L'histoire qui suit n'a pas besoin de prologue. Elle n'a aucun but, aucune motivation. Elle n'est pas faite pour être lue, encore moins pour être écrite. Elle est parce qu'elle doit être.
Tu sais, il y a beaucoup de gens qui aiment à dire, avec un sourire idiot, qu'on ne vit qu'une fois. Qu'il faut saisir chaque instant dans sa vie parce qu'on en vivra pas d'autres. Ces gens sont cons. Parce qu'ils ne savent rien, et que moi, tu vois, j'ai vécu trois fois. Trois existences, un seul être. J'ai l'impression d'avoir vécu des siècles et d'avoir tout fait, alors que j'ai même pas fait le quart de ma longévité. Je ne veux pas mourir vieux et con. Je ne veux pas mourir pour de bon. Je ne sais pas combien de vies je vivrai encore, mais je ne veux pas qu'elles se terminent.
Il était une fois un petit garçon. Ce n'était pas le plus beau et le plus malin de tous les petits garçons, mais il avait du potentiel, et de l'imagination. Il avait une intarissable soif d'apprendre, un imaginaire hors du commun, et il était aussi gentil que pouvait l'être un enfant unique aimé de toute sa famille. Il était là sans être là tu vois, il voyait la vie et en imaginait tous les aspects qu'il ne connaissait pas. Il voulait apprendre à se battre et à parler comme les grands, parce que les grands étaient forts et que les gens forts peuvent protéger ceux qu'il aiment. Les protéger de quoi ? Il n'en savait rien. Parce qu'il ne savait rien. C'était un enfant épanoui à qui on laissait croire que son idylle était vrai. Il croyait en l'amour véritable le bambin, tu vois ? Parce que celles qu'il considérait comme ses sœurs y croyaient aussi. Et parce que dans son imaginaire, les héros et les méchants, les monstres et les princesses n'étaient pas si loin du vrai. Il voulait devenir le héros, le petit. Il voulait sa princesse.
Le problème, c'est qu'on ne devient pas un héros quand aucun monstre ni aucun méchant ne vient faire contrepoids. Alors la princesse a dégagé le gamin, et lui a fait bouffer sa couronne imaginaire.
Perdu le pauvre enfant a continué de grandir, jusqu'à ce que le diable le poignarde dans le dos, en le laissant contempler la désillusion. Et puis le diable a pris sa place, et a continué son bout de chemin. Il était fort, le diable, parce qu'il était moins idiot. Parce qu'il savait que les princesses n'existaient pas, et qu'il n'en avait pas besoin. Le diable était un solitaire, livré à lui-même parmi d'autres comme lui. Il avait très vite appris à ne pas faire confiance, même aux gens comme lui, surtout aux gens comme lui. Par chance l'enfant avait appris à se battre, tout comme lui apprenait à survivre. Évoluant parmi les charognards il devint l'un d'entre eux, plongeant ses crocs dans chaque gorge qu'on lui exposait. Et parce que c'est ce que tout le monde faisait il devint comme les autres, suivant les mêmes goûts, les mêmes pensées, parce qu'il ne voulait pas être mis à l'écart. Parce qu'il savait très bien que le diablotin esseulé se faisait bouffer par la meute. Oh, il en avait bouffé des diablotins. Il s’entre-déchirait avec tous les autres parce que c'est tout ce qu'il savait faire, car il était comme tout le monde.La soif d'apprendre du gosse s'était évanouie à jamais, parce que c'était son truc en plus, mais que personne ne voulait qu'il ait des trucs en plus.
Le diable était sournois, mauvais et mesquin. Il avait subi sournoiseries, méchancetés et mesquineries et ça l'avait endurci. Il ne régnait pas sur cet enfer, et ceux qui régnaient ne l'aimaient pas. C'était dur, et le diable dût se cacher pour verser les larmes de l'enfant qu'il avait tué. C'est sa meute de fortune qui lui avait fait comprendre. Il ne fallait pas pleurer, il fallait se battre, encore et encore. Le diable était fatigué. Mais il voulait se battre comme jamais il ne s'était battu. Un à un, il a détrôné les cercles supérieurs. Revigoré il s'en est pris à tous les autres, même à sa meute qui lui en avait fait baver. Il était devenu fort. Il était à nouveau différent, mais les monstres s'inclinent devant le grand méchant. A la fin de sa vie, le diable pensait être âgé de plusieurs millénaires. Le temps avait passé et il ressortait de l'enfer avec une carapace qui le protégeait de tout et tout le monde. Il croyait être devenu le plus fort, mais le monde dans lequel il entrait était différent de celui dans lequel il avait toujours vécu.
Il était une fois, moi. Le diable ne savait plus où était sa place, et je l'ai enfermé dans une cage. J'ai essayé de réanimer le corps froid et sans vie de l'enfant. Mais le diable me susurrait des mots doux entre les barreaux de sa cage. C'est alors que je me suis rendu compte, que le petit cadavre était sans espoir. Il gisait devant moi, avec son sourire niais et innocent. Ses yeux n'étaient pas vitreux, ils étaient éclatants. Dans son éternel sommeil, le gosse rêvait, de son imaginaire bien trop coloré pour un monde si terne. Qu'il reste là et se décompose. Je prendrai le relais.
Il me fallut un petit moment pour devenir ce que ces deux-là n'étaient pas. Je puisai dans ce morveux sa joie de vivre et ses attaches, je gardais un peu de son imaginaire et lui volai son savoir sans pouvoir reprendre cette flamme qui l'animait, et lui donnait envie d'apprendre toujours davantage. Je ne suis plus que l'ombre du prodige qu'il était. Mais je n'en suis pas déçu.
Le diable reconnaissait mes efforts, et il savait que je pourrais évoluer là où il n'a pas su vivre. Il me donna son expérience, sa méfiance maladive que je dus apprendre à dompter au fil du temps. Souriant du fond de sa cage, il savait pourquoi il était toujours là : je ne savais pas me battre, je n'avais pas ses instincts ni son désir de dominer, et je n'en voulais pas, de peur de finir comme lui et d'être enfermé à mon tour. Alors je l'ai laissé là, et il m'a regardé vivre dans l'ombre, espérant qu'un jour, au pied du mur, je me voie forcé de tourner la clé dans la serrure pour le laisser sortir.
Il m'a toujours fait peur. Chaque fois que je regardais la clé, au creux de ma main, j'avais le sentiment qu'il me dévorerait au moment même où il sortirait. Et je ne pouvais pas lutter. Parce qu'il était fort, et que j'étais né de son ombre, que la lumière de l'extérieur avait allongée sur le sol.
Au bout d'un moment, une princesse est arrivée. C'était si improbable que j'en fus retourné, et que le diable se mit à vomir dans un coin de sa cage. Je me retournais vers le cadavre desséché du marmot, qui continuait de sourire comme un imbécile. J'étais irrité, c'était comme s'il se moquait de moi. Sauf que je savais. Que même si j'avais enfermé le méchant, je n'étais pas un héros. Et qu'elle n'était donc pas plus princesse que la créature pernicieuse qui hantait cette cage depuis un bon moment déjà. Appliquant ce que je croyais être les bons côtés du diable je devint méfiant et mauvais, comme offensé par une illusion devant laquelle je m'étais volontairement placé. Je faisais avec parce que je n'étais pas un monstre, parce que j'étais gentil comme le môme et que j'étais con comme un manche.
Le temps passait et je vivais toujours. Le diable s'était rangé de mon côté, parce qu'il trouvait que la pseudo-princesse était aussi forte qu'un des siens. Cette idée me dérangeait un peu, et me rendit distant. Je fréquentais un homme comme moi vous savez, un autre qui avait enfermé un diable. Son diable aussi était ressorti des enfers avec une armure sur les épaules, et malgré le fait qu'on s'appréciait, les deux diables tentaient de s'arracher les yeux dès que les cages étaient trop rapprochées l'une de l'autre.
Il y a eu une rupture dans cette vie, mais je refusais de disparaître. Le destin m'avait éloigné des miens mais mon existence convenait tant au diable qu'à l'enfant que les asticots dévoraient, et qui souriait quand même. Le diable m'avait appris à vivre seul et je me démerdais bien. Puis le passé m'a sauté à la gueule comme un serpent vicieux, et son poison m'a fait craquer. Parti dans un délire qui me dépassait, je me suis retrouvé dans la peau de l'enfant, telle qu'elle était à l'époque où il se berçait dans les mirages. J'ai dit à la pseudo-princesse ce que j'avais sur le cœur. Mais elle s'en foutait. Et elle s'est bien marré. Je voyais à nouveau le gosse se décomposer. Mais le gosse, j'étais dans sa peau. Et je n'avais pas envie de sourire. Revêtant l'armure du diable, j'ai encaissé, sans faire mine de broncher. Quand je suis finalement redevenu moi-même, le gamin ne souriait plus. Il pleurait, mais il semblait apaisé. Clope au bec, je l'ai fait cramer. Il ne restait plus que moi et le démon. Alors j'ai avalé la clé.