Imaginez que vous soyez née dans les conditions les plus luxueuses, avec une cuillère en argent dans la bouche, comme on dit. Imaginez ensuite que l'on vous éduque, vous nourrisse, vous loge et vous amuse avec ce qu'il y a de meilleur pour l'époque dans laquelle vous vivez. Imaginez enfin que, un jour aussi dorée et onirique que le précèdent, on se décide à vous emmener dans une petite chambre au 150ème sous-sol de la maison dont vous foulez le sol chaque jour. Une dizaine de tour de clé, quelques sortilèges pour éviter toute fuite, qu'elles soient d'informations ou d'enfant bâtarde... Et que vous y restiez durant presque cinq siècles, votre vie rythmée par la prise des restes des repas de la famille, et du sommeil qui vous envahit à n'importe quel moment.
Il est évident que la victime de toute cette mascarade, imaginera avoir vécu la pire des souffrances, au delà des limites. Qu'elle ne se souciera pas de savoir si d'autres personnes ont connu des sorts moins enviables... on est toujours certain que notre cas est pire que celui d'autrui, de toutes façons. Et la jeune vampire n'échappait pas à cette règle, issue de la complexité de l'esprit, n'épargnant aucune race, aucun être.
La Princesse n'avait même pas envie d'expliquer tout cela à Cr, parce qu'elle savait qu'il ne l'écouterait pas : les gens de sa merveilleuse race le répugnait, c'était évident. Le fait qu'elle ait vécu forcément plus de souffrances que lui était bien fondé dans sa logique. Et son égoïsme de gamine et son attention centrée sur sa petite personne n'arrangeaient en rien les choses.
Le bruit des os de Karma qui craquèrent sous le choc ne fut pas déclencheur uniquement pour l'armure. La petite main de l'héritière avait passé des cheveux de l'enfant esclave, à la longue cape qui recouvrait le corps et le visage de Cr. Les diodes rouges n'avaient bien sûr pas échappé à la vision de la petite vampire, qui était bien décidé à découvrir ce qui se cachait dessous ce tissu sombre. Les vampires avaient beau bien y voir dans le noir, les détails leur échappaient si la volonté de ce qui était observé étaient de les cacher.
Elle n'avait pas prévu d'être renvoyé un peu plus loin, mais sa main ne lâcha pas le tissu : la cape de Cr partit donc avec le corps de Scarlet, qui fut rattrapé par la servante, soucieuse de protéger sa Maîtresse, même avec un poignet brisé. Poignet qui ne tarderait pas à se réparer, dans tout les cas : il ne fallait pas oublier que Karma n'était pas humaine, et était e plus destiné à protéger et servir la famille dans toutes circonstances... la douleur était présente, mais s'aurait été trop simple de la voir s'effondrer pour quelques cartilages déplacés.
En attendant, Scarlet s'était remise debout, toussant un peu de fumée, sans prendre garde au fait qu'elle ne se tenait pas sur le sol, mais sur le ventre de la Maid, toujours par terre, un peu sonnée. Le regard de la vampire s'orienta vers son aile droite, tordue de manière effrayante. Descendant du corps de la servante, la vampire lui intima l'ordre de redresser son aile tordue, ce que Karma fit rapidement. Les bruits des os retordus dans le bon sens entre les mains de la servante étaient assez bruyants et semblables à ceux des humains, sauf qu'à la différence de ceux-ci, Scarlet n'avait pas ressenti la moindre douleur en se brisant les cartilages. Juste quelques picotements. Rien de bien méchant.
En s'apercevant que l'enfant avait disparu, la vampire poussa un grognement, et ordonna à la servante d'aller la chercher. Karma disparut bientôt dans ce qu'il restait de brume, suivant la trace de l'enfant par l'odeur qu'elle dégageait.
Une fois son aile remise en place, l'héritière se renvola pour se rediriger rapidement vers l'ennemi, causant elle aussi un nuage de poussière, et se stoppant dans les airs, bien plus haut que précédemment. Malgré le choc éprouvé pendant la remise en place de Cr, Scarlet avait gardé son sourire narquois habituel, peut-être même était-il plus accentué encore.
« Et bien, pardonnez-moi d'être une Créature de la Nuit, très cher. »
De toutes façons, il fallait TOUT lui pardonner. C'est vrai, après tout, les humains dont elle avait bu le sang en perdait trop peu pour mourir, et quand ils se faisaient battre, ils n'avaient aucune volonté de vivre. Tout était donc hors de ses responsabilités : ce n'était quand même pas de sa faute si aucune de ses victimes en avaient assez pour la contredire.
Les mains sur les hanches, la créature regardait de haut son interlocuteur, avant de lâcher la cape qu'elle tenait encore dans sa main, la balançant par terre , presque sur la tête de Cr, comme une provocation. Cette masse imposante avait cessé d'être imaginé par Scarlet comme des muscles ou une forte taille : elle faisait face -enfin, façon de parler- à une armure géante qui aurait d'ailleurs fait très bon effet dans les couloirs de son manoir. Les lumières rouges qui la fixait intensément n'étaient autre que des diodes lumineuses, celle d'un cyborg, d'un robot, ou qu'en savait-elle... un beau tas de ferrailles, en tout cas. On en avait jamais fait, des comme ça, à son époque.
Finalement, la vampire pique du nez vers le sol, en contrôlant bien la direction de son vol. Ses pieds atterrirent de nouveau sur un corps, mais cette fois-ci, sur celui de Cr. Le choc et l'élan aidèrent à faire tomber en arrière l'armure, provoquant un grand bruit, comme lorsque l'on laisse une cargaison de casseroles tomber sur un carrelage.
La Princesse se pencha doucement vers le visage d'acier de Cr, pour lui souffler quelques mots à quelques centimètres de sa face.
« Les armures sont censés s'aligner contre un mur de manoir. Sans dire un mot. C'est beaucoup plus plaisant. »
Quelques lourdes plaintes s'élevèrent à nouveau des barreaux. La vampire les extermina à l'aide d'un petit rayon de puissance, sorti du bout de son doigt, dirigé vers les cages, ce qui les fit exploser. Acte accompli sans scrupules, toujours sans quitter des yeux les deux diodes qui lui servaient d'orbites.
« Tu feras une très jolie pièce de collection. Il va juste falloir que je t'empêche de grincer. »
Ainsi parla la vampire, en grinçant elle-même d'un petit rire déplaisant, et en étant déjà persuadée de pouvoir ramener tranquillement l'armure sur son épaule. Elle le sous-estimait grandement, mais sa nature ne lui donnait pas beaucoup le choix.