Il se dégoûtait lui-même de son empotement. Lui proposer de découper du saumon ! Il aurait du être séducteur, être galant, comme il convenait de le faire avec les dames. Lui dire qu’elle était toute en beauté. Lui dire qu’elle avait bien du courage, à vivre ainsi, seule, dans cette cabane, et qu’elle s’en sortait bien. Erwan aurait du la complimenter, faire preuve de cette humilité teintée d’assurance que, souvent, les femmes appréciaient. Malheureusement, face à elle, face à cette belle chevelure rousse, tout son sang-froid s’effondrait, toute sa verve s’écroulait. Il ne devenait plus qu’un électron incapable de réfléchir, avec le cœur qui hurlait dans sa poitrine. C’est alors qu’Hélène indiqua qu’elle pouvait s’en sortir toute seule.
Erwan crut qu’il allait arrêter de respirer, et rougit, en se mordant la lèvre. Une amère pointe de déception lui transperça la poitrine, ce qui, en soi, était proprement ridicule. Ce n’était qu’un poisson ! Certes, une belle bête, qu’il avait eu bien du mal à pêcher, qui s’était tellement démenée qu’elle avait failli faire chavirer sa barque, mais il ne s’agissait que d’un plat. Hélène inspecta la carcasse du saumon. Elle semblait hésiter, puis reporta son attention sur l’homme, qui essaya de ne pas montrer sa confusion... Sans grand succès, estima-t-il.
« Cela dit... Je ne suis pas contre un peu d'aide. Il m'arrive parfois de me tromper dans ma coupe et de... Enfin... Je suppose que vous voyez de quoi je peux parler. »
L’espoir renaît ! Erwan sourit béatement, avant de se dire qu’il devait avoir l’air un peu idiot. Il referma ses lèvres, en voyant Hélène s’approcher... S’approcher encore... Trop près ! Il soupira légèrement en la voyant ainsi, près de lui, si belle, si magnifique, si... Si étincelante ! Comme il avait envie de la prendre, de l’embrasser fougueusement, de lui avouer tout son amour ! Il regardait sa bouche, ses belles lèvres, la profondeur agréable de ses pupilles, les boucles de ses cheveux. Tous les hommes du village s’accordaient à dire que cette femme, cette étrangère, était d’une beauté renversante, d’une beauté qu’on ne trouvait qu’à la lointaine Tekhos, ce grand royaume du nord, où on disait la société matriarcale, avec des femmes à la beauté resplendissante. Erwan n’avait jamais vu une Tekhane, mais il pensait que cette femme devait savoir si cette réputation était avérée ou non... C’était une étrangère, cultivée, aimable... Elle était forcément plus instruite qu’un simple pêcheur, à qui on avait appris les bienfaits de l’hygiène pour la traite du poisson, mais qui ne savait pas lire, simplement compter... Et encore, seulement des calculs très simples. Ce genre d’instruction était réservée à la haute couche de Gilead, pas aux pécores. Les fermiers n’avaient nul besoin de savoir lire, si ce n’est pour perdre du temps à des discussions sans intérêt sur la raison de la vie, la survivance de l’âme, et tous ces débats philosophiques. Ils en essuyaient déjà assez comme ça, de sermons, lors de la messe dominicale, pour qu’on ne daigne pas les embêter chez eux avec ce genre de facéties. Cependant, Erwan, parfois, se disait que les poèmes étaient particulièrement efficaces. Quand on récitait de beaux vers aux femmes, elles rougissaient comme des pastèques, et la chose était dite. Cependant, les poèmes, ça ne se trouvait pas aussi facilement que des poissons, et les comprendre n’était pas chose aisée non plus.
Erwan voulait lui en dire un, lui souffler quelques mots, mais... Mais il n’y avait rien à faire ! Son regard était obnubilé par le langoureux visage de cette femme, par sa redoutable beauté.
« Je... Oui... Oui, oui ! »
Il ânonnait en répétant ce mot, et tourna alors la tête sur le côté.
*Ton souffle, nom d’un saumon géant, reprends ton souffle !*
Il déglutit, puis s’avança alors, d’une démarche raide, vers le saumon.
« Je... Je vais vous le découper, oui... Et puis... Il n’y a pas que les écailles à enlever, il faut aussi retirer les arêtes, et ce genre de choses. Et ça, je sais le faire, parce que, vous voyez, quand on vend les poissons à notre étal, au marché, parfois, les clients nous demandent de le préparer, et on peut le découper sous leurs yeux, si ça les intéresse... Et, comme mon grand-père a les mains qui tremblent, et n’a plus l’assurance de ses vertes années, c’est moi qui me charge de le faire. »
Il parlait rapidement, telle l’eau remontant à la vitesse d’un cheval au galop. Il réalisa qu’il pouvait la fatiguer, et se calma.
« Pardonnez-moi... Il me faudra une bonne heure pour bien le préparer, je... J’espère que ça ne vous dérangera pas... »
Le saumon était plutôt gros, et il fallait enlever les arêtes, tout en évitant de retirer ce qui est comestible, et écarter ce qui ne l’est pas. L’homme se mit donc à travailler, tandis que, dehors, le soleil continuait à se baisser. Au loin, une autre lueur commençait à se former, et, en amont du village, on pouvait voir les flammes se refléter sur les nuages, transformant ces derniers en lueurs rouges écarlates. Le magnifique fleuve de perles était en train de se transformer en un épais rideau de flammes.
Erwan, en travaillant, retrouva peu à peu son calme, et entreprit de lui poser une question, prenant son courage à deux mains :
« Je... Hum... Pardonnez ma curiosité, gente dame, mais... Enfin... Notez que ce n’est pas une question que je me pose personnellement, mais... Enfin, c’est comme... Euh... Ouais, un genre d’impression commun... Oh, on vous aime bien et tout, c’est pas ça la question, mais on se demande... D’où est-ce que vous venez, et pourquoi est-ce que vous avez décidé de venir... Ici... Enfin, j’veux dire... Vous savez écrire, lire, et tout, alors... Qu’est-ce que vous faites auprès de simples gueux comme nous autres ? »