Jambes Rouges était un vilain de la pire espèce. Autrefois jeune corsaire fier et fidèle à son commandement, il écumait les mers sans aucune crainte. Les pirates n’étaient devant lui que de petits obstacles dont il ressortait entier grâce à la splendide coque de bois confiée par sa Reine. Ce bateau ne semblait avoir aucune limite, ne redouter ni le manque de vent, ni les tempêtes ou autres monstres marins. Toutefois, lors d’un voyage aux confins du monde connu qu’on lui avait chargé d’explorer, l’homme avait disparu. Les mois s’étaient écoulés, tristes jours sans nouvelles du héros. Les funérailles avait été organisées, certains que personne ne reviendrait finalement des limites de l’univers dont nul marin n’avait réussi à dresser une cartographie. L’on savait simplement que se rendre par-delà la barrière de corail située derrière la crique de la manticore n’était pas une bonne idée si l’on aspirait à une vie confortable et raisonnablement longue. Une veuve perdue dans son chagrin, un fils laissé au port. Jambes Rouges, qui était mort aux yeux de tous comme Jacques de Sores, appelé communément l’Invincible par ses hommes et ceux qui le connaissaient comme royal pourfendeur de pirates, n’était plus. Le temps passa, jusqu’à un an et demi à faire le deuil. Et un jour, alors que le navire « Calico » n’avait plus été vu depuis des lustres, un marin de basse extraction jura ses grands dieux l’avoir aperçu sur la mer où il péchait en eaux profondes. Au vu de son affection des bouteilles de rhum et autres tord-boyaux, personne ne le prit au sérieux et la rumeur de bar resta au stade de chuchotis oublié. Jusqu’à ce qu’un navire de sa majesté ne croise soudainement la route d’un bâtiment en touts points identiques. Avec à son bord une vision de l’Enfer.
Un homme tout habillé de rouge, au faciès dément peint en blanc. La face était livide, de par cette peinture si rare que l’on extrait des coquillages. Les yeux et les lèvres étaient teints d’une déclinaison de carmin, allant du plus foncé au plus clair. Les dents semblaient comme aiguisées en pointues armes de corps à corps, comme si l’animal s’en était servi pour ronger les os de ses victimes. L’habit était le même, ce fier costume rougeoyant qui faisait autrefois la fierté de la marine royale. Les galons ornaient fièrement le tissu de velours rubis, jusqu’aux épaulettes dorées qui élargissaient une silhouette trop fine. Le capitaine tenait son sabre en affichant un air conquérant mais dépourvu de toute raison, alors que sa voix suraigüe et perçante tranchait l’air pour commander ses hommes. Un équipage sortit de nulle part, que personne ne connaissait mais qui était resté à l’identique depuis. Jacques de Sores, parce que malgré tout c’était lui, semblait avoir été amputé de la moitié de ses membres. Une jambe artificielle remplaçait sa guibole droite, laissant une étrange tige de fer équilibrer sa posture. Son mollet paraissait soudé à cette orfèvrerie d’argent, et l’homme qui ne faisait rien pour cacher l’abominable vérité avait déchiré son collant couvrant la jambe droite, laissant apparaître sa mutilation. Le membre supérieur avait manifestement subi le même sort, à présent remplacé par un crochet d’argent bien plus sophistiqué que prévu, avec son mécanisme rotatif et sa capacité à s’allonger pour agrandir sa portée. Un corps modifié, un regard fou, Jacques de Sores était bien mort et c’est Jambes Rouges qui l’avait remplacé.
Nul ne sut vraiment ce qu’il s’était passé à la lisière du monde connu, et les rares victimes qui demandèrent à l’ancien corsaire comment il était devenu comme cela se voyaient répondre par un rire de crécelle, avant de sentir leur tête se détacher de leur corps. Jambes Rouges ne semblait même plus parler, il aboyait sur ses hommes des sons indescriptibles afin d’attaquer chaque navire croisé. Pirates, corsaires, impériaux, rien ne l’arrêtait. Il ne semblait plus être que destruction, et s’était perfectionné d’autant plus avec sa nouvelle apparence. Impitoyable, destructeur. Le monstre de l’océan dont le navire était à présent synonyme de terreur, là où pour les honnêtes gens il avait toujours été un réconfort, une protection.
Alvilda savait que tomber sous le sabre de Jambes Rouges, c’était risquer l’esclavage durant quelques mois, avant de mourir de la main du capitaine sans aucune raison. C’était se réveiller chaque matin avec le soulagement d’être encore en vie et la peur que cette journée soit la dernière, selon l’envie de l’ancien corsaire. Et la fière pirate refusait cette destinée de servitude et de peur. Elle préférerait encore se donner la mort elle-même. L’Ombre ne laisserait personne lui passer sur le corps, et ce salaud revenu d’entre les morts ne ferait pas exception.
Les canons continuaient de tonitruer dans le calme les environnant, dénotant violemment avec la passion de la bataille. Pourtant, les navires continuaient d’avancer, et Alvilda jeta un coup d’œil du côté du Storm Rider. Son meilleur flanc venait de finir son assaut. Il lui faudrait bientôt se retourner et risquer de finir au fond de l’océan en offrant à Jambes Rouges son moins bon profil. Alvi jubilait à cette idée, et hésita un instant. Alors qu’elle finissait également la salve de projectiles, seules les dernières pièces d’artillerie de son bâtiment faisant leur office, Alvilda revint à la barre pour amorcer la manœuvre de demi-tour. Mais, alors que la capitaine allait suivre son idée première et risquer, tout comme Cross, d’abandonner la Vierge blessée aux coups du Calico, Alvilda tourna violemment la barre, faisant grincer le bois endolori et amoché de son navire, reprenant le cap pour finalement tourner autour du bateau de Jambes Rouges. Elle espérait simplement que Barbe-d’Os serait suffisamment aguerri pour la suivre, éviter la Vierge et se glisser entre elle et leur ennemi commun. La lourdeur du Storm Rider serait-elle compensée par sa puissance ? Ils pouvaient tout aussi bien tous y passer. Elle n’avait ni le temps ni le luxe de prendre ce virage suffisamment large pour assurer un confort à son adversaire, et Alvilda garda ses yeux rivés sur les courants et ses voiles, passant de justesse auprès du Storm, le bois soutenant l’artimon frôlant le cul du bâtiment de Cross. Elle crut même entendre un raclement entre les deux navires, mais n’y prêta pas attention. C’est comme si les deux bâtiments flirtaient après s’être autodétruit, comme s’ils venaient se caresser au cœur d’un combat acharné. Alvilda sourit et vira de bord à nouveau, reprenant la place occupée par le Storm. Cette manœuvre eut pour résultat de protéger leurs flancs blessés respectifs, gardant la tête haute et le bateau fier pour combattre le Calico.
C’est donc la Vierge qui se trouvait à l’endroit occupé par Cross peu de temps avant. Elle s’offrit le luxe de venir coller leur ennemi, gueulant par-dessus le capharnaüm ambiant pour se faire entendre.
- Thomas, balance-moi ces grappins ! On est exposés plus que jamais alors allons-y, bordel de Dieu ! Les honneurs nous attendent si l’on en finit avec cette légende maritime qu’était ce corsaire pouilleux !
Le Calico n’attendait pas son approche, et encore moins ce changement de positions entre les deux navires. Impatiente de croiser le fer, Alvilda abandonna de nouveau le commandement alors que les premières cordes étaient jetées pour l’abordage. En attendant de pouvoir en saisir une, la capitaine jeta un coup d’œil sur ses troupes. Bien clairsemées, et pourtant toujours vivaces. Aucune peur n’était lisible malgré la réputation de leur cible. Ils avaient tous une confiance totale en l’Ombre, et étaient prêts à offrir leur vie si elle le leur demandait sur un coup de tête. Soudain, l’odeur âcre du sang emplit ses narines. Le liquide épais et rougeâtre s’était infiltré entre les planches du pont, colorant celui-ci, l’humidifiant. Les planches ne craquaient plus comme avant, et surtout les cordes étaient rendues glissantes par les projections qu’elles avaient subies. La Vierge puait, embaumait comme un homme en train de mourir les tripes à l’air. Elle dégageait cette pestilentielle fragrance de mort, et il émanait d’elle un sentiment de dangerosité, de finalité. Un relent putride qui galvanisait tout le monde, et qui permit à Thomas, Burn et Crimson en tête de s’élancer aux trousses de leur capitaine.
Alvilda sauta sans hésiter sur le pont du Calico qui pensait mener la bataille à coups de canon –et il l’aurait probablement perdue, à deux bâtiments sur lui-. Mais Alvi n’était pas comme ça, et elle préférait attaquer de front. A peine eut-elle posé le pied sur son navire, elle s’élança sur Jambes Rouges. Écartant, sans même prendre le temps de les tuer, certains membres de l’équipage adverse, l’Ombre balança son poignet à la rencontre de l’ancien corsaire. Sa lame en rencontra une autre, et elle s’en sépara bien vite pour repartir à l’assaut. Toujours, pourtant, son sabre trouvait un reflet identique. Alvilda utilisait pourtant ses meilleures parades, feintes et coups d’estoc. La jeune femme se baissait, tournait au dernier moment, s’enroulait autour du bras de Jambes Rouges pour tenter de venir plus près de lui afin d’assurer un coup… Mais toujours, l’abomination réagissait et esquivait presque facilement. Son visage rendu blême se tordait sous les expressions difficilement identifiables, entre la joie et la peine à maintenir le rythme du combat. Ses yeux noirs, fixes, ne clignaient pas un seul instant. Alvilda se demandait s’il ne profitait pas qu’elle le fasse pour enfin humidifier ses pupilles immobiles. Sa bouche se tordait, révélant ses dents improbables alors qu’il grognait, poussant des râles pour exprimer sa joie. Alvi avait l’impression de faire l’amour à la lame du capitaine rougeoyant, la caressant, la frappant parfois. Le crissement du métal quand elle allait et venait contre elle de son sabre la faisait frissonner, alors qu’elle combattait un mort. Il avait l’air fou, le regard fuyant parfois avant de revenir la dévisager. Des spasmes réflexes agitaient ses épaules, faisant vibrer les franges de ses épaulettes, tandis que ses dents s’entrechoquaient. Jambes Rouges ne semblait plus humain, tout juste animé d’une volonté céleste qui en ferait un pantin prêt à tuer, éventrer, soumettre à la mort chaque navire croisé, chaque équipage vaincu.
Alors que son arme ripait soudainement sur la sienne, Alvilda grimaça. Le crochet de l’ancien corsaire s’était allongé et avait griffé sa cuisse, déchirant la chair en une estafilade heureusement peu profonde. Le tissu de son pantalon de toile ne résista pas, et tout une partie se retrouva pendante sur sa cuisse. Alvilda, de rage et de douleur, rendit le coup en tranchant le flanc rendu accessible dans l’attaque. Sacrifiant sa chair, elle venait de percer la sienne, lui causant une douleur plus profonde encore. L’Ombre profita de cet instant pour déchirer tout à fait le tissu couvrant sa jambe gauche, arrachant une partie de son pantalon pour laisser la peau apparaître nue, découvrant son tatouage à qui regardait bien. Son épiderme frissonna du manque de protection, mais c’est fièrement qu’elle repartit à l’assaut, à égalité avec cet ancien corsaire de sa majesté qui avait comme elle une guibole à l’air. Leurs forces paraissaient égales, Alvilda compensant la puissance de Jambes Rouges par son agilité, tout autant qu’elle le faisait face au Storm Rider. La capitaine devait rester concentrée pour ne pas risquer plus de blessures, véritables théâtres d’infection et surtout handicaps risquant de l’affaiblir et de lui faire laisser la vie sur le pont du Calico. Elle ne pouvait pas vraiment se préoccuper de l’équipage du navire assailli, qui menaçait parfois de la prendre en traître. Heureusement qu’elle pouvait compter sur ses hommes pour la couvrir. Son attention était entièrement dédiée à son combat, et elle ne put que galvaniser l’attaque, alors qu’elle se laissait tomber sur le pont, échappant à un coup fouetté particulièrement mortel.
- BURN ! JE VEUX AUTANT DE PAIRES DE COUILLES AU DINER DE CE SOIR QUE CELLES QUE TU COUPAIS DANS TA FERME NATALE ! ENVOYEZ-MOI CE NAVIRE PAR LE FOND AVANT CROSS !
Il n’y avait plus que cela qui comptait. Remontant à nouveau, évitant un nouveau coup pour en lancer un qui n’eut pas plus de succès, Alvilda évoluait au rythme de la marche funèbre orchestrée par les canons des trois navires au coude à coude. Tout le pont du Calico était secoué par les boulets qui, sous ses pieds, déchiraient le bois, perçaient la coque en tentant de finir leur course le plus profondément possible. Les dégâts étaient imaginables, et l’Ombre espérait juste que la Vierge du Cap allait tenir encore un peu. Juste un peu. Un projectile atterrit juste à côté d’eux, faisant trébucher Jambes Rouges qui s’était coincé l’appendice en argent qui lui servait de pied dans une rainure du bois. Alvilda en profita pour se jeter en avant, sacrifiant toute sa défense et sa vie si l’attaque échouait. Elle sentit pourtant sa lame trancher la chair, s’enfonçant dans le flanc déjà endommagé du corsaire déchu. Alvilda tourna d’un coup sec, sentant une excitation nouvelle croître dans son ventre. Aucun organe vital n’était sans doute touché, mais il se viderait de son sang au vu de la largeur de la blessure qu’elle venait de lui causer. Retirant son sabre, la capitaine de la Vierge du Cap s’attendait à voir s’effondrer son ennemi pour pouvoir l’achever. Il n’en fut rien. Au contraire, Jambes Rouges reprit avec plus de hargne encore, enchaînant les attaques sans qu’elle puisse riposter, se contentant de contrer au maximum. Alvilda fut contrainte de reculer, jusqu’à sentir le bois dans son dos. Elle était acculée au bastingage, impuissante. Le capitaine du Calico eut une frappe plus forte que les autres, faisant voler l’arme d’Alvi sur le pont. Désarmée, rendue presque sourde par les détonations des boulets de canons qui faisaient vibrer l’air autour d’elle, la jeune femme prit appui sur la rambarde pour projeter son talon vers son visage. Il esquiva, une fois de plus. L’Ombre ricana, s’esclaffant face à sa mort prochaine. Ce ne serait finalement pas Cross qui prendrait sa vie, décidément très disputée aujourd’hui. Bande de chiens.
Partout autour d’eux, Burn, Thomas, Crimson et tous ses hommes étaient engagés dans un combat. Alvilda ne pouvait que fixer la lame de Jambes Rouges, ne surtout pas la quitter des yeux. Observer le regard fou de son adversaire ne lui sauverait pas la vie, ne lui permettrait pas de trouver la faille. Malgré la gravité de la situation, la capitaine de la Vierge avait une étonnante bonne appréhension de l’environnement. Ses ordres étaient suivis. Les voiles du Calico étaient déchirées, immobilisant la coquille de bois à présent inutile car incapable de naviguer. Ses marins avaient fait du beau travail en grimpant dans les cordages ennemis pour saboter la puissance de glisse du navire. Le gouvernail était brisé, la coque entamée par les canons. C’était la fin du Calico, et Cross arriverait bien à achever son capitaine. Elle avait fait ce qu’elle avait pu…
Et c’est sans doute ce qu’elle se serait dit si l’Ombre était du genre à abandonner, à tirer un trait. Mais, alors que la lame arrivait sur son cou, Alvilda plongea entre les jambes de son adversaire. Elle se saisit de la quille argentée qui remplaçait le membre inférieur droit de l’abomination, pour rouler entre elles et le tirer sur la fin pour le faire trébucher. Elle réussit, et Jambes Rouges dut se retenir au bastingage, plantant son crochet dans le bois. Cela lui donna assez de temps pour se relever et se mettre en garde au moment où il se retournait vers elle. Sa jambe nue et blessée vers l'arrière, la jeune femme s'appuyait sur la droite qui soutenait son poids. A l'affût, elle guettait le moindre mouvement de son adversaire. Alvilda était désarmée, mais pas vaincue. Elle ne laisserait pas ce monstre prendre sa vie. Après tout, elle était loin d’en avoir fini avec Nathaniel Cross. Elle comptait bien lui offrir une petite leçon. Femme pirate n’est pas simplement femme !