passion maladive pour en découvrir les plus infimes secrets. D’ailleurs, un cerveau de son intellect ne fut pas des moindres pour obtenir des résultats quant à cette matière aux origines inconnues et aux propriétés tout bonnement miraculeuses. Malheureusement, la mercenaire aux cheveux de sang ne fut pas en capacité d’expliciter à sa famille comment elle avait appris la position de ces objets, ne voulant pas parler de ce Syon à Tekhos… En revanche elle exprima son défi à sa tante, qui le releva avec le plus grand des amusements : produire une nouvelle paire de jambes à l’élite du mercenariat Tekhan.

Cela lui prit plus d’un an. Mais cet équipement, au fleuron de la technologie tekhane, fut équipé aux jambes de Belphégor en un rien de temps dès lors qu’il fut parachevé, toutes contemplant alors l’incroyable vérité : l’ensemble de ce métal inconnu fusionna, sans un souci, avec le reste du corps de la femme, devenant une véritable part, et en partie vivante, par le plus incompréhensible des mysticismes aux yeux de ces techno-centrées de tekhanes, de la mercenaire aux cheveux de sang. Dès lors, et après plusieurs mois de longue rééducation, Belphégor reprit enfin sa place en ce monde, la tête désormais pleine de questions, mais surtout prête désormais à faire tous les efforts du monde pour découvrir la vérité quant à ses origines.

Mais pour l’instant… Elle avait un travail à poursuivre, une famille à chérir, et une vie à mener. Et ce pour de nombreuses dizaines d’années encore.



*~FIN~*



Résumé Ultra condensé de la Mort qui tue parce que voilà :

Belphégor est née dans un monde désormais mort depuis des éons. Alors une simple jeune fille élevée par un père aimant, son village fut attaqué, et elle décéda d'une flèche bien tirée. Mais elle reçut une partie d'un artefact puissant, ancien, qui la transforma en autre chose. Inhumaine, mais désireuse de vivre une vie normale, ses tentatives échouèrent pourtant lamentablement, jusqu'à ce que celui qu'elle aimait périsse sous la colère des Dieux. Rendue folle et ivre de rage, de vengeance, elle tenta d'abord d'éliminer les divinités, puis celui qu'elle tenait pour responsable, Syon. Malheureusement vaincue, elle vint prendre une décision plus radicale, à savoir détruire son univers d'origine, ce qu'elle parvint à accomplir. Pourtant vaincue peu après, les Néantiques, ses homologues et adversaires alors, décidèrent de la bannir, laissant les éons la transformer en jeune fille, afin qu'elle puisse vivre une vie normale bien plus loin. Sa prison fut ainsi déterrée en Tekhos, et elle y passa de sujet d'étude à citoyenne Tekhane, opérant dorénavant un rôle de mercenaire d'élite et de justicière de l'ombre à ses heures perdues.


Autre : Pardon aux administrateurs et aux modérateurs, je vous aime.


Comment avez-vous connu le forum ? : ... Euh, ceci est une refonte .... quoique non, un "approfondissement".
« Modifié: lundi 02 août 2021, 04:11:39 par Belphy Mueller »

Seth Sternam

Administrateur

Re : La longue histoire d'une catastrophe

Réponse 6 mardi 03 août 2021, 10:11:11

Ho la vache, il l'a fait le con ! ;D

Je n'ai pas encore tout lu (commencé le chapitre 2). Compte tenu de la taille pour le moins "conséquente" de cette fiche, tu comprendras que l'équipe de modération a besoin plus de temps que d'habitude pour s'en occuper.

Re-bienvenu à bord au passage, tueur de serveur :p

Belphy Mueller

Créature

Re : La longue histoire d'une catastrophe

Réponse 7 mardi 03 août 2021, 16:07:44

Un peu que j'l'ai fait o/ Tu m'as pris pour qui ?

Mais oui allons, je me doutes bien que tout le monde prendra son temps et franchement, ne vous en faites pas, vous me connaissez je suis la patience incarnée !
Manquerais plus que je vous fouette pour avoir ma validation, le scandaaaaale.

Sinon ... J'vous ai parlé de ma future trilogie pour...
*fuit avant de se faire lyncher*

Seth Sternam

Administrateur

Re : La longue histoire d'une catastrophe [Anéa]

Réponse 8 jeudi 05 août 2021, 21:01:57

Je laisserais le soin à Anéa de validé ou non, mais pour ma part, je viens de finir la lecture.

En soit, c'est un peu comme pour la fiche de luxienne a son époque (si ma mémoire est correcte sur le nom), plus une nouvelle qu'une fiche. Ça se lit bien même si ça soufre un peu de lourdeur par moment, rien de bien méchant par moment. Triste destin pour cette jeune femme qui, je n'en doute pas, n'est pas au bout de ses peines...

Par contre t'est gentil, mais pour le bien-être du serveur et des personnes qui le font tourner, ta trilogie, tu la soumet à une maison d'edition :kappa:

(Et on dit merci a @Lied Mueller au passage)

Anéa

Administrateur

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  • FicheChalant

    Description
    Ancienne archange, devenue à moitié démone.
    Adore le sang et faire sauter des têtes.

Re : La longue histoire d'une catastrophe [Anéa]

Réponse 9 vendredi 06 août 2021, 00:23:46

Rebienvenue, p'tit loulou !  :D

MDR ! J'ai pas lu !

Je déconne...Tu viens de m'achever ! XD
Et...*Roulements de tambour*...

Tu es validé ! o/
Tu peux jouer désormais !





-En souvenir du bon vieux temps-

Belphy Mueller

Créature

Re : La longue histoire d'une catastrophe [Vanéalidée !]

Réponse 10 mercredi 11 août 2021, 14:43:12

MDR ! J'ai pas lu !

ARGH !!! Trahison, disgrâce, monstrueuse attaque à mon intégrité morale !

Plus sérieusement, merci mille fois ma belle, je suis heureux que tu ai tout lu et ... un peu coupable de t'avoir fait traverser ce désert ardent de ma folie littéraire.

Encore merci pour la validation ! Pleins de bisous baveux de remerciement.


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