Le titre "Addendum à la vie" a été choisi pour une raison : les nouvelles figurant sur ce topic ont un lien étroit entre la vie et la mort, le plus souvent une sorte de fantastique comme des morts ayant un message à faire passer aux vivants. Ceux qui recherchent un style précis, abandonnez. Je n'ai que deux choses en tête lorsque j'écris : l'histoire et un précieux conseil : "Ne me raconte pas tout, décris-moi tout." Préambule fait... Première nouvelle.
- Addendum à la vie : Tu ne seras pas oublié -
Quand on y pense, j'étais tout de même un sacré trou du cul quand j'étais gamin. Toujours à chercher à faire des crasses aux autres, à croire que me faire haïr était mon grand plaisir. Je ne compte plus les baffes et les coups de pied au cul que je me suis pris. Toujours à emmerder les autres, à chercher la merde par-ci par-là. Je me souviens particulièrement de la fois où j'avais pissé sur le chat du voisin. Mon cher postérieur en garde un souvenir des plus douloureux. Enfin j'ai grandi entre-temps. J'ai pas vraiment vieilli, mais Manuel Ternier est devenu un élève en terminale L, et sans me vanter un beau jeune homme, bien qu'un peu maigre. Enfin bon, même si ça ne fait que dix-huit ans que je suis sur cette terre j'ai mûri un peu. Assez pour être en train de me remettre en cause en cette soirée enneigée marchant dans une rue sombre, éclairée par un petit lampadaire sous lequel je me suis posé pour allumer ma clope. Je tremble un peu, mais au bout de cinq laborieuses secondes la fumée bleutée qui s'échappe du creux de ma main droite me signale que ma clope est allumée. Une bouffée brûlante traverse ma gorge alors que j'inspire doucement. C'est toujours comme ça en hiver : la première brûle la gorge, le reste réchauffe le corps.
Crissement de pneus. Très près. Bien trop près, même. Le crissement me tire de ma rêverie afin que je voie mon destin en face, j'ai nommé une voiture qui se dirige vers moi en tentant vainement de freiner. Deux pensées me traversent l'esprit avant l'impact inévitable, même si je ne suis pas sûr que ce soit les plus appropriées : Putain d'verglas. Putain d'bagnole. Puis l'impact. Je n'ai pas vraiment mal, mais je vois tout au ralenti. Je sens tout au ralenti. Le moment entre l'impact contre le pare-chocs et le poteau du lampadaire me laisse le temps de penser "Pourquoi moi ?" alors que ma clope s'envole vers la route et que je recrache la fumée bleutée que mes poumons contenaient. L'impact contre le poteau, non content de déboîter toute la partie gauche de mon corps dans un craquement sinistre, m'apporte une deuxième pensée : "Pourquoi maintenant ?" Enfin, la voiture venant s'écraser contre le lampadaire finit de me casser le bassin, dans un second craquement, plus sec que l'autre. Je m'affale malgré moi sur le capot, à peine conscient du klaxon retentissant qui m'indique que le conducteur a perdu connaissance et s'est étalé sur son volant. Je me meurs en hiver, sous la neige, en plein milieu d'une remise en question. Je n'aurais pas souhaité une mort plus cliché. Mes yeux se ferment, ma conscience quitte peu à peu mon corps. C'est la fin. Adieu, monde cruel, disent-ils. Je m'étonne moi-même, de rester aussi calme face à ma mort. Bah, c'est sans doute parce que je ne manquerai à personne. Je vais crever ici, sans personne pour me réchauffer et me dire que tout ira bien. C'est compréhensible, j'ai été un tel trou du cul durant ma vie... Putain, j'ai froid. Je crève de froid. C'est pas super agréable, quand même. Mais puisque personne ne me regrettera... j'me casse vers un monde meilleur, moi. Qui m'aime me suive.
...
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... C'est quoi le délire ? J'ai chaud, tout à coup. Mais genre, grave chaud. Puis ça passe, c'est tiède. Il doit faire quoi, 20 degrés ? J'ai un mal de chien à ouvrir les yeux, mais une surprise m'attend au réveil. Qu'est-ce que je fous allongé devant un fleuve, avec un blondinet en toge blanche qui me regarde en souriant ? Déjà, se relever. Ca craque énormément, mais au bout d'une dizaine de minutes je suis debout. J'ai survécu ? Nan, pas possible. J'avais au minimum une vingtaine d'os brisés et je saignais de partout. Je me souviens du liquide chaud qui me coulait sur le front. Donc je suis mort. Deuxième question, c'est... qui c'est, ce type ? À quoi on peut ajouter la bonne vieille question : qu'est-ce que je fous là ?
«Bienvenue au port du Styx.»
Une voix si grave, si puissante, mais si bienveillante... Elle ne peut venir que d'une personne. Cet homme en face de moi, qui se tient à côté d'une barque. Il me fait signe d'avancer. Bah, j'ai rien d'autre à faire. Je m'avance donc péniblement, tandis qu'il rentre dans la barque. Le port du Styx, le passage du monde des vivants vers le monde des morts dans la mythologie grecque... j'en conclus que le type en toge est Charon, le Passeur. Dealer des temps anciens... Bon, j'ai déjà fait mes adieux. Je monte sur la barque à mon tour.
Je m’assois dans un silence imposant. Charon, lui, prend une pagaie à ses pieds tandis que je scrute l'horizon lentement. A vrai dire, il ,'y a rien de spécial à propos de l'horizon. Le fleuve, le fleuve et encore le fleuve, à perte de vue. Le Styx est en fait plus un océan qu'un fleuve. D'un vigoureux coup de pagaie, le Passeur nous envoie loin du rivage. Pour être honnête, j'ai toujours eu le mal de mer. C'est donc une main sur le ventre que je tente de rester digne, assis vers mon destin. De temps en temps, je jette un coup d'oeil derrière moi. Un sourire intarissable et un regard pointé vers l'horizon sont les seules expressions que j'ai pu apercevoir sur le faciès du Passeur durant tout le trajet. C'est à croire qu'il aime son boulot... Ma foi, ce ne sont pas mes oignons. Charon rompt le silence, de sa voix grave et mélodieuse.
«Tu ne seras pas oublié. Ne t'en fais pas.»
Pourquoi il me dit ça ? Pourquoi il me dit ça maintenant, pourquoi à moi, et comment sait-il ce que je pense ? Pourquoi autant de question se bousculent-elles dans ma tête alors que je suis sur le point de partir à jamais ? Et surtout, pourquoi me dit-il ceci avec un petit sourire et un regard si doux et bienveillant ? J'ai un truc de spécial, ou quoi ? Seulement, les seules paroles qui sortent de ma bouche sont des paroles on ne peut plus inadaptées à mes pensées.
«Qu'est-ce qui vous fait dire ça ? Je serai oublié, de toute évidence. Je n'étais qu'un sale gamin que tout le monde détestait.
-Tu t'es répondu dans ta question. Tu étais un sale gosse, oui. C'est ce que tu étais. On ne peut effacer le passé, mais on peut toujours se construire un autre présent. Peu importe si tu saisis ce concept ou non, tu le comprendras avant que l'on arrive à destination.»
Complètement barré, le vieux... Je n'ai rien compris du message qu'il tente de me faire passer. Tout ce que j'ai retenu, c'est qu'on peut pas tirer un trait sur son passé. Mais ça, je le sais déjà. Gloire au Passeur et à l'évidence de ses propos ! Mon mal de mer s'est passé comme par miracle, je peux donc me tenir dignement à la proue de la barque de Charon. Même si mon aspect digne ne dépasse pas la dignité naturelle du Passeur, qui pagaie avec une aisance et une fluidité impressionnantes, tout en gardant un sourire ineffaçable sur son visage. Cet air bienveillant me déboussole, pour être honnête. Cet homme passe son temps à faire un convoi de morts, comment fait-il pour dégager une telle sérénité et ne pas avoir la mine constipée des pompes funèbres qui vont accueillir mon corps ?
«Tu ne comprends pas, pas vrai ? Je vais t'expliquer. Tu ne seras pas oublié, et tu ne seras pas dégradé. Je suis bien placé pour savoir qu'une personne morte est toujours accueillie dans la dignité, et il en est de mon devoir d'apaiser ton âme avant que l'on arrive à bon port.
-Comment savez-vous ce que je pense ?
-Ce n'est que l'expérience du métier, jeune homme. La plupart des personnes traversant le Styx ont pour souci la postérité ou la mémoire. Ne t'en fais pas, personne ne t'oubliera.»
Je reste perplexe sur les dires du Passeur. Comment peut-il savoir si je serai oublié ou non ? La réponse est simple, il ne peut pas. Il n'est pas devin, à ce que je sache. Je ne sais même plus si c'est un délire post-mortem ou une réalité déplaisante. Le voyage s'éternise, et les côtes des Enfers ne sont même pas à l'horizon. Je me demande même si on avance. Autant regarder dans l'eau, pour savoir... enfin c'est ce que je voulais faire pour savoir. Mais ce que j'ai vu à la place... c'est ma famille, mes amis, toutes les personnes que je connais ! Toutes ces personnes sont autour d'une pierre tombale sur laquelle il est marqué "Manuel Ternier, 1993 - 2011". Ma tombe ? Des gens sur ma tombe ? Une voix m'interrompt dans ma contemplation de l'eau.
«Tu as regardé, pas vrai ? Le Styx est trop dense pour être lu par un mortel. Prends ce seau, ici, et plonge-le dans le Styx. Tu arriveras à voir la vérité. Le Fleuve des Morts n'a rien à cacher à ceux qui font le dernier voyage.»
Sur ce, il me désigne de la tête un seau juste en face de moi. Un seau en bois, tout ce qu'il y a de plus banal... Je le plonge dans le fleuve, comme me l'a proposé Charon, et je le pose devant moi. Une voix s'élève du seau, à ma grande surprise. Comment du son peut-il sortir aussi clairement d'un liquide ? J'ai déjà tenté de crier dans une piscine, c'est quasiment inaudible... Je reconnais la voix de ma mère, visiblement inquiète. Je regarde dans le seau, et je voix effectivement ma mère, le téléphone à la main. Visiblement inquiète. Plus qu'inquiète.
«Mais qu'est-ce qu'il fait ? Il devrait déjà être rentré ! D'habitude il répond aux appels...»
Puis l'eau se trouble. Gros plan sur ma meilleure amie, la tête dans les bras, lesdits bras posés sur ses genoux, le portable entre les jambes. Un faible murmure s'échappe du reflet de ma meilleure amie, assise sur son lit. Je n'ai rien à cacher, je suis mort : j'ai toujours un faible pour elle. Je trouve ça presque mignon qu'elle s'inquiète.
«C'est bizarre... Il m'a dit que son portable avait encore de la batterie. Pourquoi il ne répond pas ?»
Parce que je suis mort. Et que je n'y peux rien. Encore une fois, cette image de la tombe apparaît. gros plan sur ma tombe, avec les pleurs derrière. Gros plan sur l'épitaphe, à vrai dire. "Nous ne t'oublierons jamais." Je reconnais deux ou trois ombres familières. Mon père, ma mère, mon frère, ma meilleure amie, quelques amis que je reconnaîtrais sans problème... et la lamentation des vivants. Charon reprend une nouvelle fois la parole, son habituel sourire et son regard bienveillant ayant disparus. Ses yeux sont emplis de tristesse et son expression est tout à fait navrée. Ca me fait presque mal de voir une entité des plus surnaturelles se soucier autant des humains.
«Les vivants n'ont pas le temps de se lamenter sur les morts. La vie est trop courte pour ça. Tu en as pris conscience, n'est-ce pas ?
-Oui...»
Oui, j'en ai pris conscience. Un liquide chaud coule sur mes joues. Ce n'est pas mon sang cette fois... Je pleure ? Je pleure avec un petit sourire ? Une larme tombe dans l'eau du Styx, avec un petit bruit clair. Puis une deuxième. Entre deux sanglots, j'arrive à articuler quelques mots, ce qui m'étonne grandement. Je ne pensais pas pouvoir parler. Un murmure sort de ma bouche, des sons sortent de ma gorge bloquée par une boule gigantesque.
«Je ne serai pas oublié.»
Charon me regarde encore une fois avec un petit sourire bienveillant, avant de regarder une nouvelle fois à l'horizon. Il accélère légèrement le rythme, tout en contemplant l'horizon. Une lumière attire mon oeil. En face de moi se trouve tout une terre baignée de lumière, à quelques kilomètres de la barque. Charon, de sa voix mélodieuse, commente tandis que je regarde mon corps disparaître lentement. Mon corps peut disparaître, mon âme est soulagée. C'est donc avec un sourire et un hochement de tête que je mets le point final à notre conversation, qui se termine sur les paroles du Passeur :
«Bienvenue aux Enfers, jeune homme.»