Séraphina se laissa tomber sur une chaise. Elle se sentait engloutie par l’immense foule habituée du marché aux épices de Nexus. La cité-Etat avait ça pour elle qu’on ne s’y sentait jamais seule. On ne s’entendait même plus penser dans cette affluence de chaque matin. C’était d’ailleurs pour ça qu’elle avait choisi ce coin.
« Auberge du Coucher de Lune » annonçait le panonceau au-dessus de l’entrée de l’établissement qu’elle avait choisi. C’était un joli nom, de son avis, et le tenancier lui avait fait bonne impression. Contrairement à beaucoup de monde, il ne se formalisait pas de ses yeux rouge sang – de ses yeux de démon, comme se plaisaient à les appeler les superstitieux – et avait accepté son argent sans faire d’histoire. Une lourde poignée de pièces de cuivre cabossées qu’elle avait gagnées en se donnant en spectacle sur la grande place. Elle n’aimait pas ainsi s’afficher, mais il fallait bien gagner sa vie, et tant qu’elle évitait de trop sortir du lot des artistes itinérants et autres va-nu-pieds qui défilaient en ville en proposant des distractions plus ou moins originales. Pour l’occasion, elle avait fait équipe avec un gamin qui mendiait dans une ruelle, pour le numéro très simple qui consistait à placer une pomme sur la caboche de l’enfant et à se bander les yeux, puis à découper la pomme en quartiers avec ses poignards lancés au bout de leurs bandes de tissu. On pouvait gagner beaucoup à ce petit jeu, à augmenter progressivement la difficulté, tant qu’on n’écorchait personne.
Sa recette de la journée en poche, elle avait abandonné le mendiant, sans doute ne le reverrait-elle jamais, et elle était allée prendre sa chambre ici. Puis elle avait flâné un peu. La ville était belle. Mais c’était comme une immense cage dorée, et même si elle se délectait de la promiscuité avec tant de monde, après un long voyage solitaire, les esclaves dans leurs cages sur des estrades, les miliciens au coin des rues, tout ça l’empêchait de pleinement profiter de la période de tranquillité qu’elle vivait.
Mais de toute façon, combien de temps pourrait-elle rester ici ? Combien de temps avant que quelqu’un ne la reconnaisse et ne cherche à la livrer à ceux qui payaient pour sa tête ?
La nuit précédente, qu’elle avait dû passer dans la rue faute d’argent, s’était soldée par une rixe dans une ruelle sombre avec une bande de prétentieux qui entendaient, peut-être la détrousser, ou plus vraisemblablement la violer, elle supposait son corps plus attrayant que son absence de possessions. Peut-être aussi avaient-ils été attirés par sa besace et ce qu’elle contenait, mais ils s’étaient rendus compte trop tard que c’étaient des armes, et ils amèrement fait l’expérience de la défaite.
A ce moment-là, elle les avait laissé en vie, jugeant inutile de faire des victimes gratuites, mais elle le regrettait à présent, alors qu’elle était assise à une table en terrasse devant l’Auberge du Coucher de Lune, à observer la foule qui allait et venait comme une marée fluctuante, et qu’elle ne se sentait pas complètement en paix.
En même temps, après cette souffrance dont elle était la cause bien involontaire, elle se sentait obligée – encore une histoire d’équilibre – de compenser. Que ce soit dans la fête, le jeu ou le sexe, il lui faudrait résoudre son problème.
Elle poussa un soupir en se prenant la tête entre les mains. Des fois, elle trouvait sa situation par trop inconfortable. Elle vida sa choppe de bière et se leva, de toute façon, elle avait déjà réglé. Elle reviendrait quand elle se sentirait le besoin de dormir.
Elle prit la direction du grand palais d’ivoire, le point culminant de la ville, sa besace passée sur l’épaule. Elle se rappelait un racontar qu’on lui avait conté comme une fable dans la journée, comme quoi il y aurait sous le palais un salon des sorciers, un gouffre entre les dimensions où les esprits qui leur confiaient leur magie étaient inexorablement attirés par quelque sombre enchantement, si bien que dans cette salle, la magie des sorciers était à son apogée. On racontait que dans ce salon, que personne au monde ne semblait avoir jamais vu, s’étaient joués des guerres et le destin du monde à plus d’une reprise.
« Hé bien, si cet endroit existe vraiment, je vais y aller jeter un œil… »
C’est un petit sourire sur les lèvres que la jeune femme aux cheveux couleur de neige fraîche s’engagea sur la route sinueuse qui gravissait la colline au centre de la ville où se dressait le château. Elle savait qu’il était interdit au peuple d’y accéder, cependant il était entouré de deux murs d’enceinte, délimitant pour le plus large les dépendances, et le palais à proprement parler pour le second. Or les dépendances étaient parfaitement publiques, et seraient un bon moyen de se rapprocher de son but. Elle avait à plus d’une occasion entendu qu’il y avait des passages secrets pour entrer dans le complexe qui brillait d’un blanc nacré à la lumière du soleil de ce début d’après-midi.
Cependant, un postulat simple lui permettait de supposer qu’il y avait moyen de rallier le château clandestinement : l’eau coule.
Or le château, comme l’ensemble de la ville, disposait d’un système dégouts qui, s’il était rustique comparée aux canalisations de Tekhos, était révolutionnaire aux yeux du reste de Terra. En bref, l’eau coulait sous les pieds de la ville, et elle devait bien aller quelque part. Les conduits d’égout ne pouvaient pas être immergés, sinon il était impossible de les nettoyer sans tout chambouler, il devait donc y avoir moyen de rejoindre l’intérieur du château. En revanche, il était clair que l’idée était peu ragoutante.
Elle s’arrêta une fois passée l’immense arcade que protégeait une herse – pour l’instant remontée – du premier mur d’enceinte. Perdue dans un flot de chalands, elle se laissait emporter vers l’entrée de la partie publique du château. Histoire de faire un tour, et de repérer. Elle remarqua assez vite un moyen de rejoindre ces fameux égouts, cependant, en l’absence de plan, elle doutait d’arriver à s’y retrouver, et même autrement, elle n’était pas sûre que le jeu en vaille la chandelle. Car, honnêtement, elle était surtout motivée par la curiosité, n’ayant aucune idée de ce qu’était ce salon des sorciers, si jamais il était réel. Elle supposait qu’il puisse être ce que d’aucuns nommaient une tramée, un trou entre les mondes, mais ne l’aurait pas juré. Est-ce que ça valait d’aller crapahuter dans les égouts ?
Elle s’arrêta dans un bar plutôt bondé dans les galeries couvertes des dépendances. Elle allait changer de plan.
Usant d’une combine complexe, elle fit passer le mot qu’elle cherchait à pénétrer clandestinement le palais parmi cette foule qui rassemblait une population de tous les niveaux sociaux, la noblesse mise à part. Elle venait de claquer tout ce qu’il lui restait d’argent pour mener ce projet : elle avait engagé un vagabond pris au hasard pour en engager un autre pour que ce dernier applique les instructions inscrites sur une lettre scellée, et elle en avait engagé un troisième pour qu’il en engage un quatrième qui se chargerait d’appliquer les instructions d’une autre lettre. En gros, la première lettre disait simplement de répandre cette rumeur et celle selon laquelle la personne intéressée par l’intrusion attendrait à un endroit précisé, la seconde disait à son receveur d’attendre à l’endroit indiqué dans la première et d’aiguiller les personnes intéressées vers un autre point de rendez-vous. Ainsi Séra se cacha non loin de ce fameux point de rendez-vous, et attendit de voir si des gens répondaient à l’appel, mais surtout, si la garde viendrait. Car l’idée était surtout de repérer ceux qui étaient sincères et ceux qui l’auraient dénoncée.
Séra était donc assise sur un banc dans la cour de la partie publique du palais d’ivoire, et attendait, au choix, que quelqu’un vienne la déranger, auquel cas son plan risquait de tourner court – mais, qui sait, peut-être qu’elle pourrait satisfaire ce désir insatiable qu’elle sentait grandir en elle – ou que des gens se pointent dans un terrain vague derrière l’échoppe d’un doreur, terrain vague qu’elle surveillait l’air de rien.