Il y avait dans le comportement de Gloutonne quelque chose de cruel, mais aussi de terriblement enfantin. Pamela se demandait si, dans le fond, ce qu’elle faisait n’était pas motivé par son instinct maternel contrarié. Sa nature d’hybride faisait qu’elle était stérile, et Pamela était typiquement le genre de femmes qui, secrètement, rêvait d’avoir un enfant à s’occuper. Elle y réfléchissait silencieusement, se disant qu’il était bien possible que, dans le fond, il y ait un peu de ça. Elle pensait, en tant que scientifique, que l’ignorance était le principal fléau de ce monde. Si les gens étaient plus cultivés, si on leur enseignait les vertus de la tolérance, du respect, de la patience, pour elle, il n’y aurait plus de guerre, et beaucoup moins de mal en ce monde. Elle militait pour un enseignement efficace et juste, une éducation qui favoriserait l’écoute et le respect, plutôt que la jalousie, la convoitise, la haine et la méfiance. À ses heures perdues, Pamela était une grande idéaliste, et elle se disait que, avec Gloutonne, il suffirait de l’éduquer pour qu’elle soit un peu plus tolérante. La tâche était mal partie, car Ivy comprenait ce que l’Alraune ressentait. Elle ne voyait pas en quoi ce qu’elle faisait était mal. Pour elle, ce n’était que la Nature. Cependant, Gloutonne était capable de réfléchir, de penser, et de s’adapter. Autrement dit, elle avait une conscience, une âme, et était capable d’élaborer une distinction entre le Bien et le Mal.
*Il faut juste que j’arrive à lui faire comprendre que, parce nous sommes maîtres de nos actions, nous nous devons d’être meilleurs de ce que de simples animaux pensent...*
Pour des animaux, seule la force comptait. Il fallait attaquer les autres, obtenir ce qu’on voulait, afin de nourrir son clan, sa tribu. L’être humain, fondamentalement, fonctionnait encore sur ce schéma, avec les conséquences désastreuses que cette situation engendrait. Ivy y réfléchissait silencieusement en voyant que Gloutonne peinait à manger sa pizza. Elle était trop grande pour elle, et l’Alraune finit par le comprendre. Pamela, elle, se demandait comment faire pour civiliser cette femme. Il fallait bien avouer que c’était pour elle inédit, car, jusqu’à présent, les rares Alraunes qu’elle avait rencontré avaient conscience que tuer des humains gratuitement était mal. Ayant vu que Gloutonne les tuait pour se manger, elle se disait que lui faire découvrir une autre source d’alimentation l’amènerait à changer ce point de vue.
« Dis moi comment on utilise ses trucs et parle-moi des humains d'ici, demanda alors Gloutonne. S'ils ont la capacité de produire ce genre de nourriture je voudrais savoir leurs forces. »
Ivy ferma les yeux brièvement, le temps de réfléchir, puis elle attrapa son couteau et sa fourchette, et demanda à Gloutonne de bien mémoriser ces gestes. Manipuler ce genre d’instruments était intuitif pour un être humain, mais, quand on avait pas été éduqué à les employer, c’était bien difficile. Pamela avait déjà pu observer ça avec des documents traitant des enfants sauvages. Elle lui indiqua qu’il fallait planter la fourchette dans la pizza, la tenir d’une main, et utiliser le couteau avec l’autre, afin de trancher. Pamela, consciente que Gloutonne pouvait facilement s’énerver, découpa proprement un bout de sa pizza, et tendit la fourchette vers la bouche de Gloutonne.
« Tiens... »
En d’autres circonstances, ce geste aurait pu être relativement romantique. Elle enfonça la fourchette dans la bouche de Gloutonne, et lui indiqua de ne pas manger la fourchette, simplement le morceau de nourriture. Une fois ceci fait, Pamela lui expliqua ensuite que les humains étaient puissants, qu’ils disposaient de nombreuses armées, et qu’ils avaient le potentiel militaire de détruire leur planète plusieurs fois.
« L’être humain est physiquement faible, et, pour compenser cette faiblesse, il a rapidement développé des armes. Des lances, des épées... Avec le temps, ces armes ont évolué, devenant de plus en plus meurtrières, de plus en plus efficaces, et de plus en plus froides et impersonnelles. Maintenant, les humains peuvent tuer à distance, à l’aide d’engins de morts qui crachent à grande vitesse de petites boules qu’on appelle des balles. Les armes humaines peuvent aussi créer de grosses explosions, et les plus puissantes d’entre elles, les bombes nucléaires, détruisent absolument tout sur un rayon d’action de plusieurs dizaines de kilomètres. Il faut t’imaginer une grosse boule de feu, une espèce d’immense champignon de mort qui s’étale sur des kilomètres, et dont le souffle pulvérise tout à la ronde, un champignon si immense, si grand, qu’il en perce les nuages et peut être vu depuis l’espace. »
Et on osait ensuite dire que c’était elle qui représentait une menace pour la sécurité nationale ! En fermant les yeux, Ivy s’imaginait cet immense champignon de mort.
« Cette arme a été inventée il y a plus d’un demi-siècle... La première fois qu’elle fut utilisée, un écrivain l’a décrite comme ‘‘le dernier degré de sauvagerie’’ de la civilisation... En clair, si tu cherches à manger toute l’humanité, tu finiras par mourir. Car l’espèce humaine n’a pas que des armes apocalyptiques... Elle a aussi des gardiens, des protecteurs, et certains sont beaucoup moins conciliants que moi. »