Aaah… Eunyee.
Il est 15h20 et les cours vont bientôt se terminer. Tant mieux pour moi, ça fait déjà bien longtemps que j’ai la tête pleine et que je n’écoute plus rien à notre cours de japonais avancé. Dans un coin de la classe, l’air à moitié endormi, je finis presque par sombrer, avachi, le menton posé sur une main, à ne plus regarder qu’elle. Cette jolie brune, discrète, mais sur qui tous les regards sont braqués, jour après jour… C’est Eunyee.
Arrivée en cours d’année, il y a quelques mois de ça, elle n’est, comme moi, pas d’ici. Pour tout le monde, c’est encore une nouvelle, comme moi. Enfin, pas comme moi. On doit avoir le même âge, mais il paraît qu’elle a déjà tant vu. Originaire de Corée, elle est ici pour un échange scolaire, censé durer jusqu’à la fin de l’année, au moins.
J’aimerais bien qu’elle reste. Mais il paraît aussi qu’elle a fait ça souvent, et plusieurs fois. Les États-Unis, l’Europe… elle vient à peine de fêter ses 18 ans et elle a déjà fait le tour du monde. Ça semble incroyable. C’est peut-être ça qui la rend si… « mature ». J’sais pas.
J’saurais pas mettre de mot là-dessus. C’est sûrement la plus belle fille du lycée, peut-être même du monde, mais à la différence de toutes les autres pestes d’ici, jamais elle n’en fait cas. Discrète je disais, elle l’est. Jamais un mot plus haut que l’autre, jamais elle ne se moque, comme le font les autres. Au contraire, même, il lui est même arrivé de me sourire en me saluant… je crois. Enfin j’suis pas sûr qu’elle s’adressait à moi. Mais elle a un beau sourire. Et… elle a l’air gentille. Elle est incroyable. Et très intelligente, aussi. Elle ne joue pas les madame je-sais-tout, mais tout le monde sait qu’elle a les meilleures notes presque partout, tout le temps. En langue, surtout. C’est fou, tous nos cours, sauf l’anglais bien sûr, sont dispensés en japonais… dans une langue qui n’est pas la sienne, et pourtant, elle cartonne quand même.
Pour toutes ces raisons, Eunyee est incroyable.
Et forcément, ça attise la jalousie. Aussi populaire soit-elle, c’est pas compliqué de remarquer comme la plupart des filles la regardent, quand bien même elle ne leur dit rien, ou ne leur a rien fait. Si elle le voulait, elle pourrait avoir tous les garçons à ses pieds et ça, elles le savent bien. C’est sans doute pour ça qu’elles lui en veulent. Et c’est peut-être pour ça qu’on raconte toute ces choses sur elle.
C’est pas facile d’être l’outsider. Et encore, elle, elle n’est jamais seule.
J’saurais pas dire quand ça avait commencé, de toute façon, on n’me dit jamais rien, à moi… mais si j’avais fini par en entendre parler, c’est sans doute que ça faisait un moment que le bruit courait.
Moi, je l’avais appris par Minoru, du club d’informatique, quand il était venu nous voir, très fier de lui. J’ignore comment la rumeur s’était propagée jusqu’à ce petit bonhomme grassouillet que j’avais dû tirer des griffes des loubards du bahut à de trop nombreuses reprises, mais c’était arrivé, et il nous avait tout raconté.
Celui-là même qui, un peu comme moi, désespérait de ne jamais perdre sa virginité, était venu à nous tout sourire, essoufflé et tout rouge, en sueur, pour nous raconter que, contre quelques billets, Eunyee avait fait sauter les boutons de son pantalon taille XXL pour lui tailler une pipe. Les garçons avaient fini par lui faire avouer que cela n’avait pas duré aussi longtemps qu’il avait voulu nous le faire croire, mais quand bien même les jours, puis les semaines passaient, il continuait de maintenir que c’était arrivé, qu’elle avait refusé qu’il enfile une capote et, qu’une fois fini, elle avait tout avalé.
Pour tout vous dire, j’avais vu rouge. J’avais vu rouge et je crois bien que j’avais failli lui sauter au cou. À lui, comme aux autres, qui s’étaient vite laissés convaincre et qui se demandaient déjà comment réunir les 20 000 yens qu’elle réclamait soi-disant en échange. Mais je ne l’avais pas fait.
Je ne l’avais pas fait et, évidemment, il y a trois jours, Sato et Maru étaient venus m’asticoter, tout aussi contents l’un que l’autre, pour m’annoncer que tout ça était vrai, qu’ils avaient beau être de véritables losers, obèses et mal-aimés de tous, ça ne les avait pas empêchés d’aller faire la queue comme les autres après les cours, dans la remise du gymnase. J’étais encore une fois en colère, furieux de les entendre dire des trucs pareils, alors qu’ils semblaient prendre un malin plaisir à me dire qu’elle avait pris une quinzaine de garçons dans sa bouche, tour à tour jusqu’à 18h environ, qu’ils avaient attendu en file indienne, mais que ça avait valu le coup, rien que pour voir l’état dans lequel elle était quand le dernier s’était pointé, dans ce qui ressemblait plus à un bukkake qu’autre chose…
Mais le problème, c’est qu’ils n’étaient pas les seuls à en parler. Peut-être que j’y prêtais plus attention depuis que j’étais au courant, mais ces derniers temps, j’avais l’impression que tous les garçons ne parlaient que de ça. Les mecs se cotisaient, parlaient d’emprunter de l’argent à leurs parents… d’aller la voir -enfin, je supposais que c’est d’elle qu’ils parlaient- tous les jours pendant une semaine après leur anniversaire…
J’étais furieux. En classe, rien ne semblait avoir changé. Peut-être Eunyee n’était-elle pas au courant de toutes ces rumeurs à son propos… ou peut-être qu’elle le savait, et le cachait. Si c’était le cas… Je ne pouvais imaginer comme ça devait être dur pour elle. J’étais en colère. Et pourtant… pourtant, il y avait aussi cette autre part de moi, le « moi » seul et encore novice, aux abonnés absents des plaisirs de la chair.
Tapant tout seul du pied, nerveusement dans mon coin, je ne pouvais la quitter des yeux, à ne savoir que faire. Cette fille était géniale, belle et gentille, juste incroyable. Ç’aurait été mentir que de dire qu’elle ne me plaisait pas… et que je n’avais pas envie d’elle, d’essayer. Mais rien de tout ça n’était vraiment moral. Pire encore, si tout ça n’était que d’immondes mensonges de racontars et de gens jaloux de cette fille si solaire, ce serait horrible pour elle. Et je m’en voudrais de faire ce que je m’apprêtais à faire.
La sonnerie retentit et je sortis comme d’un coup de ma torpeur, me levant brusquement, déjà sur le départ, mes affaires ramassées et déjà dans mon sac depuis quelques minutes. Dans une petite enveloppe que je serrais fortement de mes mains, tenaient non pas 20 000, mais 50 000 yens, que j’avais déduits de ma bourse pour le sport, sans rien dire à personne. C’était idiot, débile, nul… mais j’avais mis plus d’argent qu’il n’en fallait. Moi-même effrayé par mes… mensurations, j’avais toujours eu peur que… ça ne rentre nulle part, ou que, lorsqu’enfin j’aurais l’occasion de sauter le pas, une telle chose ferait aussitôt fuir l’élue du moment. C’était bête, mais je m’étais dit que… enfin, si c’était vrai, doubler la somme serait sans doute justifié.
Si tout cela était vrai, d’après les autres, les règles étaient simples : Eunyee nous touche, mais on ne la touche pas, elle ne fait pas de ristourne, ni de branlette pour moins cher. Elle suce, et c’est tout. 20 000 yens, elle pompe, avale et se prend en photo à côté du sexe vidé, pour ajouter le cliché à sa collection. Elle ne partage pas ses photos et il est interdit d’en prendre. Il faut lui remettre son téléphone avant.
Rien de bien compliqué, si ?
Debout devant mon bureau, j’inspire fort, tentant de trouver du courage, là où je ne savais même pas qu’il m’en manquait.
Nerveux, mais d’un pas rapide pour rester le plus discret possible, je m’empresse de contourner les tables, les unes après les autres, pour vite arriver jusqu’au bureau d’Eunyee. Je ne m’arrête qu’un instant à peine, tout hésitant, tandis qu’elle s’affaire à ranger son sac.
« Euuuh… »
Vivement, je dépose l’enveloppe sur son bureau. Sa tête remonte à peine que j’ai déjà peur de croiser son regard. Je me dérobe, fuyant, hésitant une autre seconde à peine… puis je tourne les talons.
Il est 15h30. Les cours sont finis. Je prends la fuite à toute allure, accélérant le pas dans les couloirs.
Merde ! Bon… et… et si tout cela était faux ?
Si tout cela était faux, alors tant pis. 50 000 yens, c’est pas grand-chose, à côté d’ô combien les gens d’ici auraient ruiné sa réputation. Je devrais même donner plus… ou… ou faire autre chose. Mais quoi ?
Ce soir-là, rentré chez moi bien plus rapidement que d’habitude, je ne pense plus qu’à ça, à elle, et à l’air con que j’aurais lorsqu’elle me demandera pourquoi je lui avait donné une telle somme. Étrangement, je bande. Beaucoup, et ça fait mal. Mais j’en fais rien, je suis bien trop préoccupé.
Je peine à m’endormir… et le lendemain, le réveil n’est pas plus simple.
Une bonne partie de la matinée, j’avance à tâtons, me fais discret, tout petit, si tant est que ce soit possible pour quelqu’un de ma taille. Je remercie les cieux, ou je ne sais quoi d’autre, pour ne pas avoir eu de cours en commun avec elle ce matin, toutefois, je sais déjà qu’il n’en sera pas de même toute la journée.
La boule au ventre, j’ai encore la tête ailleurs toute la journée durant, appréhendant la fin d’après-midi, et les nouveaux cours de langue.
14h, en salle d’anglais, je me presse encore pour passer entre tout le monde, croisant les doigts pour trouver un endroit où personne ne me remarquera.
Je m’assois dans le fond de la classe, sur une table pour deux restée libre. Je pose quand même mes affaires sur la seconde chaise, pour faire comprendre à quiconque que je souhaite rester seul. Le professeur entre.
Le cours va démarrer et… je souffle, soulagé de voir que je suis seul, dans mon coin de la classe. Dans le doute, je me dresse un peu pour regarder parmi toutes ces têtes qui dépassent… Je ne sais pas où est Eunyee.