Lamnard se laissait bercer par le tangage du navire et par les légers craquements des planches du navire tout en balançant le hamac dans lequel il patientait. C'était à son tour de veiller sur cette étrange femme qu'ils avaient retrouvé, seule, inconsciente, déshydratée et mal nourrie, au milieu de nulle part et à la faveur d'une reconnaissance dans les terres. L'équipage avait longuement débattu de ses origines et de son identité, avec la ferveur des gens qui n'avaient rien de mieux à faire sur le moment. Elle semblait née du feu tant le rouge et la chaleur dominait sur elle et, à en croire certains, en elle-même. Les théories les plus fantasques se disputaient la cote de paris amicaux : on la disait déesse, prêtresse du désert ou encore catin. Lamnard, le capitaine, ne prenait pas position, mais pas par manque d'intérêt ; ce n'était pas sa place de prendre position dans les paris, tout simplement. Quand son tour venait, il passait de longs moments à fixer l'étrangère. Allongée sur un lit à la literie propre et couverte de fourrures, elle avait été nourrie et hydratée par chacun et chacune de ceux qui s'étaient relayés à son chevet. Elle avait repris en couleurs et sa respiration était devenue tranquille. Restait à voir si elle se réveillerait ou non avant leur prochaine escale ; et elle n'allait pas avoir lieu demain.
Le grand blond considérait la jeune femme sans réfléchir vraiment à ses origines et à sa nature. Voilà plusieurs semaines qu'ils naviguaient ces côtes désolées, entre les rives nexusiennes et les pics annonçant Ashnard, se cachant des uns comme des autres à la recherche d'une opportunité de libérer de nouveaux esclaves. Tout du long, ils n'avaient rien vu ; ni sur la côte, ni lors de leurs reconnaissances intérieures. Des steppes arides et désolées s'étendaient à perte de vue, comme nombre d'autres à l'approche des frontières monstrueuses d'Ashnard. Aucune personne saine d'esprit ne viendrait s'aventurer ici sans le bagage adéquat. Ils l'avaient trouvé complètement démunie. Elle avait dû errer pendant des jours, marchant droit devant elle, en espérant tomber sur un village, une caravane ou une source d'eau et de nourriture. Difficile de croire qu'elle ait été une esclave lâchée par un caravanier cruel, car la caravane suivante l'aurait sans doute accueillie à son tour. Avait-elle été apportée ici en punition d'un crime quelconque, condamnée à mourir de faim et de soif, sa chair laissée à l'attention des vautours ? Il restait bien sûr l'hypothèse magique. Comme beaucoup de monde, il avait entendu parler des chemins secrets menant à d'autres mondes qui, traîtres, faisaient disparaître les gens trop curieux ou apparaître de curieux étrangers.
Il fallait croire qu'il n'aurait de réponse qu'à son hypothétique réveil ! Soupirant, il quitta le hamac pour venir s'agenouiller à côté du lit. Il avait laissé de côté ses bottes et ses armes, et ne portait que des braies sous une cape de laine épaisse. Ces eaux n'étaient pas chaudes, et le vent était agressif. Tout ici portait le message des maléfices et malédictions baignant l'empire démoniaque d'Ashnard. Après avoir soufflé dans ses mains, il récupéra le bol d'eau à son chevet. Prenant le linge propre qui baignait dedans, il l'essora partiellement, avant de le placer au-dessus de la bouche de l'inconnue. Il allait lui ouvrir la bouche, comme à l'accoutumée, pour verser un filer d'eau entre ses lèvres ; mais sa mâchoire résista fermement. Intrigué, il la dévisagea et remarqua son froncement de sourcils, puis ses poings serrés. Elle se tortilla machinalement face à la gêne que les mains étrangères lui avaient causé. Elle reprenait ses esprits !
« Hé là ! Pas de farce, on se réveille, » lui lança-t-il tandis que les mouvements s'arrêtaient. Il déclencha une nouvelle série de microréactions qui lui arrachèrent un sourire triomphant. Bien sûr, rien de cela n'était à mettre à son crédit en particulier, mais il avait le plaisir un peu égoïste de pouvoir peut-être assister à son émergence et de découvrir la vérité. Pour cela, elle devrait se réveiller. « C'est ça ! Pas de panique : tout va bien se passer maintenant, » essaya-t-il de glisser pour la motiver à ouvrir les yeux, à reprendre prise avec la réalité. Le linge préalablement censé la désaltérer trouva le chemin de son front, l'affranchi espérant que la légère différence de température l'aide à faire le chemin qui lui restait. Enfin ! des réponses.