C'est toujours pareil avec mes téléportations... Non, ça n'est pas tout-à-fait exact. Car si le processus, les sensations ressenties pendant celui-ci, sont toujours les mêmes, le contexte, lui, est aussi varié que possible. Je ne compte plus les situations désastreuses où j'ai du m’éclipser en urgence pour éviter d'offrir aux spectateurs éventuels une manifestation magique, aussi inoffensive soit-elle, qui aurait certainement semé le trouble. Généralement, j'essaie de trouver un endroit discret, et je n'ai pour cela qu'une dizaine de secondes. J'ai déjà disparu dans les toilettes d'un bar, en plein milieu d'une messe, derrière un arbre du parc...
Heureusement, il y a quelques fois où les choses se font un peu moins dans la panique. Le père Emmanuel est sorti, je suis seule dans le presbytère, dans la petite pièce qui me sert de chambre. Je suis occupée, assise devant une vielle porte en bois soutenue à l'horizontale par deux tréteaux me servant de bureau, à préparer un cours de latin. Une animation de quatre heures sur le système politique romain, et la culture romaine en général.
Les picotements commencent, remontent le long de mes jambes puis envahissent tout mon être, alors que ma tête se met progressivement à tourner. Calmement, je pose mon crayon, et je me lève. Je souffle, je suis de plus en plus légère, le monde est de plus en plus vaporeux. Je perds l'emprise sur le matériel, je perds les notions de bas et de haut, il me paraît à la fois m'élever et tomber. Cela fait longtemps que l'impression ne me surprend plus. Je ferme les yeux pour éviter à la fois le vertige et l'éblouissement : j'entre dans un univers de lumière.
Je suis un pur esprit. Une âme. Singulière béatitude de ne plus reposer sur rien de physique, d'être réduite à l'essentiel de mon existence !
Enfin, j’atterris. La sensation est à peu près l'exacte inverse de celle du décollage. Je suis concentrée, je cherche à conserver mon équilibre, et à arriver sur mes deux pieds. Ça n'a rien d'évident, et le succès dépend essentiellement de ma capacité à rester parfaitement immobile quel que soit ce qui se passe autour de moi, et en moi. Les premières fois, paniquée, je me trouvais presque toujours à terre, voire plus ou moins la tête en bas. Finalement, je sens le sol, sous mes pieds. Toujours sans ouvrir les paupières, je l'utilise comme repère. L'air sur ma peau nue me confirme que je suis arrivée à destination.
Je m'autorise à présent un regard rapide sur mon environnement. Ce que je vois est plutôt rassurant, du moins, ça n'a rien d'une grotte lugubre, d'un quartier mal famé de Nexus, ou d'un plan où la réalité est distordue par la volonté de ses habitants. Au contraire, je suis visiblement dans une cuisine. Devant moi trônent plusieurs pièces d'électroménager que je n'ai jamais vu en dehors de vitrines, chacun d'eux coûtant plus d'argent que je n'en ai jamais possédé simultanément dans toute ma vie. Cela m'évoque le lieu de vie d'une bonne famille, sans doute assez aisée. Je prends une grande bouffée d'air. Tout va bien se passer.
Je me retourne, prudemment, encore totalement inconsciente de ce qui constitue mon environnement. Hélas, ma main percute un objet métallique, ce qui le fait tomber du plan de travail où il était. Une douleur vive me fait pousser un petit cri stupéfait. Je constate le couteau légèrement tâché de sang, à mes pieds, et la belle entaille rouge vif de mon poignet. Je passe rapidement mon autre main sur la plaie, qui se referme aussitôt sans laisser de marque. Je ramasse la lame, et l'essuyant entre mes doigts, je la replace sur le plan de travail. Je sursaute alors qu'une voix retentit... devant moi.
J'identifie la provenance de l'appel. Aux mots qu'il emploie, c'est vraisemblablement un jeune homme, dont je ne distingue que la coiffure de mèches brunes désordonnées. Il n'a pas l'air méchant, son ton est familier, pas agressif. Il est avachi sur un canapé d'aussi excellente facture que le reste du mobilier. Entre-nous se dresse le bar, qui m'arrive, de fait, un peu en dessous de la poitrine. Je ne mets pas longtemps à fléchir légèrement les jambes pour ne laisser dépasser que mes épaules. Au moins, ma pudeur, ou ce qu'il en reste après toute ces expériences de nudité, est sauve. Je pose un bras devant moi, pour me donner un peu de présence.
-Excuse-moi. On ne se connaît pas, je m’appelle Telka. Je suis arrivée ici par erreur.
Les justifications ne sont pas toujours nécessaires, mais ici, elles me semblent indispensables. Je débarque en pleine journée, dans sa demeure. J'espère simplement qu'il ne va pas se mettre à paniquer, aussi, j'y vais doucement. Le pire qui puisse arriver est qu'il appelle la police, auprès de laquelle il me sera plus difficile de m'expliquer. En règle générale, je reste très vague sur les causes, et ils trouvent eux-même une explication situationnelle à ma présence : une ouverture mal fermée, etc. J'ai choisi de le tutoyer. Vu comment il m'a abordée, ça ne me semble pas superflu.
-Je ne compte pas te déranger longtemps. Juste, je suis désolée, est-ce que t'aurais un vieux vêtement, quelque-chose pour me couvrir ? je lance, soucieuse.