Aedros Vel’Saïm avait écrit, dans son traité philosophique « L’Ordre du Sang Versé », que le meurtre sans fondement était l’un des actes les plus odieux qui puisse être commis, en dehors de la torture. Il avait d’ailleurs décrit comment, dans une société qui pourtant n’interdisait pas les duels à mort, les exécutions civiles et même les vendettas, il était impensable qu’une personne voit le meurtre comme un acte qui puisse être exercé impulsivement.
Mais cela découle de ce que les Meisaens voient comme un accord de principe dans l’exercice de la mort. Par exemple, dans un duel à mort, chaque participant accepte consciemment et sciemment l’éventualité qu’un d’entre eux, voire les deux, perdent la vie. Ce n’est pas un meurtre, car chaque participant a une chance de s’en tirer, et ce malgré certains désavantages ; même le plus petit homme peut abattre un géant, ne serait-ce qu’avec une technique supérieure et un savoir-faire martial conséquent. Les vendettas, pour leur part, sont une conséquence à un tort commis dans un monde où les réparations financières ne peuvent pas toujours rembourser une dette ; l’or ne coule pas comme le sang, et il est bien rare qu’un fermier puisse obtenir réparation de la corruption d’un juge. Une exécution injuste, par exemple, infligée déraisonnablement sur un innocent ou sur une personne n’ayant pas commis un crime suffisamment grave pour justifier la peine capitale, peut effectivement constituer une raison justifiée pour un simple homme de le poursuivre de ses néfastes intentions.
Après, il faut dire qu’Aedros Vel’Saïm, militaire de carrière à la base, avait à son actif plus de trente duels, avait échappé à douze tentatives d’assassinats, et qu’il avait été juge, et donc il avait une relation toute particulière avec la mort et son application. Pour certains, c’était un guerrier et un philosophe, pour d’autres, il n’était rien de plus, ou de moins, qu’un produit de cette même violence qu’il prétendait encadrer.
Alors, pourquoi avons-nous fait une dissertation sur les écrits et le passé d’Aedros Vel’Saïm alors qu’il n’a absolument rien à voir avec ce qui vient de se passer ?
Eh bien, c’est que lorsque Vaëthos Iskander, un guerrier de la 18e légion, un homme qui avait encore dans le corps une force de vie qui aurait dû le mener à une longue et fructueuse carrière au sein de l’armée du royaume, frappa le sol de son énorme masse après s’être soudainement pris d’une difficulté respiratoire, et sachant pertinemment qu’il n’avait pas avalé un os de poulet, il tenta de localiser la personne responsable de son état, et fort décidé à lui déclarer une vendetta sanglante, mais il ne parvint même pas à se relever. L’instant d’après, il était mort. Un cri s’éleva, des bras se tendirent vers lui, ses compagnons d’armes accoururent, sa famille se précipita, son jeune époux, un homme fier et aimant, se jeta à genoux à ses côtés, ses mains tremblantes cherchant désespérément à raviver la flamme qui, il y a encore un instant, brûlait avec tant d’intensité dans ce corps puissant. Mais il était trop tard. L’instant d’après, Vaëthos Iskander, l’indomptable, le colosse, l’homme dont on disait que la mort elle-même reculerait devant lui, gisait inerte, son souffle éteint, son regard figé dans une dernière interrogation muette. Alors, son époux, le voyant ainsi brisé, vaincu non par le fer ni par le feu, mais par un mal sournois et invisible, leva les yeux vers le ciel et poussa un rugissement – un cri de rage, de douleur, de perte – si puissant, si déchirant, qu’il fendit l’air comme une lame et se propagea dans toute la place du marché, rebondissant contre les façades, se glissant entre les étals, faisant frémir jusqu’aux âmes les plus endurcies, et glaçant le cœur de celui, ou celle, qui, dissimulé dans la foule, savait qu’il en était la cause.
Qu’on ne dise pas, cependant, qu’en Meisa, en Eist’Shabal, le spectre de la mort passe sans être soupçonné, qu’il s’infiltre dans les ruelles et s’attarde aux portes sans éveiller de murmures, qu’il arrache une vie et s’évanouit dans le néant sans que nul ne s’en inquiète. Non, en Meisa, la mort n’est pas une ombre furtive que l’on ignore, une fatalité que l’on accepte sans un cri. Ici, lorsqu’une existence est fauchée non par l’acier loyal d’un duel, non par le décret d’un juge ou l’âpreté d’une bataille, mais par la main traîtresse de l’assassin, alors le sang même du royaume s’échauffe, se soulève, et réclame réparation. Et ses citoyens, eux, ne restent pas muets.
Car à Eist’Shabal, on sait que la justice n’attend pas, qu’elle ne s’embarrasse ni de pitié ni de doute. Les coupables peuvent se tapir dans l’ombre, croire que la nuit les enveloppe, que la foule les dissimule, que l’oubli les protègera. Mais qu’ils le sachent bien : ici, l’oubli n’existe pas.
Et les chances que Tojeï, l’assassin de ce pauvre Vaëthos, ne revoie jamais les murs de sa propre demeure étaient minces, désespérément minces, car qu’elle en ait conscience ou non, qu’elle frémisse d’effroi ou s’imagine encore en sécurité, elle venait, d’un seul geste, d’inscrire son nom sur la liste des âmes condamnées. Elle venait de se désigner elle-même comme la proie des limiers d’Eist’Shabal, et s’ils n’étaient pas encore à ses trousses, s’ils n’avaient pas encore percé le voile qui la recouvrait, ce n’était qu’une question d’instants. Car eux n’avaient pas besoin de témoins, ni d’aveux. Non, il leur suffisait de flairer la trace du crime, d’entendre la rumeur du sang qui appelle le sang.
Et ce sang-là, qu’elle le nie ou l’ignore, lui maculait déjà les mains, la peau et l’âme.
Cependant, malgré l’émoi qui se produisait derrière elle, Saëlys Var’Zahin, la cantatrice qui avait percuté Tojeï dans sa prestation, ne semblait que remarquer cette dernière, Ses grands yeux sombres, profonds comme un lac de nuit, étaient rivés sur la violoncelliste avec une fascination troublante, comme si le tumulte du marché, les cris, les regards curieux, tout cela n’existait plus pour elle. Ignorant presque les événements, alors qu’elle faisait mine de se relever, tant bien que mal, et d’épousseter sa robe du revers de la main pour en chasser les traces de poussière, comme si le geste pouvait cacher leur rencontre soudaine.
Fuka et Ythaci, ayant traversé la marée humaine, les rejoignaient et, presque sans remarquer la cantatrice pendant leur approche initiale, ils s’enquirent de l’état de la musicienne. Leur aveuglément temporaire fut rapidement corrigé lorsque, d’une parole adressée à sa nouvelle rencontre, Tojeï leur signale sa présence
Sans vraiment décrocher son regard de la violoncelliste, elle exécuta une révérence courtoise devant les deux nouvelles personnes qui s’étaient rajouté.
Ythaci, perplexe, sentit une alarme s’allumer en lui. Il s’apprêtait à intervenir, à couper court à ce qui lui apparaissait déjà comme une situation glissant hors de son contrôle. Mais il n’en eut pas l’occasion.
D’une voix d’une clarté absolue, d’un timbre qui semblait taillé pour le chant et non pour l’ordinaire des conversations, Saëlys trancha net toute velléité d’opposition :
— Je serais ravie de vous parler.
Les mots flottaient encore dans l’air qu’Ythaci se trouvait déjà réduit au silence. Pris au dépourvu, il ouvrit la bouche, puis la referma aussitôt, frappé par l’évidence : interrompre cet échange reviendrait à s’imposer d’une manière inacceptable. Un jeune Meisaen ne pouvait se permettre d’interférer dans la volonté d’une invitée de ses maîtres, et moins encore de paraître vouloir contrôler qui elle fréquentait.
Il leva alors un regard implorant vers la violoncelliste, espérant, dans un ultime sursaut d’espoir, qu’elle refuserait d’elle-même. Mais il vit tout de suite que c’était peine perdue. Une lueur s’était allumée dans ses yeux, une étincelle fugace qui ne trompait pas : l’appel de l’inconnu, l’excitation d’une rencontre imprévue qui prenait soudain des allures de promesse.
Désabusé, il tourna alors les yeux vers Fuka, dernier rempart possible contre ce qui allait suivre. Mais celle-ci, les bras chargés de victuailles, semblait bien loin de partager ses préoccupations. Son visage était impassible, son attitude dénuée de toute intention d’intervenir, à moins, sans doute, que la vie de sa protégée ne soit menacée.
Ythaci soupira intérieurement. Il savait reconnaître une bataille perdue d’avance.