La décadence était dans leur sang. Démiurges et idoles en tout genre se réunissaient régulièrement pour célébrer, et ainsi boire et manger à foison. Que célébraient-ils ? Voyons... Peu importe ! Tout prétexte était bon pour la ripaille. Il y avait probablement un anniversaire, un événement, une date à se remémorer, mais une fois arrivé, la moitié avait oublié pourquoi elle était là, l'autre moitié ne l'avait pas su, s'étant contenté de répondre présent à l'invitation.
Puisque, comme souvent, la sauterie était organisée en Olympe, on trouvait déjà installés les dieux grecs (et romains ; la plupart, hipsters, avaient décidé de revenir à l'ancienne identité, mais certains préféraient rester latin, ainsi Mars : « Les romains me respectent un peu plus ! », et « Au moins personne ne blague sur ma sexualité. »). Les égyptiens, généralement fort respectueux, étaient arrivés juste après. On voyait défiler les celtes, les scandinaves, les nord-américains, les mayas & aztèques, les hindous, et les nippons... Quelques pique-assiettes, profiteurs du dimanche pas assez VIP pour les autres mais qui s'incrustent toujours, venaient eux aussi taper la causette et profiter du banquet, quelques mésopotamiens, des slaves, deux trois inuits, les maoris, les africains et les coréens.
Bien sûr, la salle de réception était somptueuse, et grandiose, parce qu'il fallait concurrencer la pub Ferrero Rocher. Un immense hall dallé, à flanc de montagne, très haut de plafond, dont l'un des côtés était totalement ouvert sur la falaise, gigantesque cascade tapissée de verdure qui coulait sur une rivière des plus pures, et les nombreuses colonnes qui soutenaient le plafond permettaient aux aventureux d'avoir un point d'appui pour se pencher sur le paysage ; L'ouverture permettait au soleil de percer, à l'air de circuler. On avait disposé sur les murs sud et ouest des tables de banquet démesurées, débordantes de viandes, de fruits et de mets sucrés ; Tous les chefs de broche et gens d’œuvre servant les dieux s'étaient mis en quatre pour faire abonder la manne des plats, que les divinités du monde puisse en être rassasiés. Les vins étaient majoritairement de Campanie, des alcools à la romaine, le raisin étant mélangés aux fruits ou aux herbes pendant la fermentation afin d'en tirer une liqueur délicieuse, fruitée et épicée. Pour les plus barbares, on avait fait venir quelques tonneaux de bière, des bouteilles d'eau-de-vie, et évidemment, des jus de fruits et des sirops afin de satisfaire les frileux. Les musiciens allaient devoir jouer longtemps, et assez fort pour être entendus partout. Des nymphes venues de toute la Grèce allait servir de jolies ambassadrices pour servir et divertir les mâles.
Dès le début, l'ambiance était déjà agitée : Aphrodite, trop heureuse de retrouver son vieil ami Priape, était déjà en train de danser nue sur son gourdin. L'époux devait se taire, étant lui-même coupable d'une récente infidélité – la déesse de l'amour exerçait sa vengeance. Les scandinaves se disaient que ces foutus sudistes passaient vraiment leur temps à ça, et qu'on comprenait les raisons de leur chute. Les celtes s'étaient rués sur la picole et commençaient à chanter. Chacun faisait son effort pour être sociable : Affalés sur les coussins, les sofas et les fauteuils, on parlait dans la langue universelle des Créateurs, on s'entretenait sur les dernières actualités de la géopolitique humaine, la météo qui foutait le camp (c'tait d'leur faute, hin hin), la terre qu'allait pas bien, les maladies, et bref, on en riait, on s'échangeait des conseils ; Baal essayait de suivre les conversations alors qu'il était totalement dépassé ; Brahma, seul dans un coin, écoutait parler, à moitié endormi ; Hephaïstos faisait goûter la bibine à tout le monde, remplissant les verres jusqu'à ce qu'ils débordent sur les mains ; Amaguq et Glouscap faisaient répéter les américains comme Tlahuizcalpantecuhtli et Itzpalalotlcihuatl sur l'orthographe de leurs noms et faisaient exprès de se tromper et de se corriger mutuellement de manière erronée en répétant ; Pendant que les rois s'entretenaient paisiblement entre eux, Loki, déguisé en Hermès, fit remarquer à Odin que son cheval avait pris feu et était parti dans la montagne, ce qui alerta le vieil ermite qui sauta de sa chaise pour sortir immédiatement... sans lui dire que c'était lui qui avait incendié les crins.
-Il n'empêche, dit Eris flirtant avec Anubis, que Zeus a tort lorsqu'il prétend que vous êtes une sous-race.
-Que dis-tu ?
-Non vraiment, je suis sincère, regardez-moi ces muscles, et...
-Qu'a-t-il dit, Zeus ?
-Oh, oublie, oublie.
Mais Anubis n'est pas de ce genre-là : Il se dresse et s'approche de Sa Majesté Olympienne, pointant un index accusateur vers lui.
-Toi ! Répète ce que tu as osé dire sur ma race ?
Un grand silence se fit, tout juste brisé par les gémissements et les petits cris d'Aphrodite qui se faisait bourrer, au fond de la salle, par Priape d'un côté et Mars de l'autre.
-Ai-je dit quelque chose de déplaisant...
-Tu as dit qu'on était une sous-race.
-Fff fff ff ffff f-f ! dit Osiris dans ses bandages, et tous les égyptiens acquiescent d'un « OUAAAI » plein d'entrain.
-On avait dit qu'on arrêtait avec ces histoires de race.
-Tu t'en fous, Thor ! Toi t'es la « race supérieure », pas vrai ?
-Parfaitement.
-Parfaitement ?!
-Parfaitement.
Le dieu-chien s'était jeté sur le barbu afin de lui faire avaler de force la grappe de raisin qu'il égrenait dans sa bouche, et on s'était jeté sur eux pour les séparer.
-T'as de la chance ! Je te referais le portrait un jour ! Ton marteau au fond du cul tu pourras toujours planter des clous avec ton ventre !
-Allez allez, va faire cou-couche panier, Canigou.
Anubis se libère des emprises qui l'entravent pour frapper Thor de nouveau, mais celui-ci se défend cette fois-ci, et la mêlée est un peu plus brutale avant de parvenir à les éloigner l'un de l'autre. Zeus tonne.
-Ca suffit ! Nous sommes tous là en toute amitié, dans les respects des autres, il n'y a pas à...
-Venant d'un dieu violeur, ricane Seth, elle est délicieuse celle-ci.
-C'est bien à toi de dire ça...
-La ferme, Horus.
Zeus croise les bras.
-Dieu violeur ?
-Fais pas l'innocent, c'est bon... Si un escargot te disait « non », tu te transformerais en limace à grosse queue pour lui apprendre les bonnes manières.
-Cette conduite est intolérable ! En ma maison ! Où sont-elles, vos bonnes manières, à vous ?!
On entend soudain le rire hilare d'Héphaïstos en train de chier contre un mur, levant sa chope à l'assemblée l'air béat. Déjà beurré, rond comme une queue de pelle, c'est qu'il assimile vite l'éthanol. Alors que les esprits semblent calmés, Loki en remet une couche.
-Au final, qui est la sous-race et qui est la race supérieure ? Il va falloir s'entendre, à un moment.
-Mais personne n'a parlé de...
-Si ! Si, toi, Zeus ! Ca a un rapport avec la couleur de peau ? L'origine ?
-Ptet bien que ça a un vague rapport avec vos têtes de pélican et de fourmi.
-Ooooh !
Tout le monde commence à s'y mettre, y en a qui se moquent de leur voisin, d'autres qui, les nerfs plus chauds, semblent exaspérés. Quelques insultes fusent. Loki traverse la salle pour aller semble-t-il reprendre à manger et marche sciemment sur le pied de Tchernobog, qui le bouscule violemment en retour. Le pain qui suit déclenche la baston générale. Tout le monde commence à se taper joyeusement dessus, femmes et hommes confondus. Coups de poings, de pieds, de chopes... Le sang coule, on se lance de la bouffe, Hephaïstos cuve dans un coin pendant que Glouscap dessine une bite sur sa tronche, Fûjin et Raijin mettent l'impotent Osiris le nez dans la merde, Tawhirimatea et Ghanan se sont joints au gangbang violent sur Aphrodite, et les scandinaves entonnent en choeur des chansons guerrières en distribuant des mandales.
Bref, la bonne ambiance.